vendredi 19 mars 2021 - par Laurent Herblay

L’effacement des dettes a déjà commencé (mais il ne faut pas le dire)

 

C’est un des sujets qui a dominé les débats économiques ces dernières semaines : faudrait-il effacer une partie des dettes issues de la crise sanitaire ? Thomas Piketty mène le combat, au point de subir un tir de barrage assez féroce. Mais, finalement, puisque les banques centrales mènent depuis un peu plus de dix ans des politiques de monétisation importantes, un effacement des dettes publiques, certes temporaire et sans le moindre cadre démocratique, n’a-t-il pas, en fait, déjà commencé ?

 

Les angles morts du statut des banques centrales

Ici encore, les alternatifs ne sont pas les plus habiles communicants. Il faut dire que parler d’effacement de la dette rend le sujet explosif. La différence avec un défaut n’est pas claire pour les profanes, et cela permet toutes les caricatures, ce qu’Agnès Verdier-Molinié s’est empressée de faire. Pourtant, la monétisation des dettes publiques par les banques centrales, la création de monnaie ex nihilo, pour racheter les titres de dettes publiques des Etats, n’est-ce pas une forme d’effacement officieux des dettes publiques ? Après tout, quand une banque centrale publique détient les titres de dettes de son pays, l’Etat se doit à lui-même de l’argent. On peut considérer que les titres de dettes que possède cette banque centrale sur son propre pays sont à la fois au passif du pays (qui doit rembourser l’argent qu’il a emprunté), mais aussi à son actif, via la banque centrale, qu’il détient, et qui recevra le remboursement.

Comptablement, on pourrait sérieusement considérer que la monétisation est une forme d’effacement des dettes publiques. De facto, l’Etat, par sa banque centrale, créé de l’argent pour racheter ses propres dettes, qu’il finit par se devoir à lui-même. A l’échéance de ces dettes, le Trésor versera une somme à la Banque Centrale, ce qui revient comptablement à transférer de l’argent d’une poche (de l’Etat) à une autre. En outre, on constate depuis 2008 que les banques centrales entretiennent leur action, en renouvellant les achats de titres à échéance pour ne pas réduire leur soutien à l’économie. Ainsi, l’augmentation de l’encours de dettes publiques est devenu un instrument comme un autre de la politique monétaire. Ce faisant, il serait intéressant d’étudier le niveau de dettes publiques nettes (montant total moins celui détenu par la banque centrale), pour avoir un regard plus complet sur la question.

Cela explique le cas si particulier du Japon, dont la dette publique atteint 259% du PIB, ce qui devrait lourdement contraindre les choix du pays. Mais parce que la Banque du Japon a acquis 43% de la dette publique (pour 111% du PIB), Tokyo présente une dette nette assez proche d’autres pays. C’est parce que Shinzo Abe a décidé d’une accélération du programme de monétisation (à plus de 10% du PIB par an depuis 2012), que le pays n’a pas de pression pour se financer, pouvant se permettre des déficits importants. Néanmoins, la particularité du Japon est que sa banque centrale continue à fonctionner comme dans les pays européens des années 1980, Allemagne exclue, à savoir qu’elle obéit au gouvernement, dont elle n’est pas indépendante. Dans le cas du Japon, comptablement, il est très légitime de considérer que la dette publique détenue par la banque centrale est de facto effacée.

La situation est plus complexe pour les autres pays occidentaux, où la banque centrale est devenue indépendante du pouvoir politique. En effet, la monétisation devient un choix réversible, et l’Etat ne maitrise pas complètement ce que fait la banque centrale. Alors, pour être précis, on pourrait parler d’un retrait, momentané, de titres de dettes publiques. En effet, théoriquement, une banque centrale peut revendre ses titres. C’est ce qu’avait entrepris la Fed, qui a légèrement réduit le montant des bons du trésor à son bilan en 2018-2019. En cela, l’effacement n’est pas forcément permanent, et peut n’être qu’un retrait temporaire, même si on imagine mal une réduction forte des encours des banques centrales, même à long terme. On peut penser que les dettes qui ont été monétisées le resteront, et seront logiquement renouvellées à échéance, même si rien de tel n’est clairement dit officiellement.

En cela, les dettes publiques détenues par une banque centrale publique ne sont pas de la même nature que des dettes dues à des investisseurs du même pays ou même à des investisseurs étrangers, qu’il n’a jamais été question de ne pas rembourser. Le débat intéressant qui s’est esquissé porte en fait sur le rôle des banques centrales et de la monétisation des dettes publiques. L’action des banquiers centraux, arbitraire et sortie du cadre démocratique aux Etats-Unis et en Europe, est devenue trop importante pour ne pas être questionnée publiquement. Plus que l’annulation ou l’effacement d’une partie des dettes détenues par la banque centrale, la vraie question qui devrait être posée aujourd’hui, c’est pourquoi des décisions aussi importantes échappent complètement au cadre démocratique. Pourquoi les banquiers centraux ont acquis un tel pouvoir sans avoir de comptes à rendre. Aujourd’hui, la Banque de France détient pour 25% du PIB de dette publique de la France, plus de 500 milliards d’euros !

