mercredi 17 septembre 2014 - par jean-jacques rousseau

Sortir de la récession : renaissance de la civilisation en Grèce antique

Nous avons abordé dans le chapitre précèdant le sujet de l'effondrement mycénien. Vers 1200 av JC, dans la péninsule hellénique une société brillante sombre peu à peu dans l'obscurité. Après un bref exposé de situation générale (Sortir de la recession : l’échec du modèle grec archaïque), un second article (De Minos à Thésée et Ulysse : Relecture systémique du « choc de civilisation » en Grèce héroïque) nous a permis d'approfondir la question d'une causalité multifactorielle de cette récession démographique, économique, culturelle, etc. 

A l'inverse, à partir 800 av JC, une nouvelle société grècque impose son dynamisme, son caractère et affirme progressivement son influence sur toute la Méditéranée. Il s'agit d'une sorte de résurrection après quatre siècles d'oubli, période que de nombreux chercheurs désignent comme "les ages obscurs".

Nous assisterons désormais à l'affaiblissement d'un système de nature patrimoniale - l'Oïkos - en faveur de l'élaboration d'un système de type républicain : la Cité-Etat. Cette organisation n'est pas à proprement parler "nouvelle" puisqu'on l'a observé sous des formes diverses en Asie Mineure (Troie), en Crète (Knossos) voir à une époque immémoriale en Mésopotamie (Ur, Akkad & Sumer, etc.). Toutefois ce modèle institutionnel va ici offrir un cadre à une réforme fondamentale : la Démocratie qui va permettre une liberté d'expression, une prodigieuse effervescence culturelle.

Mais nous n'en sommes pas encore là. Nous réservons l'étude du système de Cité-Etat, ses atouts et ses limites pour plus tard. Car nous profiterons de cette période intermédiaire pour tenter de distinguer les causes de cette heureuse renaissance, identifier les éléments-clés en interaction et reconnaitre les processus à l'oeuvre dans cette phase d'émergence d'une civilisation classique dont l'éclat ne cessera de luire sur l'humanité entière.

Une polémique entre érudits s'est longtemps attachée sur les facteurs prédominants dans la formation de la Cité-Etat grecque. Dans une note sur l'origine de la cité grecque [1] Ray Kierstead, professeur à Yale University tente d'exposer la richesse de cette réflexion largement ouverte par des chercheurs tels Oswyn Murray [2], Ian Morris [3], Thomas Martin [4], Victor Hanson [5] François de Polignac [6] , etc.

Plusieurs thèses semblent rivaliser pour expliquer cette convergence historique dans la constitution de cités organisées, autonomes et influentes. Parmi les éléments décisifs on note l'organisation militaire de la phalange d'hoplites. Il s'agit d'un groupe de combat d'origine sumérienne [7] concu pour briser l'attaque ennemie grâce à une rigoureuse discipline où chaque soldat, doté d'une longue lance notoirement efficace contre les attaques surprises de cavalerie, garde son rang dans une formation compacte commandée par un chef. Cet argument n'est certainement pas négligeable puisqu'on voit en Mésopotamie vers 3000 av JC la même cause produire le même effet : "Cette concentration démographique met fin à l'ère de la tribu et de « chef de clan », le monarque ou tyran au pouvoir devient « administrateur ». Les dirigeants tirent de cet essor agricole des revenus stables et élevés. Les armées régulières qu'ils peuvent alors lever assurent la défense de la cité et de son territoire, mais servent aussi à légitimer leur pouvoir puisque leur loyauté est assurée par une solde. D'autre part, ces soldats entraînés sont un indéniable avantage sur des voisins moins puissants qui doivent se contenter de paysans-soldats : cet avantage ouvre la voie à l'expansion géographique qui accroît encore les revenus de l'État." Toutefois on note une légère dissonance dans cette thèse. Si en Mésopotamie l'organisation militaire a servi à la constitution de Cités dotées de vastes territoires voir d'empire, le résultat n'est pas le même en Grèce (avant l'époque macédonienne) puisque chaque Cité conserve un territoire limité dans une sorte d'équilibre maintenu par un jeu d'alliances. Et contrairement à une organisation sociale fortement hiérarchisée à laquelle on aboutit en Orient, on prétend que la phalange aurait ici contribué à instaurer l'esprit de solidarité et d'égalité des membres de la cité, préalable à la citoyenneté démocratique.

D'autre part un enseignement remontant à Aristote fait reposer la fondation de la Cité sur l'égalité citoyenne, or cet argument ne résiste pas longtemps au fait que cette citoyenneté n'est réservée qu'à un nombre limité de résidents. Ian Morris observe que : "Tous les citoyens ont [certes] une part dans la polis, mais celle-ci dans sa forme la plus développée reste économiquement fondée sur l'institution de l'esclavage. Si tous étaient devenus citoyens, cette communauté aurait cessé d'exister." Il s'agit d'une "culture politique caractérisée par une égalité approximative entre les propriétaires fonciers de sexe masculin et dans lequel une ligne de démarcation nette sépare le monde de la polis du monde de l'oikos (la maison) - celui de la vie publique et de la vie domestique". Or cette culture politique n'a cessé d'évoluer. On le voit dans le rapport avec la femme où tantot elle est déesse civilisatrice ou l'âme-soeur chez Platon, tantot le piège fatal de La Théogonie d'Hésiode [8]. On verra aussi une évolution de la place du privé qui va diminuant au profit de la sphère publique dans la vie sociale [9]. Ces caractères relatifs (marginalité de la citoyenneté, instabilité et diversité des régimes politiques, anachronisme de ce système politique au VIIIem siècle av JC) de la culture politique la rend difficile à interpréter comme un élément déterminant à l'origine de l'émergence grècque mais plutôt comme une résultante et réflexion explicative a posteriori [em].

Certains auteurs [10] insistent sur les pratiques économiques notamment l'aspect foncier et agricole sur la base du travail intensif du sol à l'origine d'une prospérité matérielle permettant la création d'un réseau de cités grecques. Cependant même en imaginant une classe d'agriculteurs "ennoblis" par le travail de la terre et la gestion vigillante des ressources domestiques, il est difficile d'y trouver une raison suffisante de la cohésion sociale et du développement urbain.

Un argument original est développé par le français François de Polignac pour qui "l'organisation de la société est une expression, par-dessus tout, de pratiques religieuses". La polis avait un caractère sacré défini par les divers cultes majeurs et mineurs à l'intérieur de ses frontières. Il se propose de mettre en évidence un facteur jusqu'ici négligé dans la naissance de la polis aux VIII et VII siècles : le rôle à la fois religieux et politique des sanctuaires et des cultes extra-urbains et intra-urbains [11]. L'auteur conclut donc que les facteurs cultuels ont été plus importants que les facteurs proprement politiques ou sociaux dans la formation de la cité.

Dans l'ensemble ces tentatives d'offrir une explication simple à un phénomène historique complexe paraissent sinon contradictoires pour le moins incomplètes. L'obstacle qui se présente tient à l'extreme rareté des sources historiques et à l'état parcellaire de nos connaissances. De plus il est possible que cette tendance à rechercher une cause unique à l'origine de la civilisation grecque classique constitue en soi un handicap superflu. Chaque auteur semble attaché à démontrer la prévalence d'un facteur particulier, la prédominance d'un modèle culturel, social, politique, économique dans un processus pourtant complexe.

