mercredi 26 octobre 2011 - par Vincent Verschoore

Économiquement vôtre

La crise financière de 2008 a montré la fragilité d’une économie mondialisée basée sur la seule maxime de l’optimisation des revenus du capital et les dangers d’une exposition trop grande aux fluctuations des marchés mondiaux. A l’origine de cette crise mondiale, la crise des « subprimes » américaine[1] qui a entrainé avec elle l’ensemble du monde bancaire, et n’a pu se rétablir qu’au moyens de rachats massifs[2] de passifs pourris par les Etats ou, dans le meilleur de cas, de garantie d’Etat[3] afin de relancer la dynamique de crédit nécessaire au fonctionnement de l’économie mondiale dans son schéma actuel. Le tout aux dépens des contribuables qui paient, par le biais de l’augmentation des dettes publiques[4], les dégâts causés par ces fluctuations spéculatives.

Comme pour toute démarche critique, il est important de comprendre les mécanismes rendant possible ces spéculations massives : d’une part un accès à l’argent presque gratuit par les banques au travers du système dit de « réserves fractionnaires[5] », d’autre part la séparation entre les produits financiers et leurs actifs sous-jacents par le biais de la titrisation[6]. Sur le marché des changes, 95% des mouvements financiers sont spéculatifs, contre 5% liés à de réels échanges de biens et de services[7]. Ces opérations prédatrices convergent régulièrement, au travers des agences de notation, vers des pays dont la dette publique est perçue – par les agents financiers – comme plus risquée. La Grèce dès 2010 et aujourd’hui l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la France et même les USA. La dégradation des notes (ratings) attribuées par ces agences (intimement liées aux banques) rend plus cher l’emprunt effectué par ces Etats sur le marché financier (ce qui arrange les banques) contribuant ainsi à alourdir la dette publique et à obliger ces mêmes Etats à mettre en place des plans de rigueur.

Cette utilisation de la monnaie à des fins spéculatives aux dépends de l’économie réelle avait déjà été condamnée par Aristote, qu’il nommait chrématistique par opposition à l’économie[8]. La domination spéculative enlève tous freins à l’accaparement de l’ensemble des richesses par une petite minorité, ce qui est exactement la situation actuelle où à l’échelle mondiale 20% de la population s’arroge 75% des revenus[11] .

Comment en sommes-nous arrivés là et au nom de quoi devrions-nous faire confiance à une science économique incapable de prédire et de solutionner de tels phénomènes ? Cette question hautement pertinente fit l’objet d’un hors-série de Alternatives Economiques[12]réalisé par une poignée d’économistes français et qui ne laisse guère de doute quant à la cause profonde des discours économiques ineptes dont on nous bombarde chaque jour : la disparition du pluralisme au profit d’une seule approche économique dite « néo-classique » ou encore « formelle » aux dépends notamment de ce que Nicolas Postel[13] nomme l’approche « institutionnaliste ».

Pour l’approche formelle seul compte l’individu saisi à travers les rapports marchands qu’il noue, et c’est bien autour de ce paradigme que tourne la société actuelle. Le pari de l’approche formelle est de parvenir à expliquer les grandes questions collectives à partir du seul fondement microéconomique, caractérisé par l’analyse du comportement (supposé toujours guidé par la recherche de l’efficacité ou utilité maximale) de l’homo oeconomicus. Cette approche fonde ce que l’on nomme généralement le paradigme néo-capitaliste.

En face se trouve, pour faire simple, l’approche institutionnaliste dont l’objet est de comprendre quelles institutions particulières régissent le système économique étudié (capitaliste ou non), quelle est la logique de leur fonctionnement et de leur évolution, quelle est la forme de leur insertion dans la société. Par rapport à l’approche formelle, il s’agit alors non plus de saisir la logique du processus économique depuis le comportement rationnel des individus mais bien de comprendre comment les institutions du capitalisme (en l’occurrence) contraignent les acteurs sociaux, d’identifier ce que ces différents acteurs ont comme marge de manœuvre, et d’en déduire l’évolution possible du système économique. Autant le modèle formel se situe dans le champs de la logique pure et considère que tout ce qui nuit à la perfection du marché (réglementation, accord salariaux, droits de douane, etc…) nuit à l’efficacité économique et doit être raboté voir éliminé, autant le modèle institutionnaliste se situe dans le champ des sciences sociales et intègre dans son analyse les aspects concrets, historiques, juridiques du fonctionnement de l’économie.

Ces deux approches permettent chacune d’expliquer certains phénomènes spécifiques de la chose économique mais aucune n’est, seule, capable de produire un modèle applicable aux processus économiques en général. Les deux (voir d’autres encore) sont nécessaires pour rendre compte de la complexité du réel, et c’est la quasi-disparition de la pensée institutionnaliste au sein de la recherche, de l’enseignement et de la pratique économique qui fait qu’aujourd’hui la pensée formelle agit sur le monde telle un éléphant dans un magasin de porcelaine, et qui rend nécessaire le doute envers ses conclusions et ses recommandations.

En France cette disparition de la pluralité est due à un système pervers de classement établi par les institutions (Aeres et CNRS) qui fait que seules les publications de type « approche formelle » sont « cotées » et que pour obtenir un poste de professeur en économie il faut, aujourd’hui nécessairement suivre la filière « formelle ». Mais le phénomène n’est pas uniquement français bien sur, et à un niveau supérieur l’éradication par quelque procédé que ce soit de la pensée non formelle sert les intérêts particuliers au cœur des pouvoirs politiques. La raison en est que l’approche formelle ou néo-classique, tellement déconnectée de la réalité mais tellement puissante intellectuellement car relevant de la pure logique, n’est en fait qu’un fin verni sur le modèle éprouvé de la loi du plus fort.


[1] Jorion, Paul, L’implosion. La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la « crise des subprimes », Paris, Fayard, 2008

[2] A hauteur de 700 milliards de dollars selon plan Paulson, voirhttp://www.lemonde.fr/economie/article/2008/09/29/le-plan-paulson-mode-d-emploi_1100626_3234.html 02/04/2010

[4] Hors le coût des plans de sauvetage à proprement parler, les crises font monter le chômage et les coûts sociaux en général, que les Etats financent par l’emprunt, d’où augmentation de la dette et surtout des intérêts qui lui sont liés. Selon l’INSEE, la dette publique française est passée de 68% du PIB fin 2008 à 78% du PIB fin 2009, une augmentation de 173 milliards d’euros sur une seule année, à charge du contribuable de servir et de rembourser au bénéfice exclusif du système financier

[5] La capacité donnée aux banques de ne garder en réserve qu’une fraction (autour de 10%) de leurs dépôts en contrepartie des prêts consentis. Autrement dit une banque avec un dépôt de x peut prêter 9x. http://en.wikipedia.org/wiki/Fractional-reserve_banking02/04/2010

[6] La capacité de transformer des mix d’actifs, dont des actifs toxiques type « subprimes » basés sur des prêts immobiliers envers des emprunteurs non solvables, en produits financiers http://fr.wikipedia.org/wiki/Titrisation 02/04/2010

[8] Economie, de oïkos, la maison donc la communauté au sens élargi, et nomia, la règle, la norme

[9] Voir « L’argent, mode d’emploi » de Paul Jorion

[12] L’Economie Politique – Malaise chez les économistes français – avril 2011

[13] Maître de conférences en économie à l’université de Lille 1 et chercheur au Centre Lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé)



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