Dans le cadre européen actuel, les demandes de Piketty et de ses cosignataires sont irréalisables. Jamais l’Allemagne, et les pays de sa sphère économique, n’accepteront un quelconque allègement. Déjà, le fait d’accepter la monétisation a été très difficile, ponctué de crises fortes, entre démissions à la BCE, et avertissements de la Cour de Karlsruhe. Le compromis actuel a été forgé par une limitation des montants et un cantonnement de l’essentiel des rachats aux banques nationales : c’est la Bundesbank qui achète l’essentiel de la dette allemande et la Banque de France la dette française, limitant une mise en commun fédéraliste des créances publiques. Mais l’envolée des dettes suite à la crise de 2008-2009, puis à celle de 2020, a provoqué une telle augmentation de la monétisation que cela pose des questions légitimes sur les modalités de ces choix, qui devraient être débattues démocratiquement.

En un sens, l’annulation des dettes publiques est déjà à l’œuvre depuis une dizaine d’années, même si elle n’est que partielle, potentiellement seulement temporaire, et non soumise à l’avis des citoyens. Aujourd’hui, cela est fait de manière officieuse et arbitraire, à mille lieues de ce qu’une démocratie fonctionnelle devrait exiger. La demande d’aménagement des dettes détenues par les banques centrales est parfaitement légitime, mais ce qu’elle fait apparaître aujourd’hui, c’est que ces décisions ont été placées hors du cadre démocratique, et que cela n’est fondamentalement pas acceptable.

 



17 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 19 mars 2021 10:01

    Il n’y a pas « effacement », mais « transfert » des dettes.

    Comment voulez-vous qu’un créancier privé accepte de renoncer à ce qui est sa raison d’être ?

    Or, les créanciers des états sont les « marchés », euphémisme masquant l’identité des banquiers privés qui tiennent ce même rôle depuis le moyen-âge (Jacques Coeur et Saint Eloi étaient des précurseurs : ils ont remplacé les ordres financiers comme celui es templiers qui étaient plus puissants que les états eux-mêmes et ont été écrasés pour cette raison. Les financiers « modernes », eux, font dans la discrétion et le lobbying. Il ne s’impliquent pas. Ils se contentent de ramasser les jetons sur le tapis vert.


    • Legestr glaz Legestr glaz 19 mars 2021 10:13

      @Séraphin Lampion

      Effectivement le créancier privé n’acceptera jamais de renoncer à ses profits.

      L’effacement des dettes se traduira, pour le créancier, pour une « captation » du bien acquis par le débiteur. La dette sera effacée, mais le bien deviendra propriété du créancier. Ce dernier pourra alors « louer » ce bien à qui il voudra. La « propriété privée » tendra à disparaitre, une grande majorité de personnes deviendra locataire ou utilisateur des biens disponibles (maison, appartement, voiture, machine à laver, etc). Ceci ouvre de sérieuses perspectives mais pas à tout le monde !

      C’est d’ailleurs un peu la pratique courante en Suisse. Vous pouvez faire l’acquisition d’un bien immobilier en versant les 20%. de son prix et ne rembourser que les intérêts de votre prêt au créancier. Le bien acquis ne sera jamais votre propriété, le créancier restera co-propriétaire de celui-ci au prorata la somme engagée. 


    • Clark Kent Séraphin Lampion 19 mars 2021 10:19

      @Legestr glaz

      tout-à-fait, sauf que, quand vous écrivez :
      « La « propriété privée » tendra à disparaitre »
      il faudrait ajouter :
      « pas pour tout le monde »


    • Clark Kent Séraphin Lampion 19 mars 2021 10:29

      @Pcastor

      lien


    • troletbuse troletbuse 19 mars 2021 10:36

      @Séraphin Lampion
      Pandore ou pan d’or  ?


    • Legestr glaz Legestr glaz 19 mars 2021 10:37

      @Séraphin Lampion

      Effectivement, je ne l’ai pas mentionné spécifiquement mais cela coulait de source (sure). 


    • Legestr glaz Legestr glaz 19 mars 2021 10:42

      @Pcastor

      Comment expliquer alors que la dette publique française monte en flèche à presque 120% du PIB au 3ème trimestre 2020 ? D’où viennent ces dettes ? 

      https://www.lepoint.fr/economie/la-dette-publique-francaise-grimpe-a-presque-120-du-pib-22-12-2020-2406787_28.php#


    • Clark Kent Séraphin Lampion 19 mars 2021 10:43

      @Pcastor

      c’est une sorte de crédit revolving qui reporte l’échéance aux générations futures et repose sur une « croissance » exponentielle.


