Le CV anonyme est-il mauvais par principe ?
Roger Fauroux, ancien ministre socialiste de l’Industrie sous le gouvernement Rocard, a écrit un rapport sur la lutte contre les discriminations au travail. Il y insiste sur le fait que la discrimination est un problème de mentalité et non de loi. Il préconise des campagnes de sensibilisation et des mesures « tendant à objectiver les modes de recrutement » : « sur les CV on indique pratiquer la voile et aimer les voyages, alors que dans les pays anglo-saxons ce sont les qualités professionnelles qui comptent ». De même, le recrutement des sapeurs-pompiers comprend des tests de culture générale et d’histoire de France alors que l’habileté d’un candidat pour le poste n’est pas testée. Le projet de loi pour l’égalité des chances débattue au Sénat cette semaine est l’occasion de déclencher une action publique d’intérêt général dans ce domaine.
Les arguments invoqués à l’encontre du traitement anonyme des CV ne résistent pas à l’examen. Faut-il se présenter cagoulés ? Il s’agit de traiter de façon anonyme le CV en vue d’une sélection objective des candidats pour le premier entretien (crucial) d’embauche, pas de recruter à l’aveugle. Une gestion trop lourde pour les entreprises ? AXA a décidé de rendre anonymes les seules candidatures saisies sur leur site Internet, soit 500 recrutements par an. Une autre entreprise a chargé une personne du service des ressources humaines de l’ « anonymisation » des CV, ce qui exige moins d’une minutes par jour par CV. Le logiciel Léa (gestion des flux de CV) de la société E-manation permet de générer automatiquement des documents anonymes à partir des CV reçus sous format électronique.
La pensée magique sévit encore : le recours au CV anonyme n’est pas LA solution qui va régler tous les problèmes. Peugeot-Citroën l’a essayé avec des résultats contrastés et se tourne vers l’« auto-testing ». Mais, selon le rapport Fauroux : « Il ne fait pas de doute que l’anonymat conduira, dans certains secteurs, à sélectionner pour un entretien des candidats qui étaient auparavant écartés pour des motifs discriminatoires. Les testings effectués par l’Observatoire des discriminations montrent suffisamment l’ampleur de cette mise à l’écart sur les seules données personnelles figurant dans les CV des candidats. Il est vraisemblable aussi que les candidats sélectionnés par ce biais seront reçus en entretien [...].Pour les entreprises, l’augmentation du nombre d’entretiens avec des candidats issus de l’immigration peut permettre une double prise de conscience : 1/ de pratiques discriminatoires antérieures, 2/ que ces candidats présentent les mêmes profils et les mêmes compétences que les personnes qu’elles recrutent habituellement. Pour les publics concernés, l’entretien est en soi un exercice utile et constitue surtout l’occasion de faire enfin valoir son envie et sa motivation. Combinés, ces bénéfices sont susceptibles de mettre un terme à une discrimination systémique consistant à écarter, un peu par habitude et sans réelle conscience de l’interdit, tous ceux dont le profil personnel s’éloigne de celui du candidat de référence. »
La discrimination est réelle. M. Jean-François Amadieu, directeur du Centre d’étude et de recherche sur les organisations et les relations sociales, le CEGORS, devant la commission des lois. Compte rendu de son audition : « par rapport à un homme français "de souche" de 28 ans, une personne handicapée a 15 fois moins de chances d’être retenue pour un entretien d’embauche, un homme d’origine marocaine 5 fois moins, une personne âgée de 50 ans 4 fois moins, et que de semblables discriminations touchent les personnes au physique disgracieux ou résidant dans un quartier en difficulté. » Le cabinet de recrutement Gavand Consultants reconnaît que le problème ne date pas d’hier, à cause du tabou de la discrimination « dans les entreprises drapées dans la culture de l’égalité républicaine ». La prise de conscience actuelle vient de la mondialisation : en raison des recrutements internationaux croissants, nous nous apercevons que le problème est plus accentué en France que dans les pays anglo-saxons !
Pourquoi ? Nous l’avons montré souvent, la France est égalitaire en principe mais structurée de fait en castes qui s’ignorent et s’isolent. Le poids des réseaux n’est pas un vain mot dans les recrutements d’un certain niveau ; à la base aussi, « la motivation » à s’intégrer dans les groupes joue aussi largement un rôle d’« entre-soi ». L’Education nationale fait comme si le problème n’existait pas et n’adapte en rien les filières de formation afin de limiter la sélection par les seules maths ou par l’aisance culturelle familiale. L’orientation est considérée comme une liste administrative à proposer, pas comme une démarche à entreprendre. Même chose à l’ANPE où la seule chose qui intéresse le « conseiller » est de savoir si vous avez « droit » ou non. Pour la recherche, débrouillez vous, sauf si vous ne savez ni lire ni écrire.
Il n’y a pas au Royaume-Uni de traitement préférentiel des candidats en fonction de leur identité ethnique à l’étape de la sélection. Les entreprises et depuis 5 ans les employeurs du secteur public s’efforcent de susciter davantage de candidatures des minorités et elles sont plus généralement incitées à le faire. L’usage veut surtout que le savoir-faire pratique du métier compte bien plus que les diplômes acquis à 16 ou 20 ans. Du fait que l’exemple vient des pays anglo-saxons et que l’initiative de la loi vient du gouvernement de Villepin, faudrait-il le rejeter en bloc sans examiner sa pertinence ? Il y a de la mauvaise foi chez beaucoup d’opposants « par principe ». Beaucoup de mépris pour l’intérêt du plus grand nombre.