mardi 19 juillet 2022 - par lephénix

La grande transformation

Quelle machinerie folle vitrifie la planète et précipite ses habitants hors de leur axe ? L’historien canadien Quinn Slobodian interroge le contexte historique d’émergence d’un courant de pensée ( ?) commodément appellé « néolibéralisme ». Il fait remonter sa généalogie intellectuelle à la création d’une « élite universitaire et culturelle » se sentant investie de la « mission de repenser les fondements du monde d’après-guerre » sur les ruines de l’empire austro-hongrois des Habsbourg en 1918. Tout cela aboutit à la création de l’Organisation mondiale du commerce suivie de celle d'autres instances supranationales. Née en partie de la critique de la « souveraineté nationale », la doctrine « néolibérale » devenue utopie planétaire des « décideurs » prône la « dénationalisation du gouvernement », la « refonte des Etats, du droit et des autres institutions pour protéger le bon fonctionnement des marchés »...

Le « globalisme » aurait-il commencé à partir de 1492 lorsque les grands explorateurs et autres conquistadors éprouvaient la rondeur de la terre par la voie maritime, à force de fructueuses circumnavigations ? Se poursuivrait-il par nos « navigations » somnanbuliques sur nos écrans miniaturisés qui nous entretiennent dans l’illusion de faire venir à nous un monde fallacieusement « englobé » ?

Professeur associé au Wellesley College, Quinn Slobodian ne donne pas dans la « sphérologie » mais dans le récit historique méticuleux. D’abord celui de la dislocation des empires, lorsque le nationalisme, le socialisme et « l’autodétermination démocratique » menacent la « stabilité du système capitaliste ». Ce récit commence dans l’empire austro-hongrois de la Belle Epoque et se poursuit dans l’Autriche des années 1920, lorsque des intellectuels en appellent à une « nouvelle façon d’organiser le monde » : « Si l’on devait situer la naissance du néolibéralisme organisé, on donnerait certainement une adresse : Stubenring 8-10, à l’extrémité orientale du Ring (Ringstrasse), le grand boulevard de Vienne. En 1907, c’est là que la chambre de commerce et d’industrie de Basse-Autriche (...) inaugure son nouveau siège »...

C’est là que le jeune Ludwig von Mises (1881-1973) est embauché en 1909, en qualité de conseiller économique, avant de devenir professeur d’économie à l’université de Vienne. En 1926, il fonde un institut de recherche sur les cycles économiques, dont Friedrich Hayeck (1899-1992) devient directeur. Après la Grande Guerre, le monde se trouve « segmenté en unités politiques de plus en plus réduites, alors même que la technique et les échanges poussaient dans le sens même d’un système économique unifié »... Pour ces intellectuels baptisés « néolibéraux », aux intérêts parfois contrastés, la « division internationale du travail » (la « mondialisation », donc) est « l’organisation de l’économie de la planète la plus efficace possible ». Aussi, elle doit être sanctuarisée contre la présumée indocilité des peuples : « Le monde normatif néolibéral n’est pas un marché sans frontières et sans Etats, mais un monde double, protégé par les gardiens de la constitution économique des demandes des masses en faveur de la justice sociale et de l’égalité redistributive. »

 

Vers un « monde de signaux » et de flux...

Dès 1932, l’ordo-libéral Walter Eucken (1891-1950) dénonce la « démocratisation du monde » comme une menace contre la « grande transformation » engagée. La scène des idées qui mènent le « monde occidental » se déplace de Vienne à Genève lorsque Mises y obtient une chaire en 1934.

Les historiens considèrent souvent le colloque du publiciste Walter Lippmann (1889-1973), organisé à l’Institut international de Coopération intellectuelle (Paris, devenu l'Unesco) du 26 au 30 août 1938 en une période incertaine pour les « démocraties libérales », comme « l’acte de naissance du néolibéralisme ». Quinn Slobodian estime qu’il n’a été qu’un « épisode dans une décennie de travaux consacrés à l’étude des conditions de la « Grande Société » à l’échelle de la planète – et non au niveau national ». Pour l’historien, « le néolibéralisme est né de projets d’observation du monde, de la collecte de statistiques mondiales et d’enquêtes internationales sur les cycles économiques  ». Lors de ce colloque Lippmann qui débouche sur une « vision normative du monde », l’industriel français Louis Marlio (1878-1952) invente le terme « néolibéralisme » et expose le contraste entre « le rétrécissement des territoires nationaux et l’exigence de marchés économiques de plus en plus étendus ». Pour ces « néolibéraux » proclamés, il s’agit de « concilier la réalité du nationalisme avec l’exigence constante d’un ordre économique supranational  ».

