vendredi 5 juillet 2019 - par Paul Jael

Malthus, l’économiste

Les écrits démographiques de Thomas Robert Malthus (G-B : 1766-1834) lui ont taillé une réputation sulfureuse. On sait moins que parallèlement, Malthus fut à son époque un économiste distingué. Il est même historiquement le premier professeur de science économique. Il est en discussion constante avec son ami David Ricardo, mais les deux hommes doivent souvent constater leur désaccord sur les grandes questions économiques. Ci-dessous, le chapitre de mon livre "Ombres et lumières de l'économie politique" que je consacre à Malthus.

En 1820 paraissent les « Principles of Political Economy Considered with a View to Their Practical Application ». Thomas Robert Malthus y développe les mêmes thèmes que Smith, Ricardo et Say, mais avec un point de vue souvent original.

Malthus commence par poser la question : qu’est-ce que la richesse ? Il constate que la frontière des éléments à y inclure fait débat. : tout ce qui a de l’utilité ? Tout ce qui a une valeur dans l’échange ? Tout ce qui est destiné à l’échange ? Selon le critère choisi, on risque d’éliminer des éléments de façon contre-intuitive ou bien on risque le paradoxe que des unités d’un même type de bien soient les unes incluses, les autres exclues. Les talents constituent la principale pierre d’achoppement. Say les inclut dans la richesse. Mais comment les calculer, les valoriser ? Leur intégration sacrifie la précision, essentielle en économie. Au nom de la mesurabilité, Malthus ne retient finalement que les objets matériels ; on peut estimer un instrument de musique, pas la musique qu’il jouera.

Liée à la question de la richesse est celle du travail productif sur laquelle Smith s’était échiné. Malthus adhère à la conception de ce dernier, si ce n’est qu’il préfère substituer le terme services personnels, moins péjoratif, à travail improductif. Il dit considérer cette distinction comme la pierre angulaire de la construction smithienne et ne pas comprendre ceux qui prétendent l’admirer tout en rejetant cette distinction. Malthus estime que la définition du travail productif et de la richesse léguée par Smith est la meilleure possible, mais il avoue qu’elle n’est pas inattaquable.

Après la richesse, il est naturel d’enchaîner avec la valeur, plus précisément la valeur d’échange. Sur le marché émerge une valeur unique, même lorsque tous les participants attribuent à l’objet une valeur subjective différente. Chaque bien est une mesure de la valeur de tous les autres et un pouvoir d’achat sur eux. Mais la valeur ne suffit pas à assurer l’échange ; le troc se heurte au problème pratique de la réciprocité des besoins. Sa solution implique la circulation d’un medium dans l’échange. Le prix n’est autre que la valeur d’échange exprimée en unités de ce medium (métal précieux).

Contrairement à Smith et Ricardo, Malthus insiste sur le rôle essentiel de l’offre et de la demande dans la détermination de la valeur. La force du désir dont il est l’objet accroît la demande et donc la valeur ; la difficulté de le produire réduit son offre et accroît donc également la valeur. Evaluons un bien A et prenons le bien B comme unité. Supposons que un A vaille dix B. Ladite valeur de A peut changer intrinsèquement en cas de modification du désir de A ou de la difficulté de le produire. Elle peut changer extrinsèquement si ce sont le désir et la difficulté de produire B qui varient. Si une amélioration technique touche également la production de tous les biens, les valeurs d’échange resteront constantes. La mesure standard de la valeur nécessiterait la constance de la difficulté de produire un large éventail de biens ainsi que la constance de goûts, une condition en total contradiction avec l’expérience. Malthus ne s’embarrasse donc pas de la problématique de Ricardo ; il sait devoir renoncer à la valeur intrinsèque.

Nous savons que pour Ricardo et Smith, le prix du marché établi selon l’offre et la demande est attiré par une espèce de prix permanent qui correspond au coût de production ou à la quantité de travail, ces deux critères ayant été mis en avant. Concernant le coût de production, Malthus s’accorde avec eux sur le principe, mais constate qu’empiriquement beaucoup de prix n’égalent pas le coût de production : les prix des secteurs monopolisés échappent toujours à cette détermination et à court terme tous les prix y échappent. Malthus apprécie la vision smithienne où sont additionnés le salaire nécessaire pour inciter à travailler, le profit nécessaire pour inciter à investir et la rente nécessaire pour offrir le sol. On obtient ainsi le prix minimum pour qu’un bien soit offert, mais Malthus veut réserver l’appellation « valeur » à un concept qui intègre le désir des consommateurs autant que du coût. Malthus insiste sur le fait que les trois composantes précitées résultent du jeu de l’offre et de la demande comme n’importe quel prix.

