jeudi 9 avril 2009 - par Patrick LOUART

De l’entreprise dématérialisée à la dispersion du capital

L’ère de la dématérialisation n’est pas née avec les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). La dématérialisation du système productif est plus ancien qu’il n’y paraît sauf que, cette façon de faire est tellement bien ancrée dans les moeurs, que personne n’y prête plus attention.

Les siècles précédents ont enfoncé dans la terre un pieu d’airain économique d’une grande stabilité. Il s’agit du principe de la société par action ou de la personne morale. Sur cette fondation qui semble inamovible, le capitalisme financier s’est édifié, mais avec une figure géométrique défiant les lois de l’équilibre, à la manière d’une pyramide inversée. Cherchant en permanence des aplombs souvent contradictoires, il s’est, malgré tout, épanoui au fil des décennies, pour devenir ces dernières années, le principe capitalistique dominant, celui de la financiarisation de l’économie. Cependant, pour arriver à financiariser à très grande échelle et surtout pour tous, le principe fondateur de la dématérialisation des sociétés a fini par rendre le service pour lequel il n’a d’ailleurs peut-être pas été créé - rien ne nous laisse supposer le contraire. Il n’en faudra pas plus pour installer de façon généralement inconsciente - mais pas toujours - des notions de recul et de distanciation face à l’outil de production qui viendront étayer le postulat de départ selon lequel la dématérialisation n’est pas née avec les NTIC.
 
Le rapport à l’argent et son corollaire, la financiarisation de la société, se sont transformés de manière plus prégnante, depuis la création aux Etats-Unis en 1867 de la « Société par action » et son expansion généralisée dans les économies occidentalisées. Si l’Histoire retient cette date, l’invention de la société par action est pourtant plus ancienne. Elle remonterait au 13e siècle à Toulouse avec la « Société du Bazacle ».
 
Autrefois, l’enracinement du capital matériel, et bien sûr de son ou ses propriétaires, était le facteur principal constituant un des socles de la relation économique constitutif de la hiérarchisation capitalistique et sociale.
 
Dans le cas qui nous préoccupe, la société par action paraît avoir été inventée pour aider au développement économique d’une part, et d’autre part, plus vraisemblablement, pour permettre une plus grande volatilité du capital matériel, par définition fixe et physiquement encré dans un territoire. Ainsi, la trace économique qui part du Moyen-âge et nous conduit au vingt et unième siècle, transforme le serf en smicard et le châtelain ou le religieux en détenteur d’un capital immatériel diversifié. La structure de la société par action conduit indubitablement à la constitution d’une inégalité sociale profonde et puissante, qui bien sûr existait avant le Moyen-âge, mais pas sous cette forme dématérialisée d’abord et volatile ensuite. Dans cette acception, il va sans dire, qu’on pose également comme constante de la dématérialisation des biens physiques, la dématérialisation du capital humain, puisque celui-ci est intrinsèquement attaché à la constitution d’une quantité de travail lié à l’outil de production.
 
Il est éminemment probable que cette notion de capital virtuel, offre au propriétaire de l’outil de travail la possibilité d’instaurer deux objectifs fondamentaux.
Le premier est étroitement lié au principe de dématérialisation. Il concerne le morcellement de l’entreprise par l’actionnariat. Pour augmenter le nombre de propriétaires détenteurs d’une fraction de la propriété industrielle qui veulent investir sans gérer, il faut réduire le plus possible le lien avec l’espace géographique d’implantation. L’objectif étant bien entendu que, sur ce marché des actions, l’entreprise fasse des bénéfices, soit correctement gérée, et verse des dividendes afin d’augmenter le nombre d’acquéreurs potentiels qui feront que l’action va monter. 
Le second objectif de l’action paraît être d’une toute autre nature. Il s’agit en effet, d’instaurer une frontière la plus étanche possible avec l’outil de production, et ce, pour une raison très simple. Plus la dématérialisation s’accentue et plus la dispersion du capital augmente. Par conséquence la relation affective et morale avec l’outil de production (industriel ou de service) diminue, et même si le capital matériel est issu d’une transmission patrimoniale, cela ne change pas grand-chose. La dématérialisation demeure la caractéristique principale qui permet de fabriquer cette paroi imperméable qui existe entre les possesseurs d’un capital purement financier et les agents économiques locaux que sont les entreprises notamment.
 