Après la seconde guerre mondiale, Wilhelm Röpcke (1899-1966), un des créateurs de « l’ordo-libéralisme » ayant rejoint Mises à Genève, déplore la « rage démocratique » des peuples rétifs à se dissoudre dans un grand vent de changement et dans un mouvement perpétuel... Pour Mises, la société capitaliste est une « démocratie de consommateurs dans laquelle chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote ». Il appelle de ses voeux une « société oecuménique » et un «  super-Etat mondial qui l’accompagnera et réalisera la promesse non tenue de la Société des nations  ». Comment ? En se détachant du « principe irréaliste de l’autodétermination nationale et en assumant son rôle, limité mais intensif, de protection du commerce, des placements et des migrations »...

Le succès des orientations de Hayek, développées notamment dans La Route de la servitude (1944), culmine avec la création de la Société du Mont-Pélerin (1947) dont les membres s’assurent d’une position dominante – et déterminante pour les agendas à venir instaurant un « nouvel ordre économique international » et normatif, vitrifié en un « légalisme cybernétique ». C’est-à-dire en une « économie mondiale de signaux – un vaste espace où des informations sont transmises sous forme de prix et de lois »... Si une « certaine attention à la légitimité d’un ordre donné est nécessaire pour éviter qu’il ne conduise au chaos et à la révolte populaire  », les « peuples » ne semblent pas avoir trouvé leur place ni leur voix dans un tel monde-machine « fondé sur des règles » conçues sans eux voire contre eux. Ce régime fonctionnel fondé sur la pensée mécanique et la création technocratique de nouvelles « réalités » englobantes verrouille bien plus de possibles qu’il n’en ouvre...

Alors qu’un « globalisme libre-échangiste » sous impératif numérique heurte ses limites à l’ère du vide terminal qu’il a fini de creuser, les temps viendront-ils pour une réorientation des imaginaires et une reconfiguration de l’ordre social dans le sens d’un « intérêt général » jusqu’alors fort desservi sitôt invoqué ? Ou pour un « changement de logiciel » voire de « paradigme » rendant à l’humain la chance de trouver enfin sa demeure authentique dans la dévastation planétaire basée sur de telles données ? Pour l'heure, son expulsion comme celle du vivant de sa biosphère suit sa trajectoire folle...

Quinn Slobodian, Les Globalistes – une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Seuil, 400 pages, 24 euros



19 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 19 juillet 2022 15:09

    Pub


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 15:54

    Il me semble qu’avec l’axe Occident-Orient coupé en deux, le rêve en prend un coup...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 15:56

    Le problème écologique a pris les devants. Ultra-libéral mais pas suicidaires.


  • Clark Kent Séraphin Lampion 19 juillet 2022 16:07

    la vitrine écologiste a pour but d’affoler les citadins en les culpabilisant

    mais les déforestations continuent, l’agriculture industrialisée est de plus en plus énergivore et destructrice d’espèces (plantes, arbres, insectes, oiseaux) et l’intensification des transports routiers et aériens ne sont pas près de s’arrêter avec le fonctionnement d’Amazon et des transconteneurs venus de Chien

    les pommes viennent d’’Afrique du sud, les perches du lac Tchad mais il n’y a plus de moutarde à Dijon

    le système dit « ultra-libéral » qui n’est qu’une exacerbation de l’économie capitaliste rationnalisée pour optimiser les taux de profits est suicidaire par nature : après moi, le déluge".


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 17:14

      @Séraphin Lampion l’Amérique interdit l’arrivée sur son sol de personnes non-vaccinées. Quand on connaîtra mieux les effets secondaires des vaccins, pas certain que le libre échange soit de plus en plus fluide. On est loin d’en avoir fini avec le Covid...


  • Montagnais .. FRIDA Montagnais .. FRIDA 19 juillet 2022 17:53

    Bien vu, bien documenté ..

    ..

    le « monde occidental » : tout à fait nécessaire de mettre des guillemets .. Vous avez raison. Sans guillemet, il s’agit d’une bien prétentieuse hyperbole

    ..

    On peut même recommander l’apocope : le monde occi .. pour occidenté ..