Il s'avère nécessaire d'appliquer une nouvelle méthode permettant de reconstituer le déroulement probable d'un évènement particulier. Notre choix d'adopter une méthodologie systèmique doit pouvoir se justifier et démontrer sa pertinence. Cette approche utilisée pour enquêter sur les accidents d'avions et remonter la piste des erreurs humaines, des défaillances techniques, etc. serait utilisée ici pour analyser les causes d'un évenement historique. Elle permettrait de compenser ces lacunes qui ouvrent aux spéculations les plus hasardeuses et d'intégrer la notion de causalité multifactorielle (interaction de facteurs multiples) pour décrire l'évolution d'une société ancienne.

Avec le système de Cité-Etat, dont il existe une diversité de cas sur lesquels nous disposons d'une documentation abondante, il est possible d'identifier une sorte d'objet-type sur lequel nous appuyer et prendre pour point de départ. L'intérêt serait d'envisager ce système non comme un objet fixe et parfait dès l'origine mais comme l'aboutissement d'un processus (de convergence évolutive ?). Car nous supposons que tout système répond à une fonction déterminée comme utile après un apprentissage par succès et échec et l'intention (dans le sens d'un déterminisme téléologique [12]) de stabilisation d'une situation déterminée comme favorable. Ce que l'on peut plus ou moins traduire comme l'expression d'une volonté collective d'évolution positive. Un facteur humain d'intentionalité que la systémique reconnait comme élément topique primordial d'un système humain sous le terme de finalité soit : l'intention formelle explicite ou implicite de parvenir à la réalisation d'un but. Cette intentionalité ou volonté générale est soutenue par une compréhension collective tacite [em].

C'est donc à partir de la résultante que l'on va pouvoir reconstituer ce processus et retrouver les conditions nécessaires à son aboutissement, c'est à dire compléter les dispositifs et les modèles appliqués, supposer les influences, l'impact des effets accélérateurs ou retardants et déduire les ressources nécessaires pour y aboutir.  

Processus évolutif de la Cité-Etat {PNG} Processus évolutif du système de Cité-Etat

Cette présentation schématique n'a aucune prétention à l'exactitude. Il est grossier d'imaginer une transition brutale d'un système à un autre. En rester à cette typologie globale serait ignorer la diversité, la richesse sous-jacente des dispositifs internes et des modèles sociaux, culturels, économiques et politiques qui contribuent chacun à leur niveau et à une étape particulière du processus à cette mutation d'un type d'organisation à une autre. Mais il est utile de rappeler qu'il n'y a pas de génération spontanée ou miraculeuse d'un nouveau système, que chaque système porte en lui la matrice d'un modèle antérieur. Ces étapes évolutives se sont déposées en couches sucessives qui se retrouvent dans la culture religieuse, artistique, technique, politique, l'organisation sociale et économique du système étudié ainsi que dans l'interaction avec son environnement. Ainsi la composante ethnique de la société grecque se retrouve dans la répartition des aires linguistiques et les alliances diplomatiques entres cités, le modèle clanique dans l'organisation territoriale de la cité, le dispositif socio-économique archaïque de l'oikos dans le droit patrimonial à la propriété et celui de la citoyenneté. 

Ainsi plutot que de rechercher une cause unique nécessaire et suffisante il s'agit de mettre en valeur ce processus multifactoriel permettant à des groupes sociaux aux intérêts conflictuels (et des modèles hétérogènes) de s'organiser en institution politique cohérente. En effet : face aux pressions internes et externes chaque système subit une crise permanente. C'est cette crise qui pose une contrainte, un défi à surmonter. Soit les mesures d'ajustement prises déclenchent un effet dynamique ouvrant sur une phase de développement et un nouveau niveau d'équilibre ; soit - en cas de réponse inadaptée - provoquent un gaspillage des ressources, un déclin des performances et une phase d'instabilité.

Etudier la renaissance grecque c'est souligner la valeur des réponses adaptatives mises en oeuvre et dégager les dispositions heureuses qui ont permis à cette société d'atteindre des objectifs de stabilité et d'expansion. Sur le plan culturel on verra que la coexistence sociale a pu s'inscrire dans le cadre d'une dévotion au sacré sans pour autant que les traditions n'aient fait obstacle aux innovations les plus avantageuses. Sur le plan démographique la concentration de population a été utilisée comme un atout majeur dans l'expansion coloniale et commerciale. Ce n'est que sur le plan politique que les tensions sociales et diplomatiques se heurteront à des contraintes traditionelles et économiques telles qu'elles déclencheront une période d'instabilité et de réformes drastiques.  

Un rappel de la situation post-mycénienne

Nous avons abandonné la civilisation héllènique dans un triste état. Aux exactions des potentats mycéniens (destruction de Troie, piraterie maritime, conflit de pouvoir, persécution des populations pelasges) répond une irruption dorienne dévastatrice. Rien n'empèche la ruine du système palatial mycénien, l'éclatement territorial en petits domaines, la rupture de la navigation commerciale, la dégradation du niveau de production artisanale et artistique, la perte de l'écrit (linéaire B), etc. L'ancienne civilisation ne vivra plus que dans la tradition orale par les chants et poésies mythiques. Au milieu de ces ruines il reste cependant un reliquat dans la polis athénienne que l'on associe avec une tradition mino-théséenne : Athènes. La place forte de l'Acropole et ses sanctuaires ont permis à une population achéenne mélée de pelasges et de réfugiés du Péloponèse de résister à la furieuse vague dorienne. De l'autre coté de la mer Egée d'autres cités semblent également avoir échappé au désastre. 
Pour justifier cette premiere phase d'expansion nous tenterons donc de découvrir les élements qui entrent en synergie de façon spontanée puis ensuite programmée, de décrire des processus d'organisation et la mise en place progressive de modèle de fonctionnement dans les sociétés grecques de la renaissance pré-classique : au niveau des innovations culturelles (1.1) ; et de ses adaptations économiques et sociales (1.2) ; pour mettre en évidence la présence d'un cycle actif (1.3).


Partie 1. Période de renaissance après « les ages obscurs » : phase de transition du modèle de L'Oikos à celui de la Cité-Etat

Si on situe la fin du système mycénien autour de 1200 av JC, la période des « ages obscurs » qui suit cède peu à peu la place à une période de renouveau. Cette renaissance est marquée par l'institution du culte apollinien, l'introduction de l'alphabet phénicien, l'expansion coloniale des cités grecques et prend fin par une série de crises politiques qui aboutiront à de profondes réformes des modèles politiques, économiques et sociaux, annonciatrices de l'époque classique.

