vendredi 12 juillet 2019 - par karl eychenne

Homo strategicus vs Homo œconomicus

Le monde a envie de jouer. Las des unions, revenu du multilatéralisme, le monde veut se frotter à l’adversaire. Alors, il dénoue les accords de libre-échange, contourne les règles, provoque les institutions. Une ode à l’homo strategicus et son jeu préféré : « Je sais que tu sais que je sais que…  »

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Nous avons tous des préférences, désirs, ou idéaux. Problème, les autres aussi. Comment faire en sorte que ceux des autres n’empiètent pas sur les nôtres ?

La coopération peut sembler une réponse évidente. Ainsi, l'après 1945 avait initié une vague du « mieux vivre ensemble » : Nations Unies, OMC, Banque mondiale, FMI… Mais, aujourd'hui les signes de désenchantement se multiplient.

Alors, comment faire en sorte que les préférences des uns ne deviennent pas des nuisances pour les autres ?

 

Homo strategicus vs homo œconomicus

L’homo œconomicus avait trouvé une réponse originale. Il s’occuperait de lui, et la main invisible d’Adam Smith s’occuperait des autres, pour le plus grand bonheur de tous. Le monde convergerait naturellement vers un optimum dit de Pareto où il deviendrait impossible d’améliorer le bien-être des uns sans altérer celui des autres : théorème du bien-être. La coopération serait tacite, les contrats remplacés par des mécanismes de marché.

Mais l’homo strategicus se montrait dubitatif. Il choisirait de s’occuper de lui comme l’homo œconomicus, mais se méfierait des autres, pratiquant le : « je sais que tu sais que je sais que... » pour justifier ses décisions. Ainsi naquit la théorie des jeux (véritablement inspirée et formalisée par Von Neumann, le couteau suisse des sciences), enrichie depuis par la théorie de l’information, du signalement, et enfin par l’apport révolutionnaire des sciences cognitives et de l’IA.

Le monde de l’homo strategicus semblait plus réaliste, mais moins désirable que le monde de l’homo œconomicus. En effet, dans un jeu célèbre opposant deux prisonniers à qui l’on cherche à faire avouer un délit, les deux raisonnant comme l’homo strategicus finissaient par se dénoncer, alors qu’une meilleure solution aurait été qu’ils se taisent tous les deux. S’ils avaient raisonné comme l’homo œconomicus, c’est-à-dire sans se soucier l’un de l’autre, ils auraient naturellement choisi de se taire, optant alors pour la meilleure solution, sans aucune concertation.

Le monde de l’homo œconomicus semblait donc plus intéressant, mais il consommait beaucoup trop en hypothèses :

- prix fixe pour tous (commissaire priseur), concentrant déjà toutes les préférences (équilibre général) et les anticipations des agents économiques (efficience des marchés)

- information parfaite entre agents (toute le monde à égalité, personne n’est trompé)

- concurrence libre et parfaite (absence de barrière à l’entrée, libre échange,…).

- enfin, il y avait une hypothèse qui jouait un rôle majeur : nous sommes tous rationnels ; ce qui signifie grosso modo que si nous savons que A nous procure plus de bien-être que B, alors nous choisirons A plutôt que B. Notons que l'hypothèse de rationalité était aussi partagée par l'homo strategicus.

Finalement, l’idéal eut été que notre homo strategicus plus réaliste, choisisse la même chose que l’homo œconomicus, un choix plus désirable puisqu’il menait à l’optimum de Pareto. Mais pour cela, l'homo strategicus devait choisir de coopérer, ce qui n'était pas un choix rationnel pour lui, à moins de changer un peu les règles du jeu.

La question centrale était donc la suivante : comment faire coopérer des homo strategicus ?

 

L’union fait la force des faibles

De lui-même, l'homo strategicus rationnel n'est pas incité à coopérer, à moins qu'on l'aide un peu, qu'on l'incite ou le contraigne, ou bien qu'on change un peu les règles du jeu.

1 - Imaginons qu’un contrat soit passé entre les homo strategicus pour qu’ils coopèrent : dans ce cas, il ne reste plus à faire en sorte que les parties respectent le contrat, soit à l’aide de sanctions ou d’incitations (J.Tirole : économie du bien commun). Mais se pose alors le problème de l’asymétrie d’information entre agents : comment être assuré que tous jouent le jeu, fassent les efforts nécessaires (aléa moral) n’envoient pas de faux signaux (Akerloff), que certains ne détiennent pas une information avantageuse (délit d’initié), ou puissent la partager en même temps (paradoxe des 2 armées) ? 