Mais il manque encore un élément important à cette dispersion du capital. En effet, si on peut avoir dispersé son capital en des lieux qui n’ont plus rien à voir avec un territoire de production, c’est à propos de l’instauration des processus boursiers, financiers et spéculatifs qu’il faut s’interroger. L’introduction en bourse des entreprises permet une très grande volatilité du capital, ce qui augmente encore l’effet de dispersion et de dématérialisation. Cet effet de levier ouvre naturellement les horizons illimités de la spéculation et les dérives financières de toutes sortes qui lui sont jumelles.
 
Ainsi, nous trouvons réuni là, le principe que j’appelle, de « distanciation affective » ; conception créée et actée par le capitalisme situé sur une date de l’histoire.
Dès lors, le processus financier peut, tout à son gré, imaginer des actions purement virtuelles, absolument coercitives si ça lui chante, et bien sûr totalement déshumanisées. Ainsi, il n’entre plus dans le raisonnement du capitalisme financier qu’une illusion lointaine de l’individu qui, pris au sens de l’acteur du système économique, constitue le potentiel humain de développement et de création de richesse. En cela le raisonnement se rapproche de la conception qu’en fait Immanuel Wallerstein dans son livre « le capitalisme historique » : « l’économie du capitalisme s’est ainsi trouvée gouvernée par le désir rationnel de maximiser l’accumulation. Mais ce qui était rationnel aux yeux des entrepreneurs ne l’était pas nécessairement aux yeux des travailleurs ».
 
Or, cette volatilité capitalistique propre à accroître la notion d’accumulation strictement séparée de la structure productive a été parfaitement bien imaginée, et s’exprime fortement et parfois violemment par l’intermédiaire des marchés financiers. On ne saurait trop déposséder les géniteurs du système d’une vision économique et surtout financière qui a été la leur, dès l’origine. Il est fort probable que, par la création de la société par action, ils aient cherché à séparer le plus possible la possession d’une réalité matérielle et humaine, de la détention immatérielle d’un morceau d’entreprise. On pourrait même spéculer à propos du raisonnement poursuivi aujourd’hui avec les marchés financiers mondialisés. Il est notoire que le système tel qu’il est organisé, vise à la dénaturation la plus poussée du lien personnel, social et forcément affectif qui peut exister entre des patrons ou dirigeants et leurs employés. La réciproque peut être également vraie, à condition d’exclure du raisonnement l’existence du lien de subordination. Mais on constate également que la notion de responsabilité sociale n’est bien souvent plus prise en compte lorsqu’il s’agit de laisser libre cours au délire spéculatif totalement abstrait, parce qu’éloigné des contingences économiques réelles et des retombées sociales.
 
L’outil de la dématérialisation est bien sûr formidable et excitant dès lors que l’on a pour unique idée, celle de l’accumulation. C’est la raison pour laquelle il contourne merveilleusement bien et de manière assez astucieuse tous ces processus de relations humaines délicates. Ainsi, l’annonce d’un plan de licenciement provoque, non seulement une stupeur paralysante chez les salariés, mais il développe également un profond sentiment d’injustice à l’écoute d’une décision prise à des milliers de kilomètres du site de travail, et qui plonge dans un désarroi et une impuissance insupportable les victimes de la décision.
 
Pour mettre en miroir la pensée de Jean Baudrillard qui dit dans son ouvrage « La société de consommation » que « la détention de biens matériels procure un sentiment de puissance », la détention virtuelle d’un morceau d’entreprise permet à l’inconscient de construire, sur le même principe, mais dans des conditions différentes, un état de supériorité et de domination puisque à travers le morceau d’entreprise, ce sont des parties d’individus salariés qu’on possède.
Pour reprendre l’idée première, sur la détention d’une partie d’une société, dès lors que l’accumulation d’actions d’entreprise ou de dérivés financiers, va croissante, le sentiment de puissance s’accroît au moins dans les mêmes proportions.
Or nous savons tous que ce capitalisme financier a en sainte horreur, la notion de perte. Si cette hypothèse peut être admise par quiconque, ce même capitalisme financier pousse la démarche encore plus loin puisque la simple notion de gains moins favorables (profit warning) lui est devenue totalement insupportable et provoque des baisses aussi absurdes que dangereuses du cours des actions, et cela, par pure crainte de moins gagner et de voir se réduire ce sentiment de puissance en même temps que son capital virtuel.
 
