Une mine d’emmerdes
Le musée va fermer.
Pour changer l’économie d’un pays, il faut d’abord faire évoluer sa culture. Les fermetures imposées aux bars, aux restaurants, aux théâtres, aux cinémas, aux stations de ski dans le contexte dit « sanitaire » en France ne sont pas en soi une attaque contre leurs propriétaires ou leurs employés, ni même contre les valeurs qu’ils représentent, mais contre le paradigme d’économie culturelle dont ils sont les tenanciers. Il faut donc démanteler les arts et métiers à la française afin de permettre un autre modèle de développement et altérer le paysage français largement intact qui pourvoit les classes laborieuses de la nation en capital.
La France est un musée naturel. Ses nombreux parcs ne sont pas exploités, mais protégés. Des touristes de tous horizons se pressent pour venir admirer, notamment, sa Paris, ses Alpes, ses Pyrénées, sa Côte d’Azur, sa Bretagne, sa Provence, son Alsace, son Centre, son Nord, et la Corse (qui n’appartiendra jamais à la France). Cette formidable préservation a entraîné l’apparition et la multiplication de nombreux points de restauration, ventes de souvenirs, activités sportives ponctuelles, offices de tourisme, célébrations et concerts, etc. L’économie française est basée sur la préservation majeure de son territoire et sur la mobilité générale de sa population puis de celle des pays étrangers. Le charbon a été abandonné, le nucléaire a pris la suite pour la production de l’électricité. Le pétrole dans sa quasi-totalité a toujours été importé. Le capital tricolore n’a pu s’augmenter que grâce à la venue toujours plus massive de consommateurs étrangers. La faible natalité et le lent accroissement de la demande intérieure n’auraient pas suffi à soutenir le rythme de croissance voulu par les classes d’en haut et à laquelle participent toutes celles du dessous sans couac du moment que la redistribution des bénéfices reste acceptable. Des sources de la Seine jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer, l’argent ruisselle paisiblement.
Notre jeune Président a annoncé récemment son souhait d’organiser un référendum pour insérer dans la Constitution une référence à la lutte contre le réchauffement climatique, réchauffement que la narration médiatique associe aux énergies fossiles, sales, polluantes, tout sauf vertes. De l’autre côté du ring, il y a l’énergie électrique, dite propre, décarbonée, qu’on voudrait voir généralisée à ce qui semble être la plus grande source de nuisances pour l’atmosphère et la biodiversité, le véhicule automobile et son moteur à explosion. Après l’avoir expérimentée dans le secteur de la communication, après avoir développé des circuits intégrés et des batteries de plus en plus efficaces et durables pour des ordinateurs et des téléphones portables, on voudrait que le même modèle soit appliqué dans le domaine du transport. Pour fabriquer de tels accumulateurs d’énergie et de mémoire, on s’en remet aujourd’hui à l’exploitation de terres et de métaux rares, également utilisés pour contribuer à produire des appareils médicaux de haute technologie, des satellites spatiaux, des bijoux, des écrans, des aimants… Contribuer seulement car ils nécessitent d’être alliés à des métaux bien plus courants, et dont il faut accroître la production en proportion.
Ces matériaux rares sont aujourd’hui majoritairement produits par la Chine, qui profite de ses avantages géologiques et écrase le marché à un tel point que cela menace les équilibres géopolitiques entre le bloc occidental et le bloc oriental, laissant les pétromonarchies du Golfe dans le désert de l’incertitude. Toutes les technologies de communication du 21ème siècle sont suspendues à sa production et à son savoir-faire dans l’extraction de ces métaux. Sans elles, le pillage occidental, qui consiste à créer de la grosse monnaie à partir d’activités conceptuelles, comme la transaction de communications vidéo, la spéculation boursière et la vente de données personnelles, serait à la merci des producteurs de biens de consommation à l’utilité perceptible comme des maisons, des fruits, des légumes, de la musique. La terre paie certes un lourd tribut à l’agriculture intensive et à la nécessaire fabrication de multiples amplificateurs pour répandre le son de chaque vie intérieure. Mais l’extraction de terres rares et sa première réalisation, Internet et l’activité « digitale », ont un coût écologique considérable, qui s’oppose frontalement au discours rassuriste des thuriféraires de l’environnement, lesquels nous garantissent qu’un futur plus vert passe par la généralisation du commerce électronique et par l’adoption de la batterie électrique moderne pour les véhicules de transport. Le coût en carbone de ces opérations ne diminue pas, au contraire !
L’industrie qui résulte de ces modes de production d’énergie, industrie dite « verte », est donc celle sur laquelle le peuple français sera amené à se prononcer si le référendum a lieu. Ce que je vois arriver, au nom de l’environnement, c’est le partage du fardeau écologique des Chinois et des Africains sur le sol européen et en particulier français, partage grâce auquel les multinationales alliées au bloc occidental pourront créer de la valeur neuve, ne pas perdre pied dans la compétition internationale, et reprendre le contrôle d’un territoire aujourd’hui largement libéralisé, c'est-à-dire largement autogéré, et exempt de pollutions aussi nuisibles que celles qui ont cours dans le reste du monde.