    • Clark Kent Séraphin Lampion 19 mars 2021 11:20

      @Pcastor

      c’est de la production de richesses ex-nihilo !!!
      les alchimistes ont pourtant cherché la formule pour transformer le plom en or
      vous vous y êtes arrivé !
      bravo


    • Legestr glaz Legestr glaz 19 mars 2021 12:21

      @Pcastor

      Malgré tout vous ne dites pas « d’où » vient la dette de l’Etat ? Ces 120% d’endettement en rapport du PIB ont quelle origine ? 

      C’est une réalité cet endettement ou vous le contestez ? (j’ai cité le point mais l’ensemble des journaux ont fait état de cet endettement). Par exemple l’immonde :
      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/22/dette-europeenne-comme-un-marronnier-la-tentation-du-defaut-de-paiement-volontaire-revient-regulierement_6067223_3232.html


    • Legestr glaz Legestr glaz 19 mars 2021 19:30

      @Pcastor

       La Suisse, par exemple, à un taux d’endettement par rapport à son PIB de 35%. Il n’y aurait donc pas de différence entre un endettement à 120%, celui de la France, et un endettement à 35%, celui de la Suisse ? J’ai l’impression de vous voir tourner autour du pot. La France paie bien ses intérêts sur la dette qu’elle a contracté non ? Et ces intérêts sont d’autant plus élevés que le pays a emprunté non ? Et si le pays ne rembourse pas de capital, les intérêts continuent à courir. Et la question est : qui empoche ces intérêts ?

      En matière économique la France suit les règlements de l’UE, les directives de l’UE et les recommandations de l’UE. La Banque de France n’a pas son mot à dire : elle s’exécute.

      Les orientations programmatiques de l’Union européenne, en matière économique, politique et sociale, sont intégrées aux traités et donc gelées.

      Les traités européens comportent trois catégories de dispositions :

       

      • Des clauses institutionnelles qui définissent les institutions (Commission, conseil européen, conseil de l’Union européenne, Parlement, cour de justice, composition, organisation, fonctionnement, procédures décisionnelles, typologie des compétences et des actes législatifs, l’exercice des compétences internationales de l’Union).Titre II, III et IV duTUE. Partie I, II, V et VI du TFUE.

      • Des clauses générales et finales, qui organisent les modalités d’adhésion, de révision, de retrait, de sanction et à l’entrée en vigueur des traités. Titre VI du TUE. Partie VII TFUE.

      • Des clauses matérielles qui régissent la politique étrangère, de sécurité et de défense. Titre V du TFUE. Celles qui définissent le contenu des politiques et actions internes de l’Union. Partie III du TFUE (comprenant les « 4 » libertés de circulation : des marchandises, des personnes, des services et des capitaux).

       

      La seule lecture de cette énumération suffit à comprendre que l’Union européenne n’est plus seulement un regroupement d’Etats exerçant simplement « certaines de leur compétences en commun », rapprochant certaines de leurs politiques et législation. Elle est davantage une organisation intégrée au service d’un véritable « projet » parfaitement « autonome », annoncé et lisible.


    • L'apostilleur L’apostilleur 22 mars 2021 09:42

      @Legestr glaz
      « ...L’effacement des dettes se traduira, pour le créancier, pour une « captation » du bien acquis par le débiteur... »
      L’accroissement infini de la dette n’est possible que dans le meilleur des mondes. 
      Depuis des siècles, l’enrichissement sur le dos des pays s’est mal fini. Toutes les dettes ont leur limite.
      « L’effacement des dettes ne pourrait-il pas aussi se traduire pour le créancier, par une « captation » de sa créance » ?

      Si les grecs ont accepté contraints de vendre aux chinois le port du Pirée Depuis qu’ils sortent la tête de l’eau ils refusent toute extension des installations portuaires chinoises.

      Ils avaient été révulsés par la proposition d’allemands qui voulaient acheter Corfou, moyen de désendettement de la Grèce 
      L’endettement a des limites, celle de la souveraineté nationale et plus encore, celle de la colère des peuples. 


  • Clocel Clocel 19 mars 2021 10:12

    Va falloir se foutre dans la tronche une fois pour toute, qu’à un certain niveau, une dette, ce n’est pas fait pour être remboursée mais pour mettre en servage et piller celui qui la contracte.

    J’en sais qui vont couiner lorsqu’ils vont vouloir convertir leurs jetons de casino en valeur sonnante et trébuchante.

    Là encore, ce seront les premiers qui sortiront qui auront raison.