Par conséquence, que ce soit directement ou indirectement, sciemment ou inconsciemment, la propriété virtuelle a favorisé l’émergence et le développement d’un capitalisme aux excroissances financières et spéculatives bien réelles qui finissent par devenir plus importantes que le capitalisme historique non financier qui l’a fait naître. Par ailleurs, le capital très volatile des entreprises introduites en bourse et donc soumises à la loi des marchés spéculatifs, disqualifie par un amalgame spécieux la majorité des entreprises classiques non soumises au marché boursier. 
 
En conclusion, la question qui se pose est bien de savoir si les entreprises qui ont leur capital dispersé en bourse, possèdent une capacité de résistance face à l’emballement des marchés ?
 
Si tel n’est pas le cas, c’est bien de surveillance rapprochée et régulatrice dont il faut parler, afin d’éviter les enivrements névrotiques incontrôlés qui créent les conditions favorables à la réalisation d’incohérences et d’incompréhensions tant économiques que sociales.
 
Il semblerait qu’actuellement la raison perce l’opacité des marchés passionnels, afin de revenir à un système mieux équilibré. Pour autant, il ne s’agit pas encore de supprimer la volatilité capitalistique, et l’avenir proche nous dira ce qu’il en advient.
Cependant, il existe aussi une autre solution. Elle semble au premier abord plus radicale, mais elle possède la vertu de rendre le principe économique d’entreprise plus concret et plus porteur d’ancrage social. Il s’agirait de supprimer purement et simplement le système de cotation des entreprises dans les bourses mondiales, car il provoque à travers la spéculation et l’hyper volatilité du capital, des effets sociaux et économiques pervers et non maîtrisables.
 
S’agit-il là d’un retour arrière, avant 1867 ? Non ! C’est d’une avancée sociale dont il s’agit.
 
 
 
Patrick LOUART


2 réactions


  • plancherDesVaches 9 avril 2009 13:07

    Avancée sociale...
    Vous y allez fort.
    Pourquoi pas un impôt juste, une transparence des organismes financiers, une confiance dans l’économie, un retour de la valeur travail par rapport à la valeur rentier,....Allons jusqu’au bout : ne pas tuer notre planète !!!
    Vous rendez-vous compte qu’il nous faudrait être responsables.. ????
    Assumer nos erreurs.. !!!
    Non, décidemment, je ne peux pas accepter tant de justice.


  • plancherDesVaches 10 avril 2009 16:41

    Bon, sinon, en contre-partie de ma réaction plus philosophique qu’économique.

    J’avais lu, il y a environ 2 ans, que de moins en moins de sociétés entraient en bourse. Révélateur quelque part.
    Les sociétés belges cotées ont été les plus nombreuses à racheter leurs propres titres. Loin d’être bêtes, les Belges...

    Alors, maintenant, il est clair que le système de spéculation a montré les limites de son BIENFAIT par le léger retournement actuel. Oui, j’ose écrire bienfait car nous avons TOUS profité de cette création de richesse virtuelle.
    Une simple preuvre ? Le micro sur lequel vous frappez n’a eu son prix réduit que par sa fabrication en grande série car il y avait suffisament de gens assez riches pour s’en offrir. Valable pour tout le reste, notes...
    Le méfait est tout aussi évident. Lorsque les denrées alimentaire ou le pétrole ont des prix qui ne veulent plus rien dire tant ils sont hauts, c’est NOUS TOUS qui payons.

    La bourse. parlons-en 2 secondes. 20% de la bourse est détenue par les « petits porteurs ». Soit pas grand-chose, mais surtout des gens qui, par le manque d’informations se font généralement plumés et, dans les AG, traités comme les bons pigeons qu’ils sont. Logique.
    Actionnaires majoritaires... croyez-vous qu’ils aient mis un jour les pieds dans les sociétés qu’ils possèdent.. ???? Et vous voulez que tout ça soit crédible... ???
    Une société qui licencie verra son cours monter. Une société qui achète d’autres sociétés pour grandir voit son cours baisser. Une société en perte va QUAND-MEME verser des dividendes à ses actionnaires.
    Moi, je dis chapeau. D’une telle hérésie.


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