2 - Imaginons qu’aucun contrat ne soit passé entre les homo strategicus. Alors, le seul espoir est d’instaurer un jeu à nombre de coups infini. Au départ, les participants choisiraient peut – être des stratégies sous-optimales consistant à se tirer dans les pattes, puis une stratégie « bâton – carotte » encouragerait une forme d’apprentissage faisant converger les parties vers le choix de l’homo œconomicus : c’est en tout cas ce qui est observé chez les animaux.

3 - En fait, Il existerait bien une 3ème solution qui permettrait potentiellement d’atteindre cet optimum de Pareto : il suffirait que l’homo strategicus ne soit pas rationnel. Dans ce cas, il pourrait sans le vouloir vraiment, choisir de manière irrationnelle la meilleure solution pour tout le monde...

 

Le jeu ultime n'est pas équitable

Ce jeu est certainement le jeu des jeux, un jeu auquel tout le monde joue, de gré ou de force, même ceux qui ne sont pas encore nés, même ceux qui n'ont pas conscience de jouer. Ce jeu oppose la génération présente aux générations futures. On dit souvent que la génération présente procrastine, hésitant ou refusant de traiter certains problèmes spécifiques (climat, dette,...) qui pourraient compromettre l'avenir des générations futures.

D'un point de vue "théorie des jeux", ce jeu est déséquilibré, car il s'agit d'un jeu séquentiel où l'un des joueurs commence à jouer, ce qui conditionne le champs des possibles pour l'autre joueur. D'un point de vue théorique, l'espoir de coopérer est virtuellement nul, car le premier joueur n'a rationnellement aucun intérêt de joueur le jeu du second joueur. En fait, dans ce jeu séquentiel, le seul espoir d'atteindre l'optimum de Pareto est de parier sur une forme de choix qui transcende le rationnel, on peut penser à l'instinct le plus primaire consistant à protéger sa descendance.

Mais au fait, est- on vraiment certain que l’optimum de Pareto définisse ce meilleur des mondes ?

 

Balade au pays des idéaux

L’optimum de Pareto a beaucoup de qualités, mais il a un point faible : il n’interdit pas les inégalités.

Ainsi, Pareto peut très bien justifier une situation où 1 % de la population détient 50 % de la richesse de la planète comme aujourd’hui. En effet, rappelons que l’optimum de Pareto définit un équilibre où il est impossible d’augmenter le bien être de l’un sans réduire le bien être de l’autre. Or, si l’on souhaitait réduire les inégalités en prenant un peu aux 1 % les plus riches, cela provoquerait une réduction peut être très faible du bien être de ces 1 %, mais une réduction quand même, ce qui est suffisant pour sortir de l’optimum de Pareto.

Alors, d’autres penseurs ont imaginé des critères prenant davantage en compte la justice, la méritocratie, ou le bien être global (Rawls, Nozick, Samuelson, Bentham,...). À chaque fois, l’objectif est globalement atteint, mais toujours au prix de l’abandon d’un autre critère.

En fait, l’absence de solution réellement satisfaisante n’est pas une anomalie, c’est ce que nous apprend le théorème d’impossibilité d’Arrow (aussi appelé paradoxe) : « il n’existe pas de choix social indiscutable, qui permette d’agréger toutes les préférences des individus de manière cohérente ».

En d’autres termes, pour reprendre une formule de A.Lincoln, cela signifie que :

- on peut satisfaire toutes les exigences de quelques personnes

- on peut satisfaire quelques exigences de toutes les personnes

- mais on ne peut pas satisfaire toutes les exigences de toutes les personnes

(En fait, Arrow nous annonce que si, c’est possible, mais à condition d’imaginer un régime dictatorial, ce qui pose d'autres questions).

