Cassandre : Mémoire & échos européens, Épisode 3 : Le Souffle de l’oubli
Cassandre, voix lucide traquant l'oubli organisé, poursuit son combat contre le « Mémoirel », ce mécanisme qui efface les vérités dans nos quotidiens. Dans cet Épisode 3, elle entre dans une salle de sport, lieu où l'on forge les corps pendant que les mémoires s'estompent sans bruit. Dans les échanges banals, elle décèle ce fléau subtil qui, par complicité, peur ou paresse, souille les vérités et corrompt les récits jusqu'à leur douloureuse révélation. Ce texte est un cri étouffé contre l'oubli ordinaire, un appel à écouter les vérités qu'on ensevelit.
Ici, les tapis roulent, les poids s’élèvent, les sourires s’échangent. Tout semble fluide, normal, vivant. Ces hommes et ces femmes cherchent, dans l’effort partagé, la santé, un souffle nouveau. Mais déjà, Cassandre sait d’emblée l’insoutenable : sous les musiques cadencées et les mouvements précis, les rumeurs du quotidien, saturées de lieux communs et de récits truqués, s’apprêtent à l’engloutir.
Ce que Cassandre appelle le Mémoirel n’est pas une fiction : c’est l’oubli organisé qui s’infiltre dans les esprits, là où la mémoire devrait résister. Ce n’est pas un simple oubli, mais un mécanisme qui travestit le réel. Ainsi, cette scène aurait pu se dérouler ailleurs — au marché, dans une grande surface, chez le dentiste, ou dans l’autobus —, tant les mots qu’on y colporte sont prévisibles.
Ce Mémoirel est donc bien là, discret, insidieux. Il ne crie plus. À travers la géopolitique de l’Europe, qui s’arrange avec les faits, il diffuse une parole hors-sol et belliqueuse. Cette parole murmure partout, même chez ceux qui ne veulent rien entendre. Elle vous rattrapera, s’accrochant à nos vies ordinaires pour toujours mieux nous soumettre à l’horreur. Les silences prudents, les phrases toutes faites, les pensées qu’on n’ose plus formuler pèsent lourd. Alors Cassandre enregistre. Et malgré elle, elle absorbe. Elle encaisse. Une fois chez elle, hors de ce monde, elle écrit. Pour ne pas laisser le réel s’effacer.
Cassandre revient après une longue absence. Covid, crise, guerre… Mieux valait s’isoler. Elle salue, esquisse un sourire. Elle s’efforce d’être « normale », apaisée. Elle fait mine d’écouter sa musique dans ses écouteurs, mais en réalité, elle capte tout. Et ce qu’elle perçoit l’oppresse, l’accable.
Elle voulait se ressourcer, retrouver un corps énergique, une respiration intense et apaisée. Il paraît que l’effort rend joyeux. C’était vrai, autrefois. Mais ce Mémoirel s’est glissé ici aussi. Invisible, tenace. Il n’a plus besoin d’être déclaré. Il s’infiltre. Dans les regards, les petites phrases, les postures.
Cassandre le sait. Alors elle se tait. Sourit. Parle du beau temps, de la météo qui fait ses caprices. Elle parle sport, calories, hydratation. Elle esquive. Elle est prudente. Car ici, presque tous les sujets sont devenus des traquenards, trop clivants, prêts à exploser. Il suffit de ne pas répéter la voix de l’époque, celle du flux dominant, pour se faire classer, étiqueter, exclure.
Elle l’a déjà vécu. Au bureau1, dans ces silences complices et ces rires qui étouffent les vérités. Ici, dans la salle, elle retrouve cette même mécanique sournoise. Ce Mémoirel n’est pas brutal. Il est souple, agile, subtilement mouvant. C’est un système d’adhésion par usure. Il vous devance, vous simplifie, vous écarte. Mais Cassandre capte, ressent. Et ce qu’elle entend ici la broie.