Vis-à-vis de la valeur-travail, Malthus est plus critique. D’abord, il constate l’ambiguïté de Smith : tantôt, il semble considérer le travail incorporé dans l’objet, tantôt la quantité de travail que cet objet peut commander (contre laquelle il peut s’échanger). Il condamne la première interprétation, celle qu’adopta Ricardo, car elle ignore l’effet du capital et de la terre. L’effet Ricardo est d’ailleurs l’aveu implicite de la part de Ricardo que le profit influence la valeur. Malthus préfère largement la seconde interprétation, bien que, selon lui, elle ne mesure adéquatement que la valeur intrinsèque.

La valeur de la monnaie est susceptible de fluctuer comme toutes les autres et Malthus critique la fiction de Ricardo considérant ces fluctuations comme négligeables. Si la facilité de l’exploitation minière s’accroît, le prix de toutes les marchandises (y compris le travail) tendra à croître ; un afflux d’or généré par la balance commerciale excédentaire aura le même effet. Par contre, la variation du taux de profit élèvera certains prix et en abaissera d’autres (effet Ricardo).

Venons-en à l’important chapitre sur la rente foncière. Malthus s’oppose à Smith, Say et Ricardo qui ne la considèrent que comme une rente de monopole (liée à l’appropriation du sol et à sa rareté) et donc un pur prélèvement sur le revenu des autres agents. Selon Malthus, elle est la digne rémunération d’une contribution ; trois conditions sont nécessaires pour qu’il y ait rente :

  • La rareté des terres fertiles, qu’on ne peut certes pas nier
  • La capacité de la terre d’entretenir plus de personnes que le nombre nécessaire pour la travailler. Malthus écrit : “rent is the natural result of a most inestimable quality in the soil, which God has bestowed on man the quality of being able to maintain more persons than are necessary to work it”[1].
  • La qualité des biens de subsistance (le produit de la terre) de créer leur propre demande. Plus de nourriture incite à l’accroissement de la population et donc à celui de la demande de nourriture.

En fait, Malthus s’ingénie, vainement, à trouver une différence essentielle entre la production agricole et les autres[2], une différence autre que le caractère monopolistique de l’accaparement des terres et qui serait liée à la fertilité. Cette chimère surprend moins si l’on se place du point de vue de l’homme de XIXe siècle, privé du recul que nous avons aujourd’hui pour observer l’évolution de l’agriculture devenue une industrie comme une autre où la surproduction menace continuellement malgré la part décroissante de la population active dans ce secteur et l’affectation d’une part croissante du sol à d’autres usages.

Concernant la nature de la rente, il importe peu qu’elle soit perçue par un landlord ou qu’elle s’ajoute au profit du fermier propriétaire. La rente n’est pas le profit ; elle obéit dans tous les cas à d’autres lois économiques. Malthus oppose la rente purement économique obtenue par les landlords anglais à la rente vorace due au souverain dans les empires asiatiques.

Débarrassée des jugements de valeurs et des considérations sociales, la théorie de la rente de Malthus est proche de celle de Ricardo. Toutefois, Ricardo rejette l’idée d’une rente autre que différentielle alors que Malthus pense que même le propriétaire de la terre la moins fertile peut en retirer une rente grâce à des occupations comme le pâturage, la collecte de bois de chauffage plutôt que de la laisser à l’abandon.

Lorsqu’une société connaît un progrès économique sur le long terme, il s’accompagne d’une augmentation à la fois absolue et relative de la rente.

  • D’une part, parce que l’accroissement de la production entraîne celui de la population et mène donc à la mise en culture de terres moins fertiles ; lorsque l’éventail des niveaux de fertilité s’élargit, la rente différentielle totale s’accroit.
  • D’autre part, parce que les fermiers investissent pour améliorer la terre, ce qui élargit également l’éventail des fertilités. Par la renégociation périodique des baux, conjuguée avec l’égalisation des taux de profit, le landlord récolte en définitive les fruits de ces améliorations. Malthus recommande aux propriétaires fonciers de ne pas adapter la rente trop rapidement de façon à sauvegarder l’incitation à investir dans le chef des fermiers.