    • Odin Odin 19 mars 2021 12:36

      @Clocel

      Bonjour,

      « une dette, ce n’est pas fait pour être remboursée mais pour mettre en servage et piller celui qui la contracte. »

      C’est la triste réalité et ce pillage porte un nom l’USURE.

      S’il est intéressant de suivre le montant de la dette publique qui arrive à 2.700 milliards d’euros soit proche des 125 % du PIB, il serait plus juste de regarder le montant cumulé des intérêts remboursés aux banques privées depuis la loi scélérate de 1973 qui dépassent les 1.500 milliards d’euros.

      Penser que les taux resteront proche de 0 est une utopie et mal connaître cette finance apatride transnationale qui créa la FED (via la City) en 1913 ainsi que la crise de 1929. 


  • Octave Lebel Octave Lebel 19 mars 2021 19:30

    Comme quoi on peut parler de dette et de démocratie tranquillement sans caricature ni posture d’autorité à nos concitoyens qui ne demandent qu’à être éclairés pour conduire leur propre réflexion.Merci.


  • Le421... Refuznik !! Le421... Résistant 19 mars 2021 20:03

    Il ne faut pas le dire...

    Ben, c’est normal.

    Faudrait pas que les gens pensent qu’il ne va pas falloir raquer !!

    Plus de charme.

    Si on ne peut plus tenir les peuples par les couil... !!!


  • Luniterre Luniterre 22 mars 2021 21:13

     Comme le formule si bien l’auteur :

    « L’action des banquiers centraux, arbitraire et sortie du cadre démocratique aux Etats-Unis et en Europe, est devenue trop importante pour ne pas être questionnée publiquement. Plus que l’annulation ou l’effacement d’une partie des dettes détenues par la banque centrale, la vraie question qui devrait être posée aujourd’hui, c’est pourquoi des décisions aussi importantes échappent complètement au cadre démocratique. Pourquoi les banquiers centraux ont acquis un tel pouvoir sans avoir de comptes à rendre. »

    Le nouveau pouvoir des banquiers centraux n’est pas né d’une lubie soudaine, de leur part, de faire exploser la dette mondiale pour pouvoir asservir les États et en fin de compte, les capitalistes financiers « classiques », mais bien de l’incapacité de ces derniers à refinancer leur propre cycle du capital fixe.

    Et cette incapacité tient bien à la nature même des forces productives nouvelles qu’ils sont obligés de mettre en mouvement du fait de la concurrence mondialisée et des chaînes de valeurs et de ressources également mondialisées qui se sont constituées dans ce processus de modernisation inexorable.

    Sans les politiques monétaire actuelles de rachat de la dette, et depuis la précédente crise de 2007-2008, déjà, les bourses s’effondreraient rapidement, asséchées des liquidités que les banques y injectent actuellement, essentiellement avec l’argent récupéré de la revente des obligations d’État aux Banques Centrales.

    C’est donc cette capitalisation artificielle qui tient l’ensemble du système debout.

    Ce sont donc les Banques Centrales qui décident d’ouvrir plus ou moins le robinet des liquidités (…ce qui se dit, précisément « tapering », en jargon économique financier ! …possiblement  de « tap », robinet, et de « tapering », jargon sportif consistant à réduire l’effort pour ne pas gaspiller l’énergie…), et ce sont donc les banquiers centraux, en fin de compte, c’est le cas de le dire, qui détiennent le pouvoir réel en ce bas monde, désormais, à moins que certains peuples rebelles ne trouvent à y redire… !

     

    « Merveilleux » Monde d’Après : face à l’émergence du banco-centralisme, quelle forme de Résistance ?

    https://tribunemlreypa.wordpress.com/2020/06/11/merveilleux-monde-dapres-face-a-lemergence-du-banco-centralisme-quelle-forme-de-resistance/

     

    Paradoxe et suspense économique en 2021 : le Capital atteindra-t-il, ou non, le Nirvana par la Dette Mondiale ?

    https://tribunemlreypa.wordpress.com/2021/01/23/paradoxe-et-suspense-economique-en-2021-le-capital-atteindra-t-il-ou-non-le-nirvana-par-la-dette-mondiale/

     

    « Great Reset » : le banco-centralisme, « complot » et / ou nouveau système ? (…Nouvelle Édition ! …+ Débat)

    https://tribunemlreypa.wordpress.com/2021/01/13/great-reset-le-banco-centralisme-complot-et-ou-nouveau-systeme-nouvelle-edition-debat/

     

    “Le Crime du Garagiste” – Le Casse Banco-centraliste !

    https://tribunemlreypa.wordpress.com/2021/02/24/le-crime-du-garagiste-le-casse-banco-centraliste/

     

    Luniterre

     

     


Réagir