Tapis de course
Un homme commente, à haute voix, les derniers titres entendus aux informations : — « Franchement, on a de la chance… l’Europe, c’est la paix. Il faut soutenir l’Ukraine. Macron l’a dit. Sinon, attention, les Russes reviennent ! Et le 9 mai, ça va être tendu, ils parlent de menaces… »
Cassandre note la mécanique. C’est gros, vulgaire, et ça passe. Le ton assuré. L’adhésion sans faille. Pas un doute. Pas une hésitation. Ce Mémoirel est là : répétition sans pensée, récits télévisés rabâchés, incapacité à voir autre chose. Son souffle porte un écho qu’il ne perçoit pas. Cassandre détourne les yeux, mais la rumeur persiste, portée par d’autres voix à quelques pas de là.
Vélo elliptique
Deux femmes partagent leurs impressions sur de courtes vidéos vues sur les réseaux sociaux : — « Tu crois qu’ils vont rétablir le service militaire ? Mon fils est de la bonne classe d’âge… »
Cassandre se crispe. L’angoisse est là, canalisée, rendue acceptable. Ce Mémoirel nourrit la peur. Et la peur consolide le système. Aucune ne se demande : pourquoi la guerre ? Pourquoi l’armée ? Pourquoi maintenant ? Le doute est un trouble qu’on repousse. Elles esquivent la question d’un geste, glissant sur l’écran vers des sujets plus frivoles. Le réel, trop troublant, est écarté pour préserver leur fragile équilibre. Cassandre sent son cœur se serrer. À quelques mètres, son regard glisse vers un homme aux tempes grises, dont le souffle lourd trahit une autre forme d’oubli.
Rameur
Un homme âgé souffle, les veines saillantes, le front moite : — « À notre époque, on travaillait plus. Là, ils se plaignent pour les retraites… qu’ils bossent, c’est tout. »
Cassandre sent une vague de tristesse l’envahir. Cet homme n’est pas un ennemi. Il a été broyé lui aussi, façonné par ce Mémoirel dur, moraliste, devenu le relais docile des réformes brutales. Le discours des puissants sort maintenant de la bouche des fatigués, et elle ne peut s’empêcher de détourner le regard. Mais une voix plus aiguë, plus vive, perce soudain le brouhaha.
Banc de musculation
Une jeune femme, concentrée, prononce une phrase pleine de lucidité : — « C’est quand même fou, tous ces milliards d’armes… Et l’OTAN qui pousse. Les sanctions ? C’est nous qu’elles ruinent. » Son regard cherche un appui, mais ne trouve que des silences et des yeux fuyants.
Cassandre se redresse. Une voix. Une pensée. Une âme qui n’est pas éteinte.
Mais aussitôt, un homme triomphant, gonflé d’ego et d’ignorance : — « Faut arrêter avec vos délires ! Vous êtes quoi ? Poutiniste ? Complotiste ? » La phrase tombe, tranchante, comme un verdict d’exclusion. Non pour débattre, mais pour clore. La parole est disqualifiée, la pensée bannie, le réel dissous.
Retour au jardin
Cassandre se lève. Brusquement. Elle quitte la salle. Elle n’a pas crié. Mais elle a tout vu. Elle traverse la maison sans un mot. Marche à grands pas jusqu’au fond du jardin. Les arbres ne disent rien, mais eux, au moins, ne mentent pas. L’odeur des lilas lui rappelle un printemps d’avant-guerre, quand cet oubli, déjà tapi, était moins affûté, loin de la puissance insidieuse qu’il déploie aujourd’hui.
Elle s’assoit. Respire. Pas pour méditer. Juste pour reprendre pied. Elle serre les poings, refusant de laisser ce Mémoirel triompher. Le monde s’efface, enfin un peu, tandis qu’il s’entraîne et sourit en salle, toujours inépuisable. On y cherche le bien-être, mais on y perd les mémoires.
Retour au bureau : l’autre Cassandre entre en scène
Ce qu’elle voit dans la salle n’est que le reflet d’un mal plus vaste, un fléau qu’elle traque depuis longtemps. Elle avait déjà dénoncé l’oubli des 27 millions2 de morts soviétiques et des sacrifices de tous les peuples ayant vaincu le nazisme, relégués dans l’ombre des récits européens. Elle avait aussi dénoncé les espoirs de paix brisés dans le Donbass, où les enfants continuent de souffrir sous les bombes.