Paradoxalement, Malthus tire argument de cette coïncidence entre le progrès économique et l’accroissement de la rente pour affirmer l’identité d’intérêt entre les landlords et la société dans son ensemble. Il doit toutefois admettre que la situation aux Etats-Unis caractérisée par une agriculture prospère avec une rente très basse ne conforte pas son opinion.

Après la rente, Malthus s’intéresse au salaire et au profit. Il distingue le salaire nominal et le salaire réel ce dernier tenant compte de l’évolution des prix. Leur évolution est appelée à diverger puisque le prix du blé, prépondérant dans les budgets ouvriers, doit augmenter pour les raisons expliquées ci-avant ; Malthus pense que le salaire nominal augmentera aussi mais moins rapidement que les prix ; le salaire réel tendra donc à baisser. A moins long terme, le salaire nominal varie suivant les fluctuations de l’offre et de la demande de travail. La demande dépend du fonds de subsistance, qui est la partie du capital circulant destinée aux salaires. L’offre de travail est fonction des habitudes de la classe ouvrière. L’analyse de l’offre de travail dans ce chapitre surprend un peu, car Malthus s’y écarte du catastrophisme qui le caractérise habituellement lorsqu’il aborde la question de la population. Certaines ouvertures laissent entrevoir la possibilité d’un réel progrès de la condition ouvrière.

Comme chez Ricardo, le salaire nominal et la rente augmentent… et le taux de profit diminue. Deux causes se conjuguent :

  • Le taux de profit agricole se règle sur l’exploitation de la terre marginale. La baisse de la fertilité nécessite un accroissement de la quantité de travail pour obtenir un produit donné. A salaire constant, la part de la valeur produite disponible pour le profit doit donc baisser. Malthus fait ici peu de cas de l’accroissement des prix agricoles qu’il annonçait ailleurs. L’industrie, quant à elle, n’est pas sujette à la baisse de la fertilité du sol, mais elle en subit le contrecoup. La baisse du profit agricole entraîne le transfert des capitaux de l’agriculture vers l’industrie, ce qui y accroît la concurrence. Les prix des biens industriels doivent donc diminuer. En définitive, tous les profits baissent à cause de l’évolution de la fertilité.
  • En outre, le salaire nominal ne restera pas constant mais devrait hausser. Malthus évoque une pression de la demande de travail sur l’offre, ce qui n’est pas cohérent avec le reste de sa théorie, mais on a vu que la hausse du prix du blé amènera ce même effet.

La deuxième et dernière partie de l’ouvrage est intitulée « On the Progress of Wealth ». Il s’agit d’une leçon de macroéconomie qui anticipe largement les conceptions modernes. L’analyse intègre la croissance économique et la problématique des crises de surproduction.

On sait que chaque produit fait l’objet d’une offre et d’une demande ; Malthus agrège l’offre et la demande au niveau de l’économie prise globalement. Pour favoriser une croissance harmonieuse, il faut assurer la croissance de l’offre et de la demande globales dans des proportions adéquates.

Malthus examine successivement les facteurs favorables à l’offre globale et ceux favorables à la demande globale. Concernant l’offre, il cite :

  1. L’accroissement de la population. Si l’offre de travail s’accroît, le salaire tend à baisser, ce qui incitera à l’embauche. Malthus reconnaît que ce principe comporte en lui sa propre limite. Par ailleurs, ce facteur est également favorable à la demande puisqu’il accroît le nombre de consommateurs.
  2. L’épargne et l’accumulation de capital. L’épargne est à la fois nécessaire parce qu’elle crée le capital et nuisible parce qu’elle réduit la consommation. La difficulté est de la proportionner adéquatement. La circonstance la plus favorable est celle d’une hausse du revenu national, car l’épargne peut alors croître sans imposer la baisse de la consommation.
  3. La fertilité du sol
  4. Les inventions. Malthus fait preuve d’un optimisme modéré à leur égard. Si l’invention réduit le coût de production d’un bien pour lequel existe un fort potentiel de hausse de la consommation, la valeur produite totale de ce bien pourrait augmenter. Dans le cas contraire, le revenu libéré doit se reporter sur d’autres produits. L’expérience montre que cette adaptation ne se produit pas toujours immédiatement.

