Les Irlandais ont-ils intérêt à voter le traité de Lisbonne ? 3)
Après la question du commissaire irlandais, et celle de la politique de sécurité et de défense, voyons maintenant s’il est dans l’intérêt de l’Irlande, et des Irlandais, de voter le traité de Lisbonne, en ce qui concerne le social. Nous étudierons le sociétal et éthique dans un prochain article.
Commençons tout d’abord par rappeler que contrairement aux promesses déjà examinées, celles concernant le social, elles, ne font que l’objet d’une décision politique (qui peut, au mieux, engager les actuels siégeant mais pas l’avenir), et non d’une obligation juridique. Il ne s’agit pas ici d’apporter des "garanties", seulement de clarifier les choses, d’expliquer, de rassurer, pour tenter de convaincre les Irlandais que leurs craintes sur ces sujets sociaux ne sont pas fondées.
Qu’en est-il ? L’Union "attache"-t-elle une "grande importance", comme nous le certifie le Conseil Européen : au progrès social et à la protection des droits des travailleurs ? Aux services publics ? A la responsabilité qui incombe aux États membres en matière de fourniture de services d’éducation et de santé ? Au rôle essentiel et au large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économique général ?
Et le traité de Lisbonne :
• etablit-il un marché intérieur et vise-t-il à oeuvrer pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ?
• exprime-t-il les valeurs (sociales et sociétales) de l’Union ?
• reconnaît-il les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, conformément à l’article 6 du traité sur l’Union européenne ?
• vise-t-il à combattre l’exclusion sociale et les discriminations et à promouvoir la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant ?
• fait-il obligation à l’Union, dans la définition et la mise en oeuvre de ses politiques et actions, de prendre en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ?
• comprend-il, au nombre des valeurs communes de l’Union, le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économique général d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ?
• ne porte-t-il en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général ?
• prévoit-il que le Conseil, lorsqu’il agit dans le domaine de la politique commerciale commune, doit statuer à l’unanimité pour la négociation et la conclusion d’accords internationaux dans le domaine du commerce des services sociaux, d’éducation et de santé, lorsque ces accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des États membres pour la fourniture de ces services ?
• prévoit-il que l’Union reconnaît et promeut le rôle des partenaires sociaux à son niveau, et qu’elle facilite le dialogue entre eux, en prenant en compte la diversité des systèmes nationaux et dans le respect de l’autonomie ?
Pour tenter de répondre à ces questions, voyons si durant son mandat la Commission Européenne – organe décisif qui détient le très important monopole de l’initiative des "lois" – présidée par Monsieur BARROSO a par ses propos et ses actes manifestée son "attachement" à la mise en oeuvre d’une "Europe sociale" durant son mandat de 2004 à 2009.
La présentation du fonds de mondialisation, en 2007, nous donne une idée de l’approche fort sociale de la Commission Européenne. Dans son communiqué de presse, la Commission explique que le fonds doit servir à aider les "travailleurs devenus excédentaires". Le Président BARROSO prend la suite de son commissaire à l’emploi : le fonds de mondialisation a pour but, selon lui, d’aider "les travailleurs, victimes d’un "excédent de personnel" provoqué par les mutations des structures commerciales mondiales à retrouver le chemin de l’emploi".
Pour la Commission Européenne, s’il y a des pertes d’emploi, du chômage, c’est donc parce que le travailleur n’est pas "adapté" aux nouvelles conditions, à la "modernité".
Si on met cette vision simpliste du marché du travail et de la mondialisation – qui laisse entendre que s’adapter à l’un comme à l’autre, c’est au final dégager les "excédents de travailleurs" inadaptés ou inadaptables, en oubliant purement et simplement des éléments d’importance tel que le marché, la gestion de l’entreprise, le contexte, ou encore la compétitivité du produit – en parallèle avec l’objectif louable et juridiquement contraignant qui échoit(rait) à la Commission d’oeuvrer "pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement", on peut douter que celle ci soit considérée demain comme défendant le social en Europe.