Nous sommes en train de vivre la première étape de ce processus de métamorphose forcée. Pour contraindre le corps social à changer de rythme, on bouleverse son rapport au temps économique en lui imposant des restrictions de type confinement ou couvre-feu. Ce qui permet ensuite en seconde étape de modifier la mélodie, c’est-à-dire de s’attaquer à l’espace économique. En détricotant le tissu des restaurants touristiques français, en fermant ses stations et ses lieux de plaisance, en annulant ses manifestations festives, au-delà de la dette créée au nom d’une situation d’urgence fictive, dont le remboursement peut techniquement être couvert par d’autres emprunts, il s’agit de briser, par le poids supposé de cette dette, la tradition d’un pays qui n’a pas connu une Révolution industrielle aussi profonde que celle de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, pour le faire rentrer de force dans le moule de surexploitation énergétique qu’il a toujours combattu. Guillaume Pitron a décrit la France comme « un géant minier en sommeil ». Ses gisements inexploités sont une cible pour les entreprises globalistes. La manœuvre du sommet, comme toujours pleine de bons sentiments au premier abord, est dirigée à l’encontre du mode de vie de son peuple, mode de vie qui est aussi le moteur de ses orientations professionnelles et de sa réussite économique. Si le feu vert est confirmé au détour d’un référendum, il n’y aura plus de retour possible.
Le développement capitalistique de la France est d’une certaine façon moralement injuste au regard de celui d’autres pays. Il se réalise sans destruction massive de ses forêts, sans saccage excessif de ses bords de mer, sans érosion abusive de ses montagnes. Une France sédentaire qui s’en tiendrait aux richesses de son sol vivrait en autosuffisance complète sans nuisance. Mais la France est nomade, comme le reste du monde. Il va donc falloir qu’elle s’ouvre à des entrepreneurs extérieurs et qu’elle accepte de partager les fruits cachés de son sol. Pour cela, elle va devoir renoncer, si possible de son plein gré, à son art de vivre, et c’est tout l’objet de la crise actuelle que de le lui faire rentrer dans la caboche. La réindustrialisation de la France est un objectif avancé depuis de nombreuses années par de nombreux hommes politiques, et il a toujours semblé que la majorité de la population y soit favorable, comprenant que son indépendance passe aussi par une activité plus forte dans le secteur secondaire. (La première assignation à résidence du printemps 2020 et la carence en masques, largement commentée, ont diffusé cette prise de conscience, très ironiquement, en mettant en valeur quelque chose dont on n’a pas besoin sauf pour s’éviter une amende de cent trente-cinq euros.) Mais le dilemme est inextricable quand il s’agit vraiment de faire le pas, car l’agrément d’une économie basée majoritairement sur les secteurs primaire et tertiaire est fortement appréciable. Il faut le reconnaître : nous jouissons d’une qualité de vie formidable. Nous avons des routes, des véhicules, de la nourriture en abondance, nous importons café et carburant. Contre un peu de vin et de fromage, et surtout contre l’accueil de quelques consommateurs d’histoire sur notre sol, nous sommes bien lotis sur la scène du monde.
Bien entendu, ces décisions du dessus ont un impact direct sur le quotidien des professionnels des domaines visés par les mesures. Les besoins en main d’œuvre des entreprises de France se concentrent principalement dans l’agriculture et dans la restauration, premières chaînes du maillage. Si les restaurants viennent à déposer le bilan, si les théâtres ferment, si les stations de ski s’arrêtent, que feront les cuisiniers ? Que feront les artistes ? Où exerceront les moniteurs ? Que deviendront ces métiers ? Seront-ils évités par les jeunes générations car devenus synonymes de pauvreté irrémédiable ? A combien vendront les agriculteurs ? Les valeurs qu’ils transmettent disparaîtront-elles avec eux ? A quoi fera-t-on l’effort de se (con)former ? Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, dit-on. Mais en quoi ?
La lutte des jours prochains ne sera pas prioritairement culturelle ou économique. Elle sera fondamentalement esthétique. Dans une société tournée vers sa survie, le sens du beau est lié à l’intuition du sain. Une rivière d’eau claire et un champ de labour y sont plus valorisés qu’une usine qui recrache des fumées noires ou un lac rendu toxique par l’extraction de minerai, même si ces lieux ont aussi leur splendeur et mériteront peut-être un jour leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Il va s’agir là encore d’un choix de société, et nous sommes à un tournant majeur. Qu’allons-nous choisir pour nos enfants ? Vers quoi allons-nous tendre ? Vers le havre de paix elfique de Dormillouse ou vers l’Isengard grouillant de Baotou ? Où voulons-nous travailler ? Pour connaître la réponse, il faut se poser une simple question : combien d’emmerdes sommes-nous prêts à accepter ?