Les facteurs favorables à la demande sont :

  1. La division de la propriété terrienne. Un nombre restreint de très grands propriétaires fonciers ne peuvent assurer une consommation suffisante. Il est souhaitable de constituer une classe moyenne aisée dans les campagnes. Mais une division de la propriété à l’excès serait contre-productive, car les revenus des petits propriétaires ne leur permettraient pas de participer à la consommation de luxe. Malthus regrette donc l’abrogation de la primogéniture, telle qu’elle fut décidée par le gouvernement révolutionnaire en France.
  2. Le commerce national et international. Il permet à chaque unité produite d’aller là où elle est le plus désirée, c’est-à-dire là où les demandeurs offrent le prix le plus élevé.
  3. L’existence d’une classe de consommateurs nets. Les capitalistes ont tendance à trop épargner, en vue de constituer une grosse fortune. Il faut donc un contrepoids, un groupe qui consomme plus qu’il ne produit. Il y a bien-sûr les landlords, mails il est important qu’ils soient entourés d’une multitude de prestataires de services personnels : domestiques, prêtres, médecins et fonctionnaires et soldats. Cependant, ces derniers sont payés à partir des impôts et non par un acte volontaire comme les domestiques ; il faut veiller à ce que leur coût n’implique pas une fiscalité qui découragerait l’investissement.

Revenons à la loi des débouchés de Say. L’impossibilité d’une surproduction générale (par opposition à partielle) est une idée partagée par la grande majorité des économistes de l’époque et notamment par Ricardo et Mill. Malthus ainsi que l’économiste suisse Sismondi s’y opposent. Il s’ensuit tout un débat connu sous le nom de « general glut controversy ».

Concernant la loi de Say, Malthus écrit : “It is by no means true, as a matter of fact, that commodities are always exchanged for commodities. An immense mass of commodities is exchanged directly, either for productive labour, or personal services : and it is quite obvious, that this mass of commodities, compared with the labour with which it is to be exchanged, may fall in value from a glut just as anyone commodity falls in value from an excess of supply, compared either with labour or money”[3].

Malthus considère que l’épargne est une fuite dans le circuit économique. L’individu peut épargner autant qu’il le souhaite, mais il n’en va pas de même de la société, dont l’épargne globale doit être proportionnée à la demande finale, qui, seule, peut valider tous les investissements qui seront opérés. Les opportunités d’investir rentablement ne sont pas illimitées. “But if the conversion of revenue into capital pushed beyond a certain point must, by diminishing the effectual demand for produce, throw the labouring classes out of employment, it is obvious that the adoption of parsimonious habits beyond a certain point, may be accompanied by the most distressing effects at first, and by a marked depression of wealth and population afterwards”[4]. J’insiste sur l’expression “effectual demad” qui revient régulièrement dans le chapitre et a la même signification que l’ « effective demand » de Keynes. Celui-ci louera le travail clairvoyant de Malthus.

Malthus émet à l’encontre la loi des débouchés ces trois arguments :

  1. Si la propension à épargner s’élève, la diminution du besoin abaissera la valeur des produits, qui pourrait tomber sous le coût de production.
  2. Si la capacité productive s’élève considérablement, au lieu d’avoir tout le monde qui achète plus à tout le monde, il se pourrait que la population préfère un surplus de temps libre.
  3. Selon Ricardo, l’individu qui investit ne diminue pas la demande, car par ricochet le revenu investi se retrouvera dans les mains de salariés qui le dépenseront en consommation. Malthus rétorque que si les riches affectent une forte proportion de leur revenu en ce sens, les biens de consommation ouvrière se retrouveront vite en état de pléthore.

 

Source : Malthus Thomas Robert, Principles of Political Economy, Augustus M.Kelley , New York 1922

 

[1] Malthus Principes p. 148. Cette invocation divine nous rappelle que parallèlement à son métier d’économiste, Malthus était également prêtre de l’Eglise anglicane.

[2] Je me permets de ne pas exposer ici ses multiples arguments en ce sens.

[3] op. cit. p. 316.

[4] Ibid. p. 326.



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