Elle pense à une date sacrée, jadis symbole de la victoire des peuples ayant vaincu le nazisme, désormais menacée par des discours belliqueux. En 2025, les tensions géopolitiques, attisées par des menaces contre ceux qui honorent cette mémoire, risquent de transformer un hommage en champ de bataille. Les bourreaux d’hier sont légitimés. Les sacrifices des justes, effacés. Ce Mémoirel a triomphé, transformant la victoire de 1945 en un récit aseptisé, une fête sans âme pour une Europe suicidaire.
Cassandre ouvre son ordinateur. La page blanche s’affiche. Elle écrit. Pour elle. Pour ses enfants. Pour les rares qui entendent encore.
Europe 2025 : entre manipulation, crise et mémoires effacées
En 2025, Cassandre voit les échos du passé s’effacer et l’avenir s’assombrir. Les médias dominants ont renoncé à leur mission. Sous influence, ils travestissent les faits, préférant les récits simplifiés qui servent les puissants plutôt que la vérité. Les élites européennes, promettant jadis une Europe de paix et de prospérité, trahissent cet idéal par des actes anti-démocratiques et une complicité belliqueuse, précipitant les peuples vers un cataclysme. Le journalisme d’investigation est en recul. Les peuples, gavés d’informations fragmentaires, perdent leur capacité d’analyse — ici, comme ailleurs, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud.
Ils répètent. Ils relayent. Sans même le savoir. Ce Mémoirel, tissant une absurdité intenable, fait de nous des complices et des victimes d’une pseudo-démocratie à géométrie variable, mêlée d’un pseudo-autoritarisme plus insidieux que les dystopies d’Orwell. Le système des retraites, imposé au mépris du débat, et la gestion autoritaire de la crise du Covid illustrent cette fracture. L’atmosphère d’angoisse légitime la militarisation. Chaque critique est immédiatement disqualifiée : complotiste, poutiniste, islamo-gauchiste.
Ce Mémoirel, elle le connaît. Ce n’est pas une théorie. C’est une infection qui s’est incubée longtemps, se logeant dans nos gestes, nos phrases toutes faites, nos silences complices — qu’on soit d’un camp ou d’un autre, d’Occident ou d’Orient, il n’épargne personne.
Un passé qu’on oublie, un présent qu’on ignore, un futur qui s’effacera.
Cet oubli infiltre le travail, le couple, les choix du quotidien. Ces symptômes du Mémoirel, colportés dans nos gestes, ne sont que la surface d’un fléau plus profond. Il n’est pas original : il colporte des mots prévisibles, entendus au marché, dans l’autobus, chez le dentiste. Mais il est subtil. Trop subtil pour être nommé. Il loge dans nos têtes. Et nous y participons tous.
C’est une alliance entre déni et confort. Une adhésion muette à ce qui détruit — en prétendant nous protéger. Ils savent. Oui, ceux qui accusent les autres de mensonges ou de complot savent. Ils connaissent les mots, les biais, les techniques. Ils se drapent en justes, mais trahissent. Ils ensevelissent.
Les enfants de Palestine, du Donbass, et tant d’autres, leurs cris étouffés sous les bombes et les récits simplifiés, tous oubliés des écrans. Les damnés, livrés à la vindicte télévisée. Cassandre ne pleure pas. Mais elle sait. Désormais, elle sait. Ceux qui l’ont traitée de complotiste, de traîtresse, ne pourront l’oublier, car ses murmures rompent le silence imposé et osent révéler les vérités. Tant qu’une voix s’élève pour sauver le réel, ce Mémoirel ne triomphera pas totalement.
Et vous, qu’entendez-vous dans les murmures de vos quotidiens ? Laissez-vous ce Mémoirel effacer ce qui doit être nommé, ou y avez-vous renoncé ?
Cassandre G Printemps 2025
1 https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/cassandre-l-europe-boit-son-cafe-260720
2 https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/cassandre-berlin-1989-europe-2025-260785