1.1 Émergence d'un modèle culturel autonome

Nous tenterons de démontrer ici que le modèle culturel grec suit un processus d'émergence progressif, permettant une synthèse cohérente des traditions propres et acquis extérieurs sous une forme originale et pertinente dans le sens qu'elle offre un support et des outils à l'expression et l'affirmation d'un destin commun.
Dans l'espace hellénique la sortie des « âges obscurs » se signale par l’enrayement de la tendance à la dégradation de la qualité des productions artistiques et artisanales. Au contraire une convergence des différentes traditions et influences semble se réaliser par l'émergence d'une nouvelle culture riche de vitalité et d'originalité. On retrouve dans les produits tels la céramique, la statuaire, les ornements la trace nette et précoce d'une influence égyptienne dans la stylisation et l'attitude hiératique [13]. 

Vase funéraire du Maître du Dipylon v. VIII av JC {JPEG}

La technique de l'écriture est rétablie - après la perte du linéaire B mycéno-crètois - par l'introduction de l'alphabet phénicien qui subit au passage quelques adaptations. Dans les pratiques sociales et les représentations collectives, bien que ces sujets soient moins évidents à décrire, on suppose les mêmes emprunts et adaptations. Ainsi le Panthéon grec semble directement inspiré de l'astrologie chaldéenne [14] qui offre alors un système scientifique (basé sur l'observation du ciel et le calcul de la position des astres) et spirituel cohérent au monde méditerranéen. Ces emprunts loin de former un mélange disparate et décousu vont permettre d'aboutir ; par un processus d'appropriation, d'intégration, d'administration de ces ressources spirituelles, morales, idéologiques, à la réalisation d'un système culturel hellénistique autonome et dynamique.
Par exemple le culte central d’Apollon Pythien  [i] à Delphes est selon la tradition institué par un clergé crétois en substitution du culte archaïque de Gaïa. On ne trouve pas directement de modèle étranger à cette divinité solaire [i] (toutefois proche à la fois de Shamash et de Mithra [15] ) - inspiratrice des arts et protecteur du bonheur des hommes contre les forces ténébreuse malfaisantes - qui apparaît dès le début comme originale et typique de la renaissance grecque sous influence dorienne [16].
« Dans un sanctuaire, l’élément le plus important pour le culte est l'autel (bômos) sur lequel on procède aux sacrifices. Le temple abrite la statue de la divinité : le dieu est réputé l'habiter, au moins par moments. À Delphes, le temple d'Apollon revêt une importance particulière, puisqu'il abrite l'oracle. Dans un autre sanctuaire d’Apollon, l'oracle se passait mentalement : celui qui venait consulter l'oracle conversait seul avec le dieu et recevait les réponses à ses questions directement dans son esprit. »
Le culte d'Apollon n'est pas isolé mais associé à d'autres, « l'oracle a d'abord été celui de la Terre, puis celui de divinités féminines successives pour enfin être transmis à Apollon ». Pendant les mois d'hiver c'est Bacchus qui est célébré à Delphes. Vers la fin de cette première période un conseil nommé Amphictionie chargé d'administrer le culte est aussi responsable de celui de Déméter aux Thermopyles. Il s'agit d'une des institutions culturelles les plus puissante qui résout des litiges, surveille les dépôts et trésors confié à Delphes par les autres cités, organise les jeux pythiques. 
Outre l'apport artistique égyptien, l'alphabet sémito-phénicien ou le panthéon mésopotamien on ne peut négliger l'héritage composite mycénien fait de l'assimilation des institutions crétoises au fond idéologique indo-européen [17] dernièrement renouvelé par l'incursion dorienne. Cette idéologie tend à être sous-estimée alors qu'elle imprégnerait profondément une certaine vison de l'homme et de sa place ou son rôle dans le monde. Une conception largement étendue des territoires celtes aux confins de l'Asie brahmanique voire mongole.
La notion de Dharma offre une clé d'entrée dans la culture indo-européenne en général et grecque en particulier. « En Extrême-Orient, l'idéogramme de dharma est 法, prononcé  en mandarin et  en japonais. En tibétain on dit tcheu, épelé chos. En mongol, on le traduit par nom, ce qui est remarquable en ce que ce terme dérive de la même racine indo-européenne que le grec νομος, nomos, norme. De façon générale, dharma désigne donc l'ensemble des normes et lois, sociales, politiques, familiales, personnelles, ou naturelles. Dans l'hindouisme, le mot a les sens suivants : Ordre universel cosmique ; loi éternelle ; morale, devoir ; vertu ; droiture. L'hindouisme se désigne lui-même en tant que Sanātana-Dharma (सनातन धर्म), "loi éternelle". Ce terme a plus généralement un aspect légal. Il fait référence aux lois régissant le monde, au niveau du macrocosme comme du microcosme. Enfreindre ces lois entraîne un déséquilibre qui met en péril le cosmos, au niveau macrocosmique comme microcosmique. Ainsi la société indienne est régie par des lois, définissant les devoirs de chacun en fonction de sa caste, et le fait d'enfreindre ces lois, outre un déséquilibre de la société, est supposé entraîner un déséquilibre et une destruction de l'univers dans son entier. » [18]
Le principe Dharma implique l'existence d'une loi divine déterminant un ordre universel, d'une volonté cosmique de l'origine à la finalité, assignant à chaque être la voie droite de sa condition, de son bonheur terrestre et de son salut. Ce principe sous-tend toutes les entreprises individuelles et collectives. [19] C'est pour en découvrir le sens mystérieux que l'on se rend à Delphes consulter la Pythie. C'est la Justice divine qui semble guider les chefs de guerre grecs qui s'appuient aussi sur leurs nobles origines pour prétendre au commandement ou à la tyrannie. Nous le verrons : une tyrannie qu'il s'agira bientôt de contester en dénonçant l'injustice et l'iniquité – cas flagrants de non-respect du dharma - puis de renverser en chassant le tyran les armes à la main afin de rétablir la justice et l'ordre social conformes à la Loi naturelle ou Dharma.
Ce système culturel se trouve régulé par de nombreux dispositifs et instances de contrôle. Nous avons entrevu celui de Delphes dont le pouvoir ne va pas se limiter au domaine religieux. Puisque outre la supervision de l'oracle, des cérémonies et des événements sportifs, musicaux et poétiques, l'Amphictionie (le conseil d'administration du sanctuaire d'Apollon) se fait ensuite instance économique voir financière par la garde des trésors des cités grecques, diplomatique voir judiciaire en statuant sur toutes sortes de litiges. En l'absence de religion cléricale centralisée ou dogmatique du fait du pluralisme des cultes et des croyances, seul le caractère formel des rites religieux (cérémonies, pèlerinages, sacrifices et donations,etc.) permet d'évaluer le degré d'implication d'individuel ou familial et d'exercer la contrainte d'un contrôle collectif sanctionné par l'accusation de crime d'impiété. Un formalisme cultuel donc qui ne s'immisce pas outre mesure dans la sphère personelle laissant à l'individu une certaine liberté d'opinion, de conscience et d'expression.


