Vouloir une consommation toujours en hausse
Les Etats mettront les « marchés » au pas ou les « marchés » mettront les Etats par terre.
« Euphoriques » le matin du 10 mai en raison des mesures sévères prises à Bruxelles par les dirigeants européens pour sauver la monnaie unique, voilà qu’ils tombent le vendredi d’après dans le plus noir pessimisme. Le dispositif arrêté en début de semaine ne nuirait-il pas à la consommation, avec à la suite un ralentissement des affaires ? Dans leur logique du très court terme, ils ont raison. Ainsi, préservent-ils leur parfaite liberté de ne se satisfaire jamais de rien. Les Etats les inquiètent lorsqu’ils croulent sous les dettes comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal. Mais ils ne s’en accommodent pas non plus si ces misérables s’apprêtent à réduire leurs dépenses, et donc à ne plus jeter leur argent par les fenêtres pour les plus grands profits des entreprises cotées en Bourse. En d’autres termes, les « marchés » refusent toute règle. Une crise devient irréparable quand les esprits ne peuvent plus se raccrocher à un système sûr et stable.
Comment y réussiraient-ils lorsque les « marchés » procèdent à leurs opérations dans le plus stricte anonymat. Avec la merveilleuse liberté moderne, quoi de plus libre qu’être constamment anonyme ? En face, les Etats, eux, partagent l’obligation d’avoir à produire sans cesse leurs pièces d’identité. L’espace compris en Europe entre la Mer du Nord et la Méditerranée s’appelle la France, et celui d’à côté vers l’Est, entre le Rhin et la Pologne, l’Allemagne. Qu’on les aime ou pas, leurs dirigeants n’avancent pas sous des masques. Chacun connaît M. Nicolas Sarkozy , Mme Angela Merkel. En bien comme en mal, ils assument de lourdes responsabilités envers leurs populations, s’exposent -et c’est tant mieux- aux verdicts parfois foudroyants du suffrage universel. Rien de tel pour les « marchés ». Ils « montent » ou « descendent » à leur gré. Ils disparaissent ou se montrent sans jamais devoir s’expliquer devant personne, à la fois présents et absents selon une ubiquité certes parfaitement criminelle, absente de la nature. Il suffit qu’elle existe dans des têtes à New York, dans les mystérieuses agences de notation, pour s’imposer surabondamment. Alors, la monnaie européenne bondit en quelques heures vers le sommet, retombe aux abîmes, et personne n’y peut rien. Mais dans notre monde épris de libertés, quoi de plus joyeusement élastique ?
« Liberté, que de crimes se commettent en ton nom ! » murmurait en 1794 l’illustre Madame Rolland sur les marches de l’échafaud, avant de laisser sa tête sous la guillotine. Les libres « marchés » présentent eux aussi ce caractère de pouvoir anéantir qui ils veulent sans limite. A l’inverse de certains Etats, ils ne disposent pas de la peine de mort ni même du droit d’envoyer quiconque en prison. Leurs décisions fantasques ne s’en réservent pas moins quand ils le veulent le droit de vouer des peuples entiers à la misère et, parmi eux, les plus vulnérables au suicide, selon la procédure, si l’on ose dire de France Telecom. Dans ce cas là, il existait encore un directeur avec une tête, un nom, Mr Didier Lombard. Mais sous ses ordres, n’en doutez pas, des techniciens modernes tous hostiles par principe à la peine capitale. Libres, libres comme l’air eux aussi, ils n’en élaborèrent pas moins des règlements et un code d’assassins.
Pour le moment, les « marchés » ne se satisfont de personne. Mais personne ne décide ni ne peut rien contre eux. Il n’existe donc à leur égard aucune règle visible, sauf celle de la subordination. « Nous ne pouvons nous permettre de décevoir les marchés » estimait la semaine dernière à Bruxelles le ministre suédois des finances Mr. André Borg. Mais les « marchés », eux, peuvent décevoir, consterner, épouvanter qui ils veulent. La liberté générale admise pour tous rencontre quand même pour obstacle leur suprématie particulière. Ils s’en fichent complètement de décevoir quiconque s’ils gardent leur prépondérance. Le rapport de forces désormais très clair pour tous établit au moins une équation simple : les Etats mettrons les « marchés » au pas, ou les « marchés » mettrons les Etats au sol, avec devant eux les peuples à plat-ventre, complètement détruits.
Certes, en apparence, ceux-ci ne se portent pas si mal. La semaine dernière, grâce à un doux réchauffement de l’air, les folles variations de l’Euro n’empêchaient pas les terrasses des cafés de se remplir à ras-bord. Des foules insouciantes parlaient football : la merveilleuse machine à diversion pour détourner les gens de l’essentiel. Pendant qu’ils regardent Ribery, Benzema cavaler, des millions d’imbéciles oublient leurs intérêts ou le contemplent d’un œil neutre. Et puis, l’illusion d’une « croissance » libre elle aussi à l’infini entretenait dans la multitude l’espoir trompeur qu’avec un peu de chance, chacun finirait bien par y trouver sa place. Eh bien, finie, la rigolade ! Les voleurs professent toujours une morale particulière. Celle des « marchés » consiste à vouloir une consommation toujours en hausse, avec des rémunérations de travail toujours en baisse. Certainement absurde. Mais enfin, les « marchés » sont faits comme ça.
Demeure une énigme. Sarko, Fillon, Christine Lagarde et leur petite bande tellement admirative du modèle américain disposent-ils en eux d’une détermination suffisante pour combattre l’ennemi ? Dans leur cœur, ils s’en sentent souvent si proches. Pour Nicolas, le gouvernement d’un pays s’apparente à l’administration de New-York : beaucoup de commerces, des affaires, des banques, la police partout et l’Etat nulle part. D’ailleurs, lui-même dirige, préside moins la République qu’il n’y exerce d’abord une autorité de flic, avec des opérations « coup de poing » chaque jour. Allons, Nicolas, au travail !