    ..

    NB : Comme à son habitude, Monsieur Lampion, toujours pas remis de sa dépression, accourt en premier pour moinsser convulsivement et enrichir le débat avec ses brillantes idées

    ..

    NB2 : Merci pour les pistes indiquées Lephénix. https://www.quinnslobodian.com/ .. Crack-Up Capitalism


    • lephénix lephénix 19 juillet 2022 22:15

      @Montagnais .. FRIDA
      merci pour votre visite et votre apport. Que tout ceci ne nous décentre pas de nous-même puisque nous sommes attaqués de l’intérieur aussi. Indépendamment de ces questions d’érudition historique sur les origines présumées de ce « courant de pensée »’ (? ??!!!), il faut laisser ouverte la voie vers l’essentiel...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 19:03

    Pourquoi le Covid est une excellente nouvelle. Parce qu’il a mis un sérieux coup d’arrêt au Promothées de notre destruction avancée. Lire : Ode Practat Didier : Le mystérieux portails des lions...


    • lephénix lephénix 19 juillet 2022 22:18

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.
      pas le c... mais la pénurie annoncée d’énergie qui va gripper la machinerie techo-admiistrative qui défait le monde... libre à chacun de le refaire plus « fraternellement » sans dévoiement du terme...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 19:17

    Le signe de la technologie est le signe du verseau. Hélaaas pour lui, le grand méchant Pluton va y stagner jusqu’en 2043. Pluton est celui qui détruit l’ancien obsolète pour une renaissance (comme le Phénix).... On commence à percevoir les nombreuses censures ou gendarmes qui commencent à sévir sur facebook...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 19 juillet 2022 19:20

    La grande fraternité mondialiste promise par l’autiste Zuckerberg se révèle un monstre tentaculaire et trollesque....


    • lephénix lephénix 19 juillet 2022 22:22

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.
      la machination a bien déracinés hors de soi hors sol hors du prochain ceux qui ne sont pas tenus pour « nécessaires » ni « essentiels » et ne comptent pour rien le déracinement de l’esprit et de la sensibilité...


  • Ecométa Ecométa 20 juillet 2022 13:45

    Il me semble qu’il ait une chose totalement oubliée :

                      le « positivisme » !

    Rejeté en son temps au 19 è siècle, il a été réhabilité par Milton Friedman au milieu des années 70 du siècle dernier, qui professait que la « science économique doit être une science »positive«  ! Autrement dit une science qui se regarde »technoscientifiquement" le nombril l

    • Dans sa « loi des trois états », Auguste Comte oppose l’explication métaphysique, ontologique et philosophique, qui pose la question « pourquoi ? » à l’explication positiviste et scientiste qui se contente de répondre à la seule question du « comment ? » : le comment sans le pourquoi ! Une véritable « aberration intellectuelle " !

    • En fait pour Auguste Comte il n’y a pas de causes fondamentales… même pas celle de la Nature, ni celle des états de nature qui ont émergé de la Nature première, puisque la « Nature », la grande oubliée de l’explication causale d’Auguste Comte, ne figure pas parmi ces trois « états » (pour mémoire : état théologique, état métaphysique et état positiviste ou scientiste … Dieu, l’humain et la science des humains. Un état positiviste, ou scientiste, auquel, au bout du compte, tout est réduit : la nature par omission et volonté de domination, Dieu par principe et les humains qui doivent, selon cette « loi des trois états », se soumettre à l’esprit supérieur de la science : entendez à l’« Elite » humaine scientifique et pseudoscientifique !

    • C’est simple, on peut même dire, « simpliste », mais, pour le positivisme il n’y pas de causes primordiales (ni Nature, ni état de nature) que des « conséquences » sur lesquelles il nous suffit d’agir ; c’est la raison pour laquelle nous ne faisons qu’ajouter des conséquences à des conséquences et forcément des problèmes à des problèmes ; quant au fond, il y a belle lurette, certains que nous sommes de notre savoir et de notre culture technoscientiste : nous ne résolvons plus rien !

    • En fait : nous nous enterrons sous la sciure la plus épaisse du scientisme et du technoscientisme !

    Le positivisme , qui est la « pseudo philosophie » des tous ces ploutocrates et « politichiens » mondialistes voués au scientisme et au technoscientisme (on est dans le Nazisme : mondialisme = Nazisme) ; tout ce petit monde de l’entre-soi, a programmé la fin du « Principe d’Humanité », la fin de l’Humanité : l’avènement du « transhumanisme » !