A bien des égards, cette appréciation du monde du travail et de la mondialisation, par la Commission – dont les membres ne connaissent pas le premier et ne sont pas touchés par la deuxième – explique bien "l’incompréhension" qui existe entre les citoyens d’Europe, en attente d’une "Europe sociale" même dans les pays les plus "libéraux", et l’Union Européenne, dont le principal organe, est persuadé d’agir en ce sens, en émettant des "mesures sociales" qui sont perçues à tort à à raison comme "libérales" voire "ultra libérales" par les citoyens d’Europe. La directive des services, dite "Bolkenstein" – qui a eu un retentissement important dans de nombreux pays d’Europe, et non pas seulement en France – avait ainsi un objectif social aux yeux de la Commission, puisqu’elle "adaptait" le salarié aux "nouvelles réalités" du marché, et donc limitait le risque "d’excédent de travailleurs".
Il est fort à craindre que l’Union – via la Commission – ayant une définition particulière du "social", continue de construire des projets "sociaux" aux antipodes des visions jauresienne et keynesienne, très partagées par les citoyens d’Europe.
Peut-on être rassuré par l’obligation qui est faite à l’Union "dans la définition et la mise en oeuvre de ses politiques et actions, de prendre en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine" ?
Pas nécessairement. En effet, la Commission serait chargée de proposer des directives qui ne seraient pas forcément exigeantes sur le plan social. Car certes, l’Union doit promouvoir "un niveau d’emploi élevé", mais de n’importe quel emploi. Autant dire que les emplois pourront continuer de se précariser...Ce ne sera pas le problème de l’Union. Et que dire du terme "adéquate" choisi – au détriment des termes "protection sociale optimale" socialement plus acceptable – pour qualifier la "protection sociale" des citoyens d’Europe ? On peut tout mettre derrière cette notion, le meilleur comme le pire. Puisqu’aux yeux de la Commission, c’est au travailleur de "s’adapter" – n’est il pas le seul responsable de son sort ? N’est ce pas son refus de "s’adapter" qui explique son licenciement ? – on peut penser que la protection sociale devra être en adéquation non avec les besoins du travailleur, mais avec les contraintes du marché du travail. Là encore, la précarisation du travail est à notre porte.
Même analyse pour ce qui concerne l’éducation, la formation, et la santé. "Un niveau élevé" nous dit on. Il s’agit donc d’une donnée quantitative, et non qualitative. La plupart des Etats membres ayant démocratisé l’accès à ces trois éléments, la Commission ne s’engage guère...Et c’est surtout, un peu partout en Europe, la qualité de l’enseignement, des formations, et de la santé, qui sont en danger.
Qu’en est-il de la lutte contre les discriminations ? Notamment celle sur les salaires hommes/femmes ? La Commission Européenne s’est elle beaucoup investie en la matière ? Partiellement. Dans un communiqué du 18 juillet 2007, celle-ci fait en effet un bilan honnête de la situation...Mais ne tire pas toutes les conséquences de cette dernière. En effet, la Commission se contente de tirer à boulets rouges sur les administrations publiques, mais laisse, en revanche, les sociétés privées de côté. Etait-ce par "incompétence" juridique ? Autrement dit parce qu’elle n’avait pas de compétence partagée avec les Etats membres en la matière ?
Il faut bien avouer que non. Car en 2007, la Commission Européenne est déjà en capacité de "combattre l’exclusion sociale et les discriminations" et peut déjà "promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes". Les écarts de rémunération selon le sexe sont en effet contraires aux principes fondamentaux de l’Union mais aussi en infraction par rapport à la "stratégie de Lisbonne" définie en 2004 par les 27. Et pourtant l’Union ne fait rien...Se contentant seulement "d’inviter" Etats membres et administrations publiques à faire des efforts, en "oubliant" superbement les 80% d’européens, qui eux, exercent leur talent dans des entreprises privées...
Que penser aussi, du sommet européen du 14 décembre 2007 au cours duquel un ensemble de principes communs sur la flexibilité ont été approuvés ? Sont ils gages d’une flexicurité ? On peut en douter à la lecture du texte. En résumé : moins le travailleur prend de risques, plus il a de droits (salaires, primes, formation, retraite...), plus il prend des risques, moins il a de droits sociaux ! Jeunes, intérimaires, migrants, séniors, sont donc victimes d’un traitement discriminatoire.