Les extrants ou outputs de ce système culturel sont signes marquants de sa vitalité par l'abondance, l'originalité et la diversité des productions. Les récits mythiques ou cycles héroïques en constituent la partie la plus superficielle. Ils forment une trame sur laquelle les artistes composeront chants, tragédies, représentations dessinées ou sculptées de plus en plus évoluées. Le culte d'Apollon semble offrir au monde grec une grande unité, la conscience d'une identité culturelle commune, un sens à son existence et la confiance dans sa propre destinée. Ceci apparaît dans la fondation des premières colonies marquées dès l'origine par la prédominance de la divinité solaire.
Ce modèle culturel placé sous le signe de l'ordre naturel (dharma), de la soumission au devoir et de l'exigence d’excellence offre un idéal auquel tendre : l'arété [20] est la fermeté d'âme que chacun se doit de manifester par la bravoure au combat ou par sa conduite exemplaire dans l'adversité quotidienne. Ceci d'autant plus qu'il n'y a pas de franche distinction entre vie privée et vie publique puisque la maison ou oikos (comme cercle familial et point d'ancrage de la vie sociale) est le lieu central et public d'existence et d'activité. 
Alors que le discours culturel dominant construit autour du culte de la divinité et d'un ordre divin garantit les intérêts d'une aristocratie, sa préséance dans les cérémonies sacrées, les conseils, les assemblées, à la guerre ; qu'il légitime son héritage l'oikos - le domaine foncier, ses dépendances et serviteurs - non seulement comme pilier de la fortune clanique ou familiale et de son influence mais aussi comme centre principal de l'activité sociale et économique - d'autres circonstances viennent fragiliser ce modèle traditionnel.

1.2 Dynamisme social mais crise économique et politique

Il est encore difficile de décrire avec exactitude la société grecque telle qu'elle émerge depuis les « ages obscurs » et évolue jusqu'à l'époque classique du fait d'une grande diversité des situations.
Dans l'ensemble on peut supposer que cette société connaît un extraordinaire développement démographique que manifestera le fait majeur d'un exceptionnel processus de colonisation. Les raisons de cette expansion sont plurielles :  
Nous pouvons au préalable supposer que cette société bénéficie d'un apaisement depuis « le retour des Héraclites ». L'organisation d'un système religieux et politique sous influence dorienne semble mettre un terme au cycle de pillages et d'insécurité permanente – la guerre sera déclarée sur jugement de l'Amphictonie sur la base de motifs religieux : on parle désormais de guerre sainte. La Conseil d'administration du culte d'Apollon à Delphes offre aussi un cadre de négociation et d'arbitrage qui contribue à régler les litiges.
Un certain ordre social s'impose avec la domination de propriétaires fonciers qui sont aussi chefs militaires et magistrats de petites bourgades plus ou moins dépendantes de leurs domaines. La société grecque semble dominée par le dispositif central de l'Oikos [21] propriété familiale de nature féodale de dimension variable, héritage de la dislocation du système mycénien. Elle est alors contrôlée [22] par une aristocratie [23] foncière et ses méthodes de faire-valoir.
On a vu que l'agriculture [24] constitue depuis l'époque cycladique [25] une base traditionnelle de développement de cette région. La culture des oliviers, des céréales, l'élevage d’animaux domestiques permet de nourrir la population et d'offrir quelques surplus. L'agriculture connaît donc un renouveau qui se traduit par le retour des échanges commerciaux et la présence des commerçants et voyageurs phéniciens qui apportent avec eux un nouvel alphabet et une écriture linéaire, ainsi que probablement un renouveau de la construction navale sur le modèle phénicien, financé par les bénéfices du commerce.
Sur le plan systémique la phase d'expansion de la civilisation grecque peut être observée comme résultante des processus d'organisation interne. La relative stabilité du modèle culturel permet la légitimation d'un ordre social et économique qui trouve cependant ses limites pratiques. L'expansion démographique se trouve contrainte par l’exiguïté du territoire et la pénurie des ressources. La solution coloniale par l'exil de la jeunesse et l'implantation de cités-filles sur le pourtour maritime, en mer Egée, en mer Noire puis en Méditerranée offre de nouvelles et considérables opportunités qui techniquement permetrait de garantir l'approvisionnement des populations mais qui va servir surtout la prospérité d'une oligarchie.  
Cette époque connaît donc un dynamisme démographique certain [26] qui se traduit par une migration de colonisation sur tout le pourtour maritime faisant concurrence aux implantations phéniciennes.

Colonisation grecque & phénicienne 900-550 av JC

"On distingue les colonies autonomes (apoikiai), unies seulement à la métropole par des liens religieux, et les clérouchies [27], simples annexes du territoire de la cité. Les premières colonies, fondées surtout du VIIIe au VIe siècle, avaient des origines diverses : fuite des émigrants devant l'envahisseur ; excès de population ou guerre civile poussant des citoyens à s'expatrier ; fantaisie d'un aventurier ou d'un oracle ; entreprises commerciales ou précautions stratégiques, tout se voit. Les colons se recrutent aussi de diverses manières ; habituellement, un homme entreprenant emmène avec lui les gens de bonne volonté." [28] Le chef de l'expédition ou l'oekiste (οἰκιστής), (cette terminologie fait de lui le garant du système aristocratique) réalise d'abord un transfert religieux  [29] en consultant l'oracle et en emportant du feu sacré, pris au foyer de la métropole [30] ; ensuite un transfert politique et social avec la reproduction du modèle d'autorité aristocratique et du système de castes ; enfin en organisant l'implantation et les activités on veille à une sorte de transfert économique puisque la colonie deviendra à un stade ultérieur une annexe pour les flux de ressources et de produits de la métropole. Pour faciliter cette période d'émergence et de stabilisation, il arrive qu'au préalable un décret de la cité mère règle l'organisation de la future colonie, une disposition permetant de limiter les abus, dysfonctionnements et conflits éventuels et de superviser l'efficience du dispositil colonial.

Ce programme de colonisation - organisé par le pouvoir aristocratique - lui permet d'en tirer de nombreux avantages :

  1. de régler provisoirement le problème de surpopulation et de malnutrition ;
  2. de se débarrasser d'un surplus de population jeune et turbulente qui menace sa position sociale et politique, les acquis de la propriété foncière, les bénéfices du commerce et les privilèges d'une autorité incontestée ;
  3. de reproduire en miroir l'organisation culturelle et sociale de la cité-mère, légitimer et consolider son système hiérarchique en offrant aux aristocrates cadets la responsabilité du contrôle politique de la cité-fille ;
  4. d'ouvrir de nouvelles routes maritimes et de fonder de nouveaux comptoirs commerciaux qui offriront des débouchés pour la métropole et dont les cargaisons renforceront l'opulence de certains au détriment des autres.