Enfin, rappelons que les idéaux quels qu’ils soient ont un statut très particulier en science : ils ne sont ni observables ni "falsifiables", ce qui en fait de bons candidats pour un débat philosophique sans fin sur les universaux. Pour les appréhender il faut adopter une approche dite normative (ce qui doit être) et non pas positive (ce qui est). On est alors confronté à une impasse, car on ne peut pas déduire ce qui doit être de ce qui est (guillotine de Hume) : on pense au Baron de Münchhasen qui tentait de se soulever en se tirant par les cheveux. Autrement dit, il est impossible de déduire ce que doivent être nos idéaux, car ils sont des jugements de valeurs et non des faits.

Finalement, le constat est plutôt amer : non seulement, il n’existe pas d’idéal qui puisse satisfaire tous les critères en même temps, mais même s’il existait nous ne pourrions pas nous assurer que nous avons trouvé le bon.

 

Conclusion : les nouveaux cocus

Il existe une vieille énigme bien connue des logiciens : les cocus de Bagdad. Cette énigme encense le pouvoir extraordinaire du raisonnement, où chaque mari doit deviner si sa femme est infidèle, et en déduit qu’il est cocu… sachant que l’autre mari a exactement le même type de raisonnement, et en conclue lui aussi qu’il est cocu.

Ce raisonnement d’une logique implacable repose sur une hypothèse déterminante : la rationalité de tous les maris. Imaginons que l’un des maris soit irrationnel, alors l’autre mari pourrait en conclure à tort que sa femme est infidèle. On court toujours le risque de trop déduire d’une absence d’information (JY Girard).

Notons que nos cocus sont de parfaits homo strategicus, et que cette énigme suggère d’user avec modération de l’hypothèse de rationalité. D’ailleurs, les réserves liées au raisonnement rationnel nous sont rappelées presque chaque année par de nouveaux prix nobels mettant en évidence les biais cognitifs ou comportementaux.

Toutefois, la science avance, et l’homo strategicus a deux nouveaux alliés de taille :

- les sciences cognitives qui l’éclairent sur ses propres raisonnements

- l’IA qui pourrait raisonner à sa place

Notre homo strategicus a encore de beaux jours devant lui, promettant une ère de nouveaux cocus.



8 réactions


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 12 juillet 2019 10:06

    Un cocu est un homme à lunettes, mais il ne les porte jamais.


  • Arogavox Arogavox 12 juillet 2019 10:33

     théorème d’impossibilité d’Arrow (aussi appelé paradoxe) :
    « il n’existe pas de choix social indiscutable, qui permette d’agréger toutes les préférences des individus de manière cohérente ».

    Question à un spécialiste :

     peut-on envisager qu’il puisse tout de même exister un ou des choix qui permettent d’agréger au mieux possible/envisageable chacune des préférences des individus ?

    (en supposant par exemple que chacune de ces préférences soit pondérée par chaque individu  Les pondérations étant conçues dans une seule échelle à une dimension)


    • karl eychenne karl eychenne 12 juillet 2019 11:25

      @Arogavox
      Oui, car comme tous les théorèmes, celui d’Arrow suppose des axiomes (hypothèses) qui s’ils ont amendés, tuent le théorème

      Les axiomes d’Arrow sont ils « hors sol » ?
      Probablement, mais comme pour tout système d’axiome, il faut arbitrer entre simplicité et vraisemblance

      On peut donc toujours trouver un système d’axiomes (de préférences) suffisamment typé pour chatouiller le théorème

      Si ce théorème a eu un tel succès, c’est que d’autres personnes avaient pressenti la même chose (Condorcet)

      Et puis si on est définitivement pas convaincu, on peut toujours passer par derrière : la preuve par l’absurde
      https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-2-page-388.htm


    • Arogavox Arogavox 12 juillet 2019 16:09

      @karl eychenne
      merci pour ce lien !


  • Albert123 12 juillet 2019 12:18

    « L’optimum de Pareto a beaucoup de qualités, mais il a un point faible : il n’interdit pas les inégalités. »


    en quoi le fait de constater des inégalités et d’en valider l’existence serait un point faible ?

    seul certains idéologues affublés d’une pathologie égalitariste y voient une faiblesse et la nécessité de faire le lit de Procuste.


