vendredi 13 avril 2012 - par Paul-Jean Loubier

Famille en Europe : l’harmonisation des législations, un échec annoncé

La compréhension de l’importante hétérogénéité des pratiques institutionnelles et législatives européennes en matière d’autorité et de garde parentale rend nécessaire un retour sur l’histoire de l’anthropologie sociale en Europe. Il est maintenant scientifiquement établi, sans nier la capacité d’autonomie de décision d’un individu adulte, que ses comportements en société sont très largement déterminés par son fonctionnement inconscient, et donc par le mode relationnel au sein de la famille dans laquelle ce fonctionnement a été acquis, dans l'enfance. L’anthropologie rejoint ici la psychanalyse : loin d’un déterminisme implacable, ces disciplines proposent sur des mécanismes inconscients, collectifs pour la première, individuels pour la seconde, un éclairage susceptible d’améliorer des comportements sociétaux ou personnels dont la déviance est mal compréhensible par ailleurs. Sciences avant tout humaines, elles cherchent des solutions, non une condamnation. Selon la formule d’Emmanuel Todd ("La Diversité du Monde"), il s’agit toujours de comprendre une détermination pour y échapper, et pour marcher vers plus d’une liberté qui ne pourra jamais être absolue.



Les 150 dernières années, marquées en Europe par une marche de l’histoire à pas rapides, ont profondément bouleversé les modèles familiaux, l’urbanisation générale de la société imposant presque partout le modèle nucléaire (couple parental unique avec ses enfants). Toutefois de nombreux théoriciens du développement se sont rejoints depuis Le Play, qui avait le premier décrit au XIXe siècle les types familiaux ancestraux, pour constater une très forte rémanence des dimensions comportementales issues de ces strucutres familiales dans l’inconscient individuel et collectif des populations, et/ou pour affirmer le rôle central des mentalités dans l’orientation politique, économique et idéologique d’une société. Emmanuel Todd, démographe et historien français né en 1951, élève à Cambridge de Peter Laslett, devint à partir des années 1975 le véritable révélateur du concept anthropologique des systèmes familiaux, qu’il rethéorisa et popularisa à partir d’une étude très approfondie des corrélations géographiques, région par région en Europe, entre les modes de relations familiales et l’évolution de la société dans la plupart de ses dimensions, religieuses et politiques notamment.

 En partant de données historiques sur la propriété agraire, les coutumes d’héritage et la corésidence des générations, Todd a redéfini les trois types familiaux décrits par Le Play (souche, patriarcale et nucléaire) en fonction de deux dimensions comportementales, l’une verticale (autorité/indépendance vis-à-vis du père), l’autre horizontale (égalité/inégalité des enfants dans l’héritage). La famille-souche autoritaire et inégalitaire germanique, scandinave et occitane, considère les individus comme inégaux, fixant l’aîné à la propriété familiale pour en assurer la transmission en indivision et excluant les autres enfants. La famille communautaire « autoritaire » (tye patriarcal de Le Play) slave et finlandaise regarde les enfants comme des membres égaux entre eux d’un groupe au sein duquel ils doivent s’insérer. La famille nucléaire, qui mettait le redoutable conservatisme de Le Play si mal à l’aise, est redéfinie en deux types principaux bien distincts : la famille nucléaire libérale et inégalitaire anglo-saxonne, hautement libérale et indifférente au principe d’égalité des frères, encourage l’individu à s’émanciper rapidement hors de la famille ; la famille nucléaire égalitaire latine, grecque et polonaise, conservant avec le couple parental des enfants mis sur un pied d’égalité, développe des valeurs d’universalisme égalitaire.

Dans l’Europe du XXIe siècle, la géographie européenne des lois sur l’autorité parentale est, logiquement, très fidèlement calquée sur celle des systèmes familiaux. Pour les couples non mariés, ces lois sont clairement réparties en deux grandes tendances, au sein desquelles elles sont assez homogènes[1], qu’il s’agisse de l’attribution par défaut à la naissance de l’enfant, ou l’attribution par le juge après séparation du couple :

 a) d'une part, les Etats où l’autorité parentale commune est la règle : Italie depuis 1975 sous condition de cohabitation, Espagne depuis 1981, Belgique depuis 1987 sous condition de cohabitation et depuis 1995 sans condition, France depuis la loi du 4 mars 2002 (sans condition de cohabitation) et Pays-Bas depuis 2001 pour les couples mariés ou signataires d’un partenariat civil de cohabitation (de type PACS). Italie, Espagne et France sont les pays d’Europe où domine le plus largement la famille nucléaire égalitaire, résolument attachée à l’équité entre les individus et étrangère au principe d’autorité[2]. La Belgique a été initialement considérée par E.Todd comme une version imparfaite, « molle », du type souche[3], zone de transition géographique entre la famille nucléaire égalitaire française et la famille souche allemande, mais il a nuancé plus tard ce classement[4], rapprochant l’anthropologie familiale belge du modèle nucléaire français avec quelqes spécificités de corésidence. Les Pays-Bas sont un cas particulier de mélange entre la famille souche atténuée et le libéralisme anglo-saxon ; la petite taille du pays est une explication à la modernité libérale des lois familiales, loin de la pesanteur des traditions britanniques.

 b) d'autre part, les Etats où l’autorité parentale est attribuée à la mère seule, et ne peut être étendue au père que sur accord de la mère : Danemark, Suède, Allemagne, Portugal, Luxembourg, Suisse, Grèce, Royaume-Uni, Irlande. Dans ces pays, le parent gardien (la mère dans la très grande majorité des cas) détient seul le pouvoir de décider de la résidence de l'enfant et de ses contacts avec l’autre parent, et de prendre les décisions importantes relatives à la personne de l'enfant. A l’exception de la Grèce, dont le cas dépasse le présent propos, la géographie de cette culture législative familiale est calquée avec une grande fidélité, on le voit, sur celle de la famille souche et de la famille nucléaire absolue, c’est-à-dire des sociétés où l’inconscient collectif a été durablement marqué à travers les siècles par une conception inégalitaire des individus à tous les niveaux. Au sein du couple parental, ces pays vont donc inconsciemment chercher et créer une inégalité, en attribuant la garde de l’enfant à un seul des deux parents.