Mais cette solution reste provisoire dans le sens qu'elle ne semble pas devoir régler la question de fond : l'instabilité chronique de l'approvisionnement et l'inégalité d'allocation des ressources. Non seulement le départ de la jeunesse semble affecter profondément les familles mais la politique de colonisation ne fait que renforcer le contraste entre la condition précaire et lamentable du peuple, le contrôle de droit divin de la sphère religieuse et politique par une aristocratie puissante et la position économique nouvelle et déterminante de familles de négociants.
« La colonisation grecque, en modifiant les rapports économiques traditionnels, provoque dans les cités oligarchiques un double mécontentement : des non-nobles, enrichis par le commerce et l'artisanat, réclament des droits politiques, tandis que les journaliers – les petits paysans, ruinés par l'arrivée massive de blé à bas prix, obligés d'abandonner leurs terres à leurs créanciers – désirent une révolution sociale. » [31]

1.3 Éléments et synergie d'un modèle systémique

Ces observations qui offrent quelques clés de lecture pour comprendre les événements nous permettent d'entrevoir une certaine logique a posteriori de l'évolution typique du système grec. L'émergence de la Cité-Etat encore compromise par cette conception primitive de l'Oikos sera difficile et la constitution de ligues urbaines sous l'influence de groupe ethniquement, culturellement et économiquement rivaux détournera le projet d'unité nationale vers des guerres civiles intestines et fratricides sans que l'émmergence du pouvoir dynastique macédonien ne permette de rétablir la situation. L'aventure impérialiste d'Alexandre fermera le chapitre d'une expérience civilisationnelle typiquement hellénique pour ouvrir aux syncrétismes orientaux et héritages occidentaux.

Cette phase pré-classique - entre le système ethnique et clanique hérité de la tradition indo-européenne et la grèce classique - nous parait être d'une si prodigieuse richesse que l'on hésite à l'aborder, à choisir un angle d'approche. Toutefois à mi-chemin de cette présentation nous voyons bien que plusieurs de nos spéculations sont en passe de se vérifier. La principale est que la complexité d'une société peut trouver une cohérence par le biais de l'analyse systémique. On voit bien un système social se mettre en place en fonction des ressources matérielles disponibles, d'une stratégie de valorisation et régulation de celles-ci qui s'élabore progressivement, des contraintes internes liées aux formes d'organisation et de fonctionnement et des évènements externes qu'il s'agit de dépasser selon la recherche d'un nouvel équilibre, d'un nouveau consensus collectif. Une autre de nos spéculations permet de distinguer l'interaction entre sous-systèmes de ce systéme civilisationel, c'est à dire : entre le corps social selon les indicateurs démographiques et sociologiques ; le sous-système économique de production et d'échange ; le sous-système culturel qui véhicule représentations et pratiques ; et enfin le sous-système politique qui permet d'assurer plus ou moins l'organisation et le fonctionnement régulier, d'identifier des priorités, fixer des objectifs, d'implémenter des actions adaptatives et un controle des conditions d'utilité commune et d'équilibre de l'ensemble. Dans cette optique nous pouvons prévoir des phases différenciées d'émergence, de stabilisation et prospérité suivies d'abus, de crises non-résolue et de déclin. Tous les systèmes semblent suivent une courbe évolutive similaire : une phase de mise en place selon une auto-organisation, des objectifs simples et accessibles ; puis de complexification avec des objectifs plus spécifiques et diversifiés tendant à améliorer l'effet de synergie. Enfin une phase ultime où la multiplicité et diversité des agents, la complexité des interactions et intérêts pose une difficulté de lecture des priorités, une augmentation des interférences accompagnée d'un effet d'inertie propre aux systèmes évolués.

Pour faire simple nous dirons que l'approche systémique nous permet, au travers des interactions, liens et complexités qu'elle repère, "d'apprendre à articuler les points de vue disjoints du savoir en cycle actif"  [32]. Le cycle actif principal de cette époque est caractérisée par l'expansionisme colonial grec [33] soutenu par une exceptionnelle aptitude à l'assimilation culturelle [34].

Un autre élément vient compléter le tableau de ce "cycle actif". Il s'agit d'une aptitude collective grecque à identifier les problématiques de leur systême et les désigner par le langage [35] comme dans le cas de la Stènochoria [36]. Ce terme indique une situation de crise systémique évaluée par l'observation d'indices sur le rapport entre ressources et besoins. Il signale une situation de pénurie à laquelle est associée l'exigence d'une action adaptative soit l'exil d'une partie de la population.

La colonisation par l'implantation de "comptoirs" s'est d'abord faite par oikos et groupes claniques. Il faut supposer que chaque colon est d'abord le représentant de "sa maison" soit comme magistrat puisqu'il fallait reconsituer la stricte hiérarchie et les cultes traditionnels, soit comme cadet et chef d'une petite troupe armée et disciplinée, soit comme serviteur. Simultanément, au regard de l'importance de l'investissement et des risques encourrus sur une terre lointaine, s'impose la nécessaire coordination entre alliés d'un même groupe ethnique ou linguistique. L'organisation politique de la colonie se construit autour d'un conseil de magistrats et d'un conseil militaire qui rassemble les membres éminents de différents "oikos" sur les mêmes objectifs politiques de valorisation du territoire, de diplomatie, de commerce et de défense. C'est à partir de ce moment que l'on peut parler de "cités-filles" comme d'un ensemble politique constitué. Cet effort collectif de colonisation peut avoir joué un rôle de cohésion des différents groupes linguistiques grecs et encouragé une coopération qui prendra la forme de "ligues" à l'époque classique. Il faut envisager que cette projection de population et de pratiques ait eu un effet considérable pour les "cités-mêres" qui ont pu se regarder comme à travers un mirroir dans leurs propres colonies. Ce nouveau regard - ainsi que les nouvelles ressources coloniales - tendront à développer un sentiment de fierté patriotique et une rude concurence entre ces nouvelles "cités-états".

Il serait imprudent et hâtif de désigner une classe sociale ou un groupe politiquement organisé comme responsable ou ordonnateur du processus de colonisation hellénique. Ceci pour une raison générale liée à la tradition expansionniste et une autre particulière qui tient à la convergence des intérêts des acteurs. Différents groupes sociaux à l'origine de la colonisation archaïque y trouvent leur avantage : La cité-mère se trouve déchargée du poids d'une jeunesse agitée et inquiète en échange d'un accroissement de ses ressources et de ses réseaux ; cette jeunesse trouve une aventure exaltante à la mesure de ses ambitions et de ses forces et la perspective d'une promotion sociale ; le modèle culturel grec lui-même y obtient la reconnaissance de ses valeurs traditionnelles et validation des acquis de sa modernité (innovations culturelles et techniques, etc.).

Ce consensus à la base de la renaissance grecque puis du vaste mouvement de colonisation va s’effriter devant une distortion du partage des bénéfices entre les groupes sociaux à la fois à l'intérieur des cités-mères puis plus tard entre ces cités-mères dont les systèmes économiques et politiques divergent. Un nouveau cycle de crise semble déclenché par l'afflux de ressources coloniales et commerciales dans un système politique toujours contrôlé par une ancienne aristocratie. Celle-ci sera désormais contestée par une nouvelle oligarchie qui cherche à étendre ses moyens d'action et d'influence. Cependant le reste de la société se retrouve laissée pour compte et connaît encore et toujours des cycles de pénurie et de disette mais cette fois au milieu de opulence générale des grands propriétaires féodaux exportateurs et des marchands navigateurs dont l'intêret se porte vers l'accapartion du patrimoine et du pouvoir politique. C'est à ce moment que le doute semble s’infiltrer dans les esprits, que le peuple met en parallèle les sacrifices consentis et avantages obtenus de l'effort de colonisation, qu'il perd confiance dans la loyauté et l'équité de sa classe dirigeante, qu'il ébranle les notions traditionnelles sur l'ordre social ou la fatalité du destin. S'impose alors la nécessité de limiter les abus, de restaurer un équilibre des conditions d'existence par la réforme des coutumes et des lois. C'est aussi dans cette circonstance d'une instabilité politique interne que se confirme le contexte une rivalité dangereuse entre cités qui associées en ligues vont prétendre limiter les prétentions et influence de leurs concurrentes. Ce double conflit en gestation constituera un stimulant dans l'époque de l’apogée puis faute de solution négociée, pertinente : le ferment probable du déclin de la civilisation hellénique.

