samedi 22 octobre 2011 - par Thomas Roussot

L’Europe serait frigide

« Le cœur fidèle de la vérité qui s'impose » Fragments (Parménide)

 En Europe, la notion d'identité est devenue un point d'ancrage et de réinterprétation continu. Sous-tendue par les préceptes de la philosophie des Lumières, « l'identité » tire ses racines de plusieurs siècles d'accumulation conceptuelle, passant notamment par l'affirmation de « l'identique » contrebalancée par celle de « l'autre ».

L'idéalisme, de Kant à Hegel, s'est fourni un « en-soi » unitaire toutefois non dépourvu d'un rapport permanent à l'idée d'altérité, et donc au « non-soi » (cette dialectique s'étant bâtie sur une dualité intrinsèque, à savoir celle de l'appartenance et de la non-appartenance).

Le « même » étant assimilé à « l'être », et ce dernier fournissant un paravent tautologique et brumeux au « non-être », relégué aux apories de l'impensable (pour ce qui concerne la filiation idéologique rationaliste). Diverses conjonctions historiques comme le libéralisme triomphant allié à l'effondrement des traditions séculaires ont atomisé cette notion d'être pour la « délocaliser » vers celle de l'individu, ouvrant la porte à une hiérarchisation bâtarde des manifestations d'un principe fondateur, désormais non nécessairement rattachées à quelque base univoque, centralisatrice ou organique qui devrait les soutenir unanimement. Demeurent des correspondances, synchronismes et interdépendances circonstancielles, des fluctuations stratégiques, des aménagements de façade, des arrangements artificiels, et surtout des conflits d'interprétations et de valeurs, la brèche du différentialisme appuyé sur un relativisme assumé s'étant accentuée.

Les fondations de l'idée d'identité se sont morcelées progressivement en répliques miniaturisées dépourvues de solutions adaptées. L'apparition de l'ère atomique a en quelque sorte légitimé par la sphère technique ces constellations de présences disséminées sur un territoire qui n'est que mythique. C'est donc à une expropriation de l'être que l'Europe se doit d'avoir à faire face. Il n'existe plus qu'une coappartenance virtuelle de divers plans vitalistes, qu'Internet vient chapeauter de façon abstraite. L'ordre social ne s'appuie plus que sur une apathie généralisée, et non sur un fond identitaire motivé au sein de sociétés régies par le matérialisme individualiste. L'aboutissement logique d'un tel effritement conduit au règne des auto-appropriations partiales, cette tendance ayant été encouragée par l'idéologie libérale-libertaire.

Les appartenances politiques, religieuses, culturelles, ethniques, sexuelles, et autres, sont finalement prises en otage par une anomie généralisée. Le culte de la différence pour la différence conduit finalement au nivellement vers l'uniforme, voire l'informe. Il ne s'agit plus que de prétendre représenter ces différences, de les dupliquer, pour mieux les instrumentaliser au profit de règles marchandes. Dépourvu de toute éthique verticale et transcendantale au sens Kantien, qui mangeait un peu trop de moutarde, ne demeure plus qu'un consensus friable et volage pour prétendre assurer la perpétuation d'un processus historique gravement altéré parce qu'inquestionné. Il ne se déploie plus qu'une pseudo-régulation arbitraire et inique.

Un citoyen européen habite en fait un "domaine sans nom" ni "adresse" car il ne vit pas ce processus de manière affective. Les lois sécrétées par des élites de fonctionnaires désincarnés feignent de gouverner un bateau en l'état ingouvernable du fait des disparités historiques, culturelles et économiques qui se déplient en son sein. Le rapport au refoulé historique qui émaille quotidiennement l'actualité des diverses nations composant cette dite Europe revient par la grande porte rappeler aux peuples la nécessaire communauté de destin qui est censément chargée de la cohésion générale, et ce, non par des ordres impersonnels votés par une minorité autocratique et auto-déclarée représentative.

Le Conseil européen peut-il légitimement se proclamer fidèle à une source d'être commune alors qu'il n'est que le fruit d'un processus essentiellement élaboré par des gouvernements qui ne sont unis que par tactique économique circonstancielle et non par fidélité à un désir d'avenir commun ? Nombre de peuples consultés ont manifesté leur insolidarité envers ce projet, on les a au mieux fait revoter, au pire dénié la volonté de revoir ou d'interrompre le projet en son état. Le saut faussement qualitatif par-dessus cette nécessaire médiation populaire grève à moyen et long terme l'efficacité strictement pragmatique d'une telle alliance, privée qu'elle est de toute essence autre que boursière. Il s'agit d'un évitement structurel qui en dit long sur la nature même du dessein qui préside aux manettes de cette assemblée de peuples, à "l'insu de leur plein gré".

Pensée hors des populations pourtant directement concernées, la "constitution européenne" paie la facture du désamour qu'elle inspire en imposant chaque jour qui passe des directives abruptes et arbitraires qui ne rencontrent qu'un très faible écho auprès des administrés directement visés. Aucune autorité administrative n'est en mesure d'imposer durablement un tel projet sans avoir recours à un assentiment réel des populations concernées. Les subsides, les aides de toutes sortes ne font que provoquer des réactions en chaîne qui à leur tour induisent des situations de crises à répétition.

La politique agricole commune a entraîné certains bienfaits mais également des dommages collatéraux violents laissant de nombreuses zones en jachère (tout particulièrement pour les petits exploitants). Un inconscient collectif est peut-être une chimère, mais il semble bien qu'un réveil de cette mémoire tue jusqu'à présent se déroule sous nos yeux ébahis. Le souvenir des batailles intestines déployées sur ce continent est toujours présent, l'atomisation des mentalités et des cultures demeure. L'opacité des décisions, l'anonymat absolu de leurs tenants et aboutissants engendre une incompréhension mutuelle. Nous pouvons toujours scander "l'Europe, l'Europe", d'une coquille vide l'on ne produit pas une force en expansion. Quand demeure seulement la légalité non soutenue par l'éthique, les issues sont incertaines.




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