    Mondialisme = nazisme !

    Qu’en est-il, alors que ce droit figure dans toutes ces Chartes qui protège l’Humanité : du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

    Il semble nécessaire de rappeler que c’est au titre d’un « complot contre l’humanité » que les dignitaires nazis on été condamnés il y a 7 décennies !

    Il y a donc des « comploteurs » à très haut niveau : niveau « Élites » : économique, politique, institutionnelle, administrative et judiciaire ! Il y a un complot contre la « Démocratie » et contre le « Principe d’Humanité » ! 

    Il y a donc les « comploteurs » et ceux qui sont traités de « complotistes » par ces comploteurs alors qu’il sont des lanceurs d’alerte ; puis il y a des « complotés » qui se laissent faire incapables qu’ils sont de réaliser ce qui se passe ; tellement ils sont dans une confortable jouissance à se faire ploter !

    Il faut choisir son camp camarade : s’insurger ou collaborer !  


    • lephénix lephénix 20 juillet 2022 22:35

      @Ecométa
      ce dogmatisme positiviste et « républicain » a bel et bien déraciné le savoir social de la vie commune, du sens commun, avec sa machinerie techno-administrative qui exproprie chacun de son expérience du monde et éradique tout savoir échappant à la « socialisation » qu’il s’approprie de façon indue encore faut-il en avoir vraiment conscience... et se recentrer sur ce qui est à notre portée encore pour retrouver un fondement, des fondamentaux, une assise, un axe...


    • Parrhesia Parrhesia 22 juillet 2022 06:36

      @Ecométa et à lephénix,

      Bien pensé. Bien dit !
      Dans le même esprit (du moins je crois), nous finissons toujours par retomber sur la question de Leibnitz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
      L’absence de réponse à cette question induit probablement, dans une certaine mesure, la réflexion de Malraux : « Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas ! »
      Malraux, ou peut-être un autre penseur de haut niveau intellectuel, aurait pu aussi bien dire : « sera spirituel » ou « sera philosophique »...
      Peut-être était-ce une façon lapidaire de dire :
      « Au XXIème siècle, les poussées scientifiques et techniques boosteront les fonctions financières et/ou bassement commerciales vers un niveau »humainement incontrôlable« sur les plans socio-économiques, donc politiques. »
      Que partant de ce constat maintenant vérifié, il faudrait impérativement revenir, ne serait-ce que temporairement, vers les conceptions classiques millénaires de régulations sociétales telles que « religion », « morale », « code du Droit », Etc.
      Et ceci, même en sachant ces conceptions imparfaites comme toute entreprise humaine.
      Malheureusement, le « vulgum pecus » n’ a pas eu la puissance intellectuelle nécessaire pour domestiquer démocratiquement les progrès de la science et de la technique, progrès désormais tombés entièrement entre les mains de ceux qu’ Ecometa nomme à juste titre « les comploteurs ».
      Ceux-ci ont remplacé l’Arche d’Alliance par un tiroir-caisse, la morale par le narcissisme tyrannique et pervers, et la notion de Droit Régalien par la Loi du Plus Fort médiatiquement !!!
      Et cela menace désormais de durer aussi longtemps que le vulgum pecus n’imposera pas à nouveau et démocratiquement aux comploteurs des réponses aux questions existentielles ci-dessus qui soient acceptables par tout le monde au moins temporairement. De telle sorte que chacun soit maître chez lui, 

      Ce qui risque désormais de représenter un bail !!!
      Bon courage et compliments à tous les deux


    • lephénix lephénix 22 juillet 2022 09:37

      @Parrhesia
      merci pour votre visite... attention à la phrase apocryphe prêtée par panurgisme merdiatique à malraux qu’il déplorait déjà de son vivant, elle est de william james, le « père de la psychologie moderne », auteur de « l’expérience religieuse » (1898) et mort en...1910 ! malraux l’a sans doute cité lors d’une itv et depuis on lui colle cette « petite phrase du siècle »...c’est en tout cas la voie qu’il faudrait garder ouverte, avec celle de l’expérience commune du monde, qu’on nous pave de bien mauvaises intentions et qu’on nous surencombre par des contagions de lieux communs et autres bobardements continus pour maintenir dans l’illusion miséreuse et mortifère, dans l’absence à soi.....


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