Le modèle culturel et politique traditionnel s'avère désormais insuffisant pour prendre en compte ces nouvelles problématiques et y apporter des remèdes. Les abus de pouvoir et de fortune de l'aristocratie ne rivalisent qu'avec un haut niveau d'incompétence à traiter le fond des affaires publiques et à garantir un développement cohérent et équilibré du système social. Cette première époque de la renaissance grecque débouche donc sur une période d'instabilité, de crise sociale et politique qui va faire éclater le modèle archaïque. La société grecque réclame de nouveaux modèles : un nouveau système de valeurs culturelles ; une réforme économique ; un nouvel ordre social et politique pour réaliser les conditions nécessaires de son équilibre et prospérité. Ces exigences impliquent une nouvelle approche raisonnée du destin collectif. La nécessité de l'équilibre social impose une réflexion sur le sens de l'organisation commune et de sa finalité. Cette reconnaissance d'une responsabilité commune de mettre fin aux abus, à la tyrannie et au désordre, impose la volonté générale de mise en place de processus régulateurs clairs dans les objectifs et indiscutables dans leurs effets. A un ordre intangible et à la notion de fatalité se sur-impose une philosophie du libre choix à la fois individuel et collectif, proposant le devoir de réaliser la justice et l'utilité publique - soit cette loi naturelle ou dharma - en dépassant les contraintes d'un système ancien (représenté comme corrompu, déviant ou absurde) pour assurer les conditions nécessaires d'une nouvelle civilisation.



8 réactions


  • soi même 17 septembre 2014 14:22

    Beau texte, fouille qui me laise sur une certaine faim, vous n’ approfondissez pas, assez le rôle des Lieux de Mystères dans la structuration de la genèse de la civilisation Grecques !


    • jean-jacques rousseau 17 septembre 2014 20:22

      Merci pour votre appréciation positive.
      A vrai dire je me méfie des « lieux de mystères » Puisque sur le plan de la méthode ils constituent des « boites noires » qu’il est difficile de décrire. J’y fais indirectement allusion lorsque je rappelle que le culte de Delphes était originellement lié à celui de la déesse mère Gaïa, des rites très anciens liés à la culture minoenne aussi bien que celle indo-européenne (au sujet de la transmission d’un savoir poètique par la classe des prêtres : " tradition qui s’est perpétuée par exemple dans les védas hindoues, ou dans la tradition des bardesscales et autres aèdes. Ce savoir, qui avait une grande importance dans la société, était détenu par la classe des prêtres, qui s’est perpétuée par exemple avec les druides. De plus, comme chez ces derniers, la religion se pratiquait généralement dans des sanctuaires naturels plutôt que dans des temples« note 17).
      Ce qu’il en ressort c’est cette tradition de consultation des oracles ou de la pythie avant toute entreprise personelle ou collective. Tradition que je relie à la croyance en un ordre spirituel ou surnaturel qui dirige le monde et donne à chaque existence sa place dans l’univers ou le sens de sa destinée. Je pense qu’il fallait y faire allusion pour comprendre les bases idéologiques qui fondent l’ordre social et légal et pourquoi les grecs de l’antiquité accordent tant d’importance dans la vie sociale aux rites, aux sacrifices. Comment aussi chaque entreprise était soumise aux auspices pour en vérifier la légitimité et les chances de succès.
      Ces questions ne doivent pas rester dans l’ombre puisqu’elles viennent jusqu’à nous sous différentes formes souvent insoupçonnées. Les notions de guerre sainte, de juste cause imprègnent toujours nos représentations collectives et nos pratiques. Elles seront transmisent jusqu’à notre époque par exemple par la cérémonie de l’inauguration d’ouvrages publics : » inauguration (du bas latin inauguratio « consécration d’un lieu ou d’une personne par une cérémonie solennelle », du latin augur, « augure  » [*]) est une cérémonie solennelle destinée à marquer le début du mandat d’un homme (sacre, investiture, intronisation de souverains, élection d’un magistrat, mandat politique d’un dirigeant), à célébrer l’achèvement d’un monument ou à mettre officiellement en service un lieu public (aéroport, exposition).« http://fr.wikipedia.org/wiki/Inauguration Au sens ancien l’inauguration était une cérémonie de divination pendant laquelle on interrogeait les auspices c’est à dire : »Présages envoyés par les dieux via le vol, le chant des oiseaux ou par la manière dont mangeaient les poulets sacrés." Les romains consultaient les entrailles d’animeaux sacrifiés lors de ces cérémonies. A l’origine le pontifex etait un représentant de la magistrature romaine chargé de surveiller le pont sacré sur le Tibre. En général la construction d’ouvrages était placé sous l’autorité sacerdotale qui veillait à ce que ces entreprises ne dérangent pas l’ordre divin et en consacrer aux dieux le bon achèvement.

      Donc le mystère en lui-même chacun peut en avoir une libre appréciation même s’il est difficile d’en préciser objectivement la portée on ne peut en nier la fascination et la force émotionelle. Ce qui importe ici c’est de constater que le modèle culturel antique se base sur ces traditions anciennes, sur cette hiérarchie stricte, sur ces valeurs spirituelles qui auront une influence réelle sur les représentations et pratiques sociales, qui vont déterminer des contraintes et des priorités plus ou moins diffuses au sein de cette civilisation (dont nous sommes aussi héritiers et qui nous détermine à notre insu). Le risque étant de s’enfoncer dans une sorte de mystique, une irrationnalité qui nous priverait d’une certaine capacité de prise de distance et d’observer les autres éléments du système culturel en particulier et l’interaction de ces éléments pour expliquer le dynamisme et l’efficience du modèle social en général.

      ---
      [1] L’augure, divination qui consistait primitivement dans l’observation du chant et du vol des oiseaux (l’ornithomancie), de la manière dont ils mangeaient ainsi que l’interprétation des phénomènes célestes, tels que la foudre (la brontoscopie), et des prodiges, leur venait de l’Etrusca disciplina, l’ensemble des pratiques divinatoires étrusques. http://fr.wikipedia.org/wiki/Augure


  • epicure 17 septembre 2014 18:37

    En lisant ce texte intéressant j’ai pas pu m’empêcher de penser à l’Europe occidentale après le moyen-âge, avec la renaissance, un système féodal à bout de souffle, des classes sociales qui veulent leur part du gâteau, le changement dans la société etc...