    « Ainsi, Pareto peut très bien justifier une situation où 1 % de la population détient 50 % de la richesse de la planète comme aujourd’hui. En effet, rappelons que l’optimum de Pareto définit un équilibre où il est impossible d’augmenter le bien être de l’un sans réduire le bien être de l’autre. Or, si l’on souhaitait réduire les inégalités en prenant un peu aux 1 % les plus riches, cela provoquerait une réduction peut être très faible du bien être de ces 1 %, mais une réduction quand même, ce qui est suffisant pour sortir de l’optimum de Pareto. »


    ce qui sous entends que l’obtention de 50 % des richesses de la planète par 1 % de la population ne s’est pas produite sans réduire le bien être des 99 % restant.

    je ne suis pas sur que Pareto lui même serait d’accord avec cela

    Aussi en quoi l’avènement de cette situation a respecté et respecte les conditions d’optimisation selon Pareto ?


    • karl eychenne karl eychenne 12 juillet 2019 14:19

      @Albert123
      Bonjour,

      oui je sais ca parait curieux, mais

      ceque disent Pareto, Nash, et la théorie des jeux en général, c’est qu’il faut bien séparer :

      -la condition initiale

      -la convergence vers l’équilibre

      -les écarts éventuels à l’équilibre


      Pareto et les autres ne s’interrogent pas sur la manière dont sont distribuées ou obtenues les parts de gâteau ; c’est à dire qu’ils considèrent les conditions intiales comme données

      ils s’’interrogent seulement sur ce qui se passe après

      -convergence à l’équilibre (équilibre de Nash ou Pareto)

      -écarts éventuels à l’équilibre


      Si je reprend votre exemple, on pourrait très bien imaginer une situation où effectivement il y a des très riches et des très pauvres, et on pourrait bien se dire que pour en arriver là, il a bien fallu en rendre un moins « heureux » pour rendre l’autre plus « heureux »

      Je suis bien d’accord, mais sont produits alors des exemples un peu tordus où on peut aussi imaginer une situation initiale qui n’est pas optimale ni pour l’un ni pour l’autre :


      par exemple, si A a déjà bien mangé et qu’on me donne un gros morceau du gâteau, j’éprouverai une baisse de mon bien être ; si B a très faim et qu’on lui donne un petit morceau, il n’éprouvera pas non plus un très grand gain de bien être

      Equilibre
      Selon les conditions (coopération, jeu à répétition, etc...)
      les joueurs A et B peuvent alors s’échanger leur part pour augmenter chacun leur bien être ; en effet A sera satisfait d’avoir un part un peu moins chargée alors que B sera beau







    • Albert123 12 juillet 2019 17:34

      @karl eychenne

      « ...

      Si je reprend votre exemple, on pourrait très bien imaginer une situation où effectivement il y a des très riches et des très pauvres, et on pourrait bien se dire que pour en arriver là, il a bien fallu en rendre un moins « heureux » pour rendre l’autre plus « heureux »

      Je suis bien d’accord, mais sont produits alors des exemples un peu tordus ... »

      l’exemples en question n’est pas tordu, c’est juste la théorie qui devient bancale par apport aux hypothèses qu’elle pose.

      en l’état qu’est qui justifie ce qui est ou n’est pas une situation initiale ? 

      le 1 % le plus riche a effectivement tout intérêt à faire la situation actuelle, la situation initiale, ainsi selon les critères définis par Pareto cette situation initiale est de fait une situation optimale, puisque tout retour de richesse vers les 99 % restant impactera négativement le bien être des 1 %.


  • ddacoudre ddacoudre 12 juillet 2019 22:05

    Bonjour

    J’ai bien été intéressé par ton article. l’Humain n’est pas égoïste par stratégie, il l’est par obligation biologique. je ne connais les choses que si elles passent par moi, mais il faut que leurs appropriations me demande le moins d’effort possible. Ou l’effort que la chose que je désire soit au minimum égale à l’effort accomplie pour l’obtenir. Personne ne s’approprier quelque chose qui le tue, lui mange son énergie. Un employeur donne 100 pour un travail, le travail accompli, il doit échanger ou vendre ce travail avec sa plus valu 100. La question à qui il va vendre se travail réponse au client. Question qui est le client, le salarié. Combien vaut son travail sur le marché ,200. Le salarié n’a reçu que 100, il devra emprunter 100 pour acheter son travail. Question qui lui prête les 100, historiquement l’employeur. Le salarié rendra 110avec les intérêts. Conclusion le travail qu’il a accompli Lui coûte 210. Et ça c’est irréductible.

    Cordialement ddacoudre overblog


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