*http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/07/st16/st16201.fr07.pdf
Et sur le temps de travail ? La Commission Européenne a défendu mordicus la position des Etats membres de ne pas décompter les heures (passives) de garde au travail. Ce faisant, elle allait à l’encontre de l’objectif de la directive – améliorer le sort des salariés – s’avilissait en n’étant plus gardienne des traités mais simple secrétariat, et bafouait les arrêts de la CJCE, qui au moins une dizaine de fois avait pris le parti du décompte des heures passives ! C’est la CJCE qui s’est posée en défenseur des travailleurs...Nullement l’organe Exécutif de l’Union, juridiquement, pourtant, gardien des traités. La CJCE et...Un certain Xavier Bertrand (alors Ministre de l’Emploi en France) qui, et oui gros paradoxe, semble avoir une fibre "sociale" bien plus forte à Bruxelles qu’à Paris.
Ces exemples ne sont pas aptes à rassurer quiconque rechercherait en la Commission une protectrice du social. Il convient cependant de nuancer cette vision en démontrant que sur certains sujets, le caméléon BARROSO (ultra libéral hier, aujourd’hui authentique socialiste pour obtenir les voix du PSE) a su néanmoins développer une certaine fibre "sociale"...Et même "familiale" en plusieurs occasions. Même si ces "cadeaux" sociaux et familiaux, n’étaient pas toujours sans arrière pensée.
De sa propre initiative, la Commission BARROSO a en effet proposé un "paquet législatif" sur les congés familiaux (parental, maternité, filial), qui a été d’ailleurs très commenté par les médias, surtout celui concernant la maternité.
Autre bienfait : la Commission BARROSO s’est résolue à entériner l’accord international sur le handicap. Les personnes handicapées pourront arguer d’une discrimination à leur endroit, et obtenir des explications des employeurs indélicats.
Autres projets sur la table : les comités d’entreprise. Leur fonctionnement pourrait être modifié. Mais aussi la sécurité sociale des indépendants, les restructurations (code de conduite), et des corrections du fonctionnement du fonds européen à la mondialisation (le système actuel a déjà été amendé mais il reste des points difficiles)
Tous ces sujets sont, pour l’heure, remis aux calendes grecques, aucun Etat ne voulant les étudier avant le vote irlandais du 2 octobre. Mais en soi, ils sont importants, et dénotent d’une implication de la Commission dans le domaine "social" même si cette intervention n’est pas toujours en cohérence avec les souhaits des "européens".
Si la Commission n’est pas le symbole le plus éclatant de la défense des intérêts des travailleurs, que dire de la CJCE ou du rôle du PE ?
Le traité de Lisbonne "ne porte en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général" et l’Union "attache une grande importance", dans ses politiques, "au rôle essentiel et au large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économique général"...Nous dit le Conseil Européen.
C’est exact dans la plupart des cas. Mais ne pas porter atteinte à la compétence d’un Etat membre, en la matière, ne signifie pas que les décisions l’Union n’affectent pas (en bien ou en mal) les "services d’intérêt économique général " et ceux "non économiques d’intérêt général". Ex avec l’aide juridictionnelle qu’apporte la France à tous les justiciables. En juillet 2007, la France a en effet été condamnée pour ne pas avoir imposé une TVA normal (19,6%) au lieu d’une TVA réduite (5,5%) à l’aide juridictionnelle. Mécaniquement, cela a entraîné une baisse de 14% de l’aide juridictionnelle. Or, chacun sait que les avocats ne se bousculent pas au portillon pour défendre les plus démunis. On a donc eu là une leçon magistrale démontrant comment les dogmatismes peuvent surpasser le bon sens.
Rajoutons à cela qu’il existe, au moins, un cas, où le traité de Lisbonne portera "atteinte à la compétence des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général" et au "large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économique général" : les marchés publics.