    Avec la Grèce et la Rome antiques, comme source d’inspiration en lieu et place de la Mésopotamie et de l’Égypte, comme source d’inspiration pour les changements culturels pour développer des productions culturelles, intellectuelles et scientifiques originales.
    Là aussi on voit l’émergence des marchands, avec les autres basses classes, qui se sentent limités par les privilèges de l’élite féodale.
    Sauf que le passage à la nouvelle société a été beaucoup plus brutal en occident.


    • jean-jacques rousseau 17 septembre 2014 21:02

      Je vous remercie de partager vos impressions.
      En effet c’est bien l’intérêt de ces articles de repérer ces « schémas » (ces « paterns » disent les anglophones) au travers différentes périodes. Qu’ils s’agissent des comportement communautaires claniques et familiaux comme nous le voyons depuis une époque préhistorique, jusqu’à ces crises urbaines et modernes autour des notions de bien public ou de res publica comme dans la Cité-Etat grecque, plus tard l’Empire romain ou la période féodale : on voit bien que les mêmes situations se reproduisent, les mêmes questions sur intérêts et privilèges agitent les débats, marquent les époques.
      Fondamentalement je suis persuadé que l’humanité n’a pas changé depuis ces époques lointaines et ce qui ne change pas non plus c’est la mécanique de ces systêmes à l’origine mis en place par un effort de civilisation pour améliorer l’existence humaine. Ce qui peut changer par contre c’est la capacité de prendre conscience de ces forces, de ces « engrenages » sociaux, politiques, économiques, etc. D’autant plus ces « mécanismes » échappent à l’attention et à la conpréhension du public, d’autant plus ils sont dangereux et portent atteinte au bien être du plus grand nombre. Car lorsque les leviers de ces « machines », « systèmes » ou « dispositifs » sont laissés à la disposition d’administrateurs sans réel attachement envers l’intérêt général ou dépassés par des conflits d’intérêt entre puissants : il ne faut pas s’attendre qu’il en ressorte spontanément stabilité et progrès collectif.
      Ce qui est inquiétant c’est que les hommes attribuent souvent - par manque d’éducation ou d’information - les dysfonctionnements « du système » ou « la crise » à la fatalité. Sinon, même s’ils arrivent à critiquer les priorités, programmes ou les responsables d’un systeme politique défectueux (et les désigner comme inadaptés, nocifs ou incompétents) : ils n’envisagent pas sérieusement de proposer une alternative réaliste, consensuelle et efficace ou n’arrivent pas à s’entendre sur les questions les plus élémentaires faute peut-être d’un schéma explicatif ou d’une sorte de mode d’emploi rationel.
      Mais ce qui peut rendre optimiste c’est que chaque époque peut produire ses solutions, ses bonds qualitatifs qui permettent le progrès, l’adaptation collective aux contraintes, la mise en valeur d’opportunités nouvelles. Ce système social que l’humanité construit, elle peut aussi le modifier et l’améliorer pour peu qu’elle prenne conscience de ces ressorts internes et mécanismes, qu’elle retrouve confiance en son génie créateur. 


  • Passante Passante 18 septembre 2014 11:59

    Merci pour ce moment.


    Comment tarir d’éloges face à ce travail, passionnant -
    Soyons donc féconds par la critique.

    D’abord l’on s’étonne d’entrée que les références soient sur la question si majoritairement outre-atlantiques quand on sait la fécondité de l’école Française ; nulle trace ici d’un Gernet, d’un Détienne, d’une Romilly, d’une Loraux, d’un Vernant, d’un Vidal, etc. - petits géants face auquels ni finley ni ses amis ne feraient jamais le poids.

    Hélas quelles qu’en soient l’intelligence et la richesse, la suite de votre texte portera les traces de cette négligence.
    Comment...

    Par des choix de méthodologie, vous allez vous priver de bien des éléments précieux - au sens d’indispensables.

    D’abord oui, la Cité conçue comme accident d’avion pourquoi pas, et en plus ça marche à merveille, splendeur de la démonstration...
    Mais avez-vous remarqué par exemple l’absence criante de textes dans votre approche ; voyons voir... 
    Economie ? L’Economique de Xénophon déjà, pas génial, tardif, mais utile rien qu’à démontrer une autre de vos négligences : la Femme.
    Avec le Discours Grec il faut toujours prendre garde à ce revers : si la pédérastie n’est qu’une marge sans grande signification, c’est d’abord l’homosexualité du discours qui est en jeu, si rare, si loin la femme...

    Et pourtant c’est bien la moitié de la Cité, et ce texte de Xénophon ne manque pas de s’en souvenir, dans le détail ; même si c’est encore l’oïkos, il demeure à la fondation.

    Donc la femme ne passe pas soudain de Déesse civilisatrice à « âme-soeur » chez Platon, ce saut est caricatural ; non, il y a bien des classes de l’autre bord aussi : 
    les filles d’Artémis pour un temps ;
    les filles d’Aphrodite de métier ;
    les consacrées enfin à Héra, 
    celles en âge d’Athéna ;
    ça n’en finit plus, 
    mais où sont-elles passées ?..

    Parallèlement à ce premier piège propre au Discours Grec, vous commettez hélas la maladresse de vouloir appliquer le schéma du Dharma, or cela pourrait se comprendre si le nomos n’avait pas, en interne, toute son histoire et sa philosophie ; cf. Héraclite déjà ou encore et surtout ce moment central de l’Orestie qui pose tout le débat entre Thémis et Diké, qui aurait été fort éclairant justement en matière de lecture de la Cité, voire sur le plan des changements économiques qui s’en déduisent...

    Or ce revers, vous n’allez y verser qu’à cause de deux partis pris : 
    -Découper un pur Apollon delphique, comme si l’étape Délos était révolue, comme si l’Apollon Fondateur de Cités et grand Législateur de la République de Platon était un détail des oubliettes ; 
    -y ajouter alors, c’est d’époque, un Apollon sans Artémis ; 
    -saupoudrer le tout de cette énormité de concevoir la vaste geste mythologique comme on le ferait dans un ministère de la culture de nos jours, c’est-à-dire comme un épiphénomène de surface, un accident poétique, une floraison sympathique.

    Cette erreur de lecture du mythologique comme presque inessentiel à votre question vous fait alors passer outre tous les renseignements que ce Discours apporte sur la question que vous posez : 
    le débat Athéna-Poséidon et ses implications ; 
    le débat Poséidon-Héra autour des sources de la Fondation de la polis en lien avec la stabilisation du mariage ; 
    les troublantes historiettes incestueuses à l’origine si chouette sur les monnaies athéniennes, etc., etc...

    Mais ailleurs pourtant vous soupçonnez encore cette origine purement religieuse lorsque vous dites que « l’oekiste réalise d’abord un transfert religieux ».

    Nietzsche disait qu’Athènes était déjà à lire comme un signe de décadence ; vous semblez le confirmer à mi-mots lorsque vous notez que « le modèle culturel et politique traditionnel s’avère désormais insuffisant pour prendre en compte ces nouvelles problématiques et y apporter des remèdes. »

    Merci encore pour la promenade, tenez mes remarques pour du vice cherchant la petite bête, votre démonstration se tient, mais simplement la découpe en tranches de temps ne va hélas pas sans de sérieux sacrifices, de fondation...