 La recherche d’un accord entre les parents tient une place primordiale, or la force des déterminants anthropologiques rend les séparations spontanément bien plus conflictuelles dans ces sociétés anxiogènes[5] où le différentialisme ambiant hiérarchise fortement les rôles au sein de la famille. Ces sociétés reconnaissent historiquement l’entier pouvoir éducatif de la mère sur les enfants, et favorisent inconsciemment l’utilisation par celle-ci des enfants comme arme contre le père dans les suites de la séparation. Le parent non-gardien est facilement écarté de l’éducation des enfants par crainte des conséquences du conflit. Le plus souvent, les autorités administratives (tribunal, ou dans certains pays services de protection de l’enfance, comme en Allemagne) ne fixent pas les droits du parent non-gardien, qui se retrouve livré au bon vouloir du parent gardien.

 La contingence du lien parent-enfant, et le risque élevé d’aliénation parentale qui en découle, est donc une donnée stable et constante des sociétés différentialistes, d’autant plus qu’il s’y ajoute une dimension autoritaire comme dans la famille souche. Le problème est ancien en Allemagne, et a atteint des sommets dramatiques à la fin du XIXe siècle, lorsque l’industrialisation a généré une très forte angoisse sociale et a durci de manière pathologique le fonctionnement de la cellule familiale : « Vers 1890-1900, le monde germanique se distingue encore en Europe par des taux de mortalité infantile anormalement élevés compte-tenu de son niveau d’alphabétisation. […] Deux facteurs expliquent ce véritable massacre des innocents : le niveau très élevé des naissances illégitimes […témoin de] la rigidification d’une structure familiale de plus en plus indifférente à la notion de nature humaine. De plus en plus autoritaire en fait. Le rejet de l’allaitement au sein […] évoque quant à lui très directement une accentuation de la distance parent/enfant »[6].

 Une lecture attentive de la constitution allemande de 1949 est de ce point de vue instructive : l’éducation de l’enfant est confiée seulement en priorité[7] aux parents, et fondamentalement l’enfant en tant que personne appartient à la communauté, autrefois constituée du village, maintenant de la nation. Dans cette logique, le caractère mono- ou biparental de la famille importe peu. On retrouve avec une remarquable constance dans les législations familiales actuelles des pays de famille souche des détails très fournis sur les circonstances et les modalités du retrait de l’autorité parentale aux parents biologiques, et le rattachement de l’enfant à une famille adoptive ou une institution.


[1] F.Granet : L’exercice de l’autorité parentale dans les législations européennes. Rapport pour le Haut Conseil de la Population et de la Famille, octobre 2002. http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/034000551/0000.pdf

[2] E.Todd, L’invention de l’Europe, Ed Seuil, Paris, 1990, p.249

[3] E.Todd, L’invention de l’Europe, Ed Seuil, Paris, 1990, p.374

[4] E.Todd : L’origine des systèmes familiaux, Ed.Gallimard, Paris 2011

[5] E.Todd, La diversité du monde, Ed Seuil, Paris 1983, p.83

[6] E. Todd : Le destin des immigrés, Ed.Seuil, 1994, p188

[7] Art.6 §2 de la Loi Fondamentale allemande : « Elever et éduquer les enfants sont un droit naturel des parents et une obligation qui leur échoit en priorité. La communauté étatique veille sur la manière dont ils s'acquittent de ces tâches. »



2 réactions


  • lulupipistrelle 14 avril 2012 15:48

    " Une lecture attentive de la constitution allemande de 1949 est de ce point de vue instructive : l’éducation de l’enfant est confiée seulement en priorité[7] aux parents....« 

    ben c’est déjà ça.. en France, les institutions voudraient les ravaler au rang de co-éducateurs...au mépris de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme qui stipule que les »parents ont la priorité dans l’éducation des enfants.."

    C’est pas en Allemagne qu’on a une jeunesse sans droits, sans formation, sans travail, sans autonomie économique...même quand elle d’origine turque ou autre... ce qui prouve qu’en matière d’éducation, leur système est supérieur au nôtre...


  • lulupipistrelle 14 avril 2012 15:59

    PS : Quant au modèle familial, on ferait bien d’approfondir les oppositions entre la France du Nord, où depuis le Moyen Age, à l’âge marital les jeunes sont exclus de leurs famille d’origine et « lachés », où la famille nucléaire les expose à toutes les précarités, et la France méridionale et sa famille élargie aux grand-parents, oncle, tantes, cousins... et alliés... qui assure une sécurité sociale , autrement plus efficace que celle promue par les institutions.

    Toute la démarche contemporaine a visé à détruire les solidarités naturelles traditionnelles, à généraliser la précarité pour soumettre les nouvelles générations. Et on ose nous parler d’émancipation !


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