Au sein de l’Union Européenne, seul "l’appel d’offres" est un cadre satisfaisant pour déléguer un "marché". Jusqu’ici, les "marchés publics" étaient laissés de coté, et donc les collectivités territoriales pouvaient agir sans passer par l’appel d’offres, en faisant ce qu’on appelle de l’intercommunalité notamment. Le traité de Lisbonne change tout cela, puisque par ex, les mairies ne pourront plus se regrouper pour offrir à leurs administrés une cantine pour l’école primaire, qui soit tenue par des fonctionnaires territoriaux. Il faudra passer par un appel d’offres. Idem pour l’eau, le pétrole – certaines communes achetaient le pétrole en lieu et place de leurs administrés pour diminuer le coût de ce dernier – et autres "marchés publics". C’est peut-être une amélioration, peut-être une mauvaise chose. Dans tous les cas, cela modifie les compétences des Etats membres.
L’attitude de la CJCE sur le social est assez ambigue au final, comme celle du PE, du reste, qui a tendance à lui emboiter le pas. Ainsi, la CJCE a rendu des arrêts plutôt favorables aux travailleurs, comme l’obligation pour les employeurs de l’UE d’évaluer les risques encourus par les travailleurs exposés à des champs électromagnétiques, électriques, des ondes radios, des ondes TV, des antennes de téléphonie mobile, ainsi que des grands fourneaux type ceux utilisés dans industrie métallurgique. (directive 04/108) Mais aussi l’arrêt sur la transparence dans les entreprises, auquel la Commission fera suite, en présentant une directive sur l’information et la consultation des travailleurs (votée en 2002 et transposable jusqu’en 2005) Ou encore l’arrêt qui empêche un employeur de remplacer le congé annuel par une indemnité financière (CJCE avril 2006)
Elle a cependant, dans le même temps eu une attitude déconcertante sur le social, via ses arrêts viking et laval et ruffert. Dans les trois cas, l’argumentation de la Cour est la même. Elle considère que l’égalité de traitement entre les salariés constitue une restriction à la "libre prestation de service" garantie par l’article 49 du traité instituant la Communauté européenne, article repris intégralement dans le traité de Lisbonne. Le dumping social est explicitement justifié : "imposer aux prestataires de services établis dans un autre État membre, où les taux de salaire minimal sont inférieurs, une charge économique supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante l’exécution de leurs prestations dans l’État membre d’accueil (…) est susceptible de constituer une restriction au sens de l’article 49 CE" (point 37, arrêt Rüppert)
On ne manquera donc pas ici d’y voir une primauté accordée à la libre prestation de services sur les droits des salariés et les normes sociales nationales, puisque, par ces arrêts, la CJCE limite l’action syndicale et les droits des salariés.
La Charte des Droits fondamentaux changerait elle la donne ? Peut être...Mais on peut en douter. Car il est question de "droit à travailler" (à n’importe quelle condition) et non de "droit au travail" (obligation juridique qui sous entend un travail adapté à la personne, et non le contraire). Si l’on ajoute à cela que la CJCE n’a pas attendu le traité de Lisbonne pour utiliser la Charte des Droits, on peut craindre quelques avenirs sombres pour les droits sociaux, au sens où cette Charte n’a pas empêché une jurisprudence défavorable aux salariés via les trois arrêts cités.
Conclusion : si Nice ne garantit pas les droits sociaux nationaux, le traité de Lisbonne ne permet pas plus leur préservation, ni même leur harmonisation vers le haut, via la CJCE. Et comme le PE, qui se montre infiniment plus social que la Commission, n’a toujours pas l’initiative des "lois" – qui est pourtant essentielle pour assurer son "indépendance" – il ne peut qu’amender les projets qu’on lui présente. Ce n’est pas pour rien que les "députés" des Etats Généraux, en France, se sont octroyés le pouvoir législatif. Sans le pouvoir de "faire de la loi", de sa propre initiative, un Parlement n’a de Parlement que le nom.
Pour l’heure, il convient donc de rester prudent sur cette "déclaration" politique, donc d’intention. On peut tout aussi bien aller vers un mieux ou vers un pire, en fonction de "l’état d’esprit" de ceux qui auront à se préoccuper des questions sociales au niveau européen.