    • jean-jacques rousseau 18 septembre 2014 13:44

      Superbe commentaire qui ouvre sur de belles perspectives...
      J’avoue que ma connaissance de la mythologie grecque souffre toujours de graves lacunes. J’ose à peine espérer de votre main un article sur ces sujets à peine esquissés mais déjà si prometteur. Que puis-je dire de plus pour vous encourager à vous lancer dans cette aventure littéraire, historique et poétique ? Nous donnerez-vous votre lecture de «  ce moment central de l’Orestie qui pose tout le débat entre Thémis et Diké », sur ces débats entre : « Athéna et Poséidon et ses implications » ; Poséidon-Héra autour des sources de la Fondation de la polis en lien avec la stabilisation du mariage [furieusement intéressant] ; ou sur ces « troublantes historiettes incestueuses à l’origine si chouette sur les monnaies athéniennes » ?
      Je reconnais aussi que le découpage chronologique impose de sérieuses censures sur les sources historiques postérieures. C’est pourquoi je ne fais qu’une allusion indirecte à Platon ou à Aristote. D’autre part l’angle d’approche et la richesse du sujet imposait des choix arbitraires, qui selon certains pourrait choquer ou servir d’argument selon lequel des biais sont introduits dans la démonstration. J’ai pourtant essayé d’être le plus ouvert possible et de bonne foi. Malgré les défauts du texte je me réjouis de voir que des lecteurs ont eu assez de tolérance et la patience de me suivre dans mes circonvolutions et autres répétitions abusives. C’est une belle récompense pour ces heures de cogitation et d’incertitude devant mon clavier... C’est un encouragement pour compléter le texte suivant sur l’age d’or grec que j’essaierai de faire plus simple et mieux écrit.
      Je note vos doutes et votre étonnement de voir si mal mis en valeur le thème de la femme grecque et je ne résiste pas à la tentation (coupable) de vous reproduire cet extrait sachant d’avance que vous saurez l’apprécier...

      "— Mais alors, Ischomachus, lui dis-je, j’éprouverais un grand plaisir à savoir si c’est toi qui, par tes leçons, as rendu ta femme ce qu’elle est, ou bien si tu l’as reçue de son père et de sa mère tout instruite de ses devoirs.

      [5] — Eh ! Socrate, comment aurais-je pu la recevoir tout instruite ? Elle n’avait pas quinze ans quand elle entra chez moi ; elle avait vécu tout ce temps soumise à une extrême surveillance, afin qu’elle ne vît, n’entendît et ne demandât presque rien. [6] Pouvais-je souhaiter plus, dis-le-moi, que de trouver en elle une femme qui sût filer la laine pour en faire des habits, qui eût vu de quelle manière on distribue la tâche aux fileuses ? Pour la sobriété, Socrate, on l’y avait tout à fait bien formée ; et c’est, à mon avis, une excellente habitude pour l’homme et pour la femme.

      [7] — Et sur les autres points, Ischomachus, lui dis-je, est-ce encore toi dont les leçons ont rendu ta femme capable des soins qui la regardent ?

      — Oui, par Jupiter, dit Ischomachus, mais non pas avant d’avoir offert un sacrifice et prié le ciel de m’accorder à moi la faveur de bien l’instruire et à elle celle de bien apprendre ce qui pouvait le mieux assurer notre bonheur commun."

      CHAPITRE VII. Comment Ischomachus est le type de l’homme de bien et du père de famille. XENOPHON L’Economique [La suite...]


    • Passante Passante 18 septembre 2014 14:31

      c’est après tout une question d’écoles, votre choix de presque travailler sur du « grec muet » est à la fois nécessaire, incontournable, mais risqué, 

      néanmoins fructueux, surtout si cela confirme directement, ou alors contredit ouvertement la littérature.

      Il n’est pas dans mes intentions en général de publier, quant aux points que je soulève, ils sont connus, travaillés justement par l’ensemble des auteurs de l’école française que je cite en ouverture de mon commentaire, notamment Détienne, 
      mais c’est surtout Nicole Loraux qui vous portera des lumières sur la question de la Cité.

      Athéna face à Poséidon, disons en résumé que c’est l’agriculture donc la sédendarisation organique qui l’emporte face aux puissances non pas maritimes mais du sol brut, 
      ou encore l’olivier étant préféré au cheval, c’est déjà une lutte de classe non avouée comme telle ?

      Poséidon face à Héra, c’est autour de l’épisode du mariage des Danaïdes ayant assassiné leurs premiers maris forcés, le mythe rendant compte de l’intrication entre établissement de la Cité et mise en place de l’institution du mariage, le tout sur fond de distribution des eaux - nulle Cité ne pouvant tenir sans son système de canalisation ; 
      l’autre mythe de la fontaine Aréthuse rendant compte du fait que le mouvement colonisateur se conçoit aussi d’abord comme une migration des eaux ; voire encore les derniers actes imposés à Ulysse vis-à-vis de Poséidon en fin d’Odyssée avant de pouvoir vraiment obtenir son repos.

      La question de la chouette sur les monnaies anciennes est liée au mythe de cette jeune fille qui dut se suicider en se jetant d’une falaise pour échapper à l’inceste imposé par son père, elle est transformée en chouette, et la monnaie d’échange se retrouve porteuse justement de ce qui s’oppose au principe incestueux : l’échange - lévi-strauss etc.

      J’ai bien conscience de vos choix méthodologiques, et ce serait un treizième travail d’Hercule que de tenir malgré cette découpe le versant à sacrifier... donc mon commentaire est lâche, je le sais... bien qu’utile.

      Quant à l’extrait proposé de Xénophon, vous remarquez en quoi son Socrate est faux jusqu’à la moëlle ? 
      Même s’il ne dit pas grand chose, 
      soudain, le grand ponte de la maïeutique, celui qui n’admet pas que le Savoir serait autre chose que Réminiscence, soudain face à la question de la femme, il renoncerait à cette conviction première, pour adopter ce point de vue où l’éducation serait tout ? 

      Allons donc... à d’autres !

    • Passante Passante 18 septembre 2014 14:45

      j’oubliai l’Orestie...


      Mais avant : cette femme pétrie d’éducation de Xénophon, si elle tourne autour de la ruche et des abeilles, c’est bien qu’on la préfère fille d’Artémis, plutôt que d’Aphrodite plus compliquée à tenir, surtout à l’heur des Adonies.

      Quant au débat Thémis-Diké ; il est des âges de Thémis : la Thémis première, ancienne, d’où surgira Artémis justement, est liée aux puissances ouraniennes, Astrée y préside, c’est une justice parfaite ; 
      à l’opposé, Diké, avec les Erynies, relève de la justice familiale, où la vengeance tient la place dominante, règlement de comptes sur le sang...

      Ce qu’Eschyle met en scène dans sa trilogie, c’est le passage vers une Thémis nouvelle, humaine, où justement la pure dimension familiale de Dikè, avec son mauvais infini de vendettas sans fin, doit être dépassée au bénéfice d’une justice collective à l’échelle de la Cité.

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