Chronique pour y voir plus clair dans les Andes
Je ne vous cache pas que j’ai hésité à m’escrimer une nouvelle fois pour faire entendre raison sur la Colombie au public francophone. De fait, les chiens ont aboyé et la caravane est passée : Raul Reyes et, quelques jours plus tard, Ivan Rios, tous deux membres de la structure dirigeante des Farc, ont été éliminés, malgré les cris d’orfraie de leurs alliés sud-américains et des idiots utiles européens, qui non seulement n’ont pas changé depuis la guerre froide mais, pire, ont fait quelques émules bruyants.
J’ai exprimé ce que m’inspirait la gestion de la situation d’Ingrid Betancourt, otage des Farc, et je me réjouis que cette proposition ait rencontré un vif succès, plus de 20 000 personnes en ont pris connaissance sur Agoravox et sur les autres sites qui l’ont publiée. Quelques semaines plus tard, j’ai pu également faire publier quelques rappels sur l’histoire contemporaine de la Colombie, outré que j’étais par l’ignorance manifestée par la presse et par certains excités du clavier (et de l’Elysée...) prétendant incarner la cause d’Ingrid Betancourt.
Fermement résolu depuis lors à limiter mes interventions sur le sujet à quelques forums actifs, j’ai été « rebranché » par l’actualité de cette dernière semaine, qui a heureusement commencé par l’élimination d’un des principaux responsables des Farc en territoire équatorien et qui s’est achevée par la non moins heureuse nouvelle de la disparition de l’un de ses pairs du secrétariat de la guérilla, au milieu de l’axe caféier colombien. Entre-temps, l’Amérique du Sud a fait les unes de la presse mondiale, deux voisins sur cinq de la Colombie (sans parler du Nicaragua) ont montré leurs biceps, l’OEA s’est réunie et le groupe de Rio, le 7 mars, a vu le soufflé retomber.
Je me sens donc tenu à quelques mises au point, qui prendront la forme d’une chronique. Premier épisode.
Uribe, les Farc, les paramilitaires et le peuple colombien
On a une fois de plus tout entendu ou lu sur Uribe, dont la politique et le passé supposé justifieraient d’une certaine façon l’action de la guérilla. Le peuple français, ou plutôt ses dirigeants et gourous ont expliqué doctement que l’élimination d’un gros bonnet des Farc était « une erreur », une « mauvaise nouvelle », un « assassinat », une « torpille pour le processus de paix », une manifestation de la haine du gouvernement pour Ingrid Betancourt, j’en passe et des pires. Ainsi, éliminer un narcotrafiquant notoire, un preneur d’otages qui s’assume comme tel, un bandit qui fait poser des mines anti-personnelles partout où passent ses hommes serait négatif ? A quel niveau d’émasculation et de paradoxe est-on arrivé dans notre pauvre pays ?
Excuse suprême pour invalider les succès d’Uribe, qui lui assurent une odieuse popularité depuis maintenant six ans qu’il préside aux destinées de l’un des pays les moins gouvernables de la planète : monsieur le président aurait partie liée avec les paramilitaires, à côté desquels la guérilla ferait figure de cohorte angélique. Les preuves : un rapport estampillé « non confirmé » de la DIA (Defense Intelligence Agency), datant de 1991, et quelques sentences d’écrivains estampillés « extrême gauche confirmée » (la même qui trouve chaque jour des excuses aux Farc, comme par hasard...). Il est d’ailleurs amusant de voir les habituels pourfendeurs du renseignement américain utiliser l’un de ses travaux qui serait du coup incontestable...
Je pourrais détailler ici les démentis, vous faire entrer dans la Colombie des années 80, la grande époque des cartels et des contacts obligés (Ingrid Betancourt a par exemple rencontré les chefs du cartel de Cali : prétend-on pour autant qu’elle était leur complice ?), me faire ici le savant décortiqueur de la biographie d’Alvaro Uribe. Je crois que c’est inutile. Des milliers de procès pour narcotrafic ont eu lieu en Colombie, touchant toutes les catégories de la population, n’épargnant aucun milieu, aucune famille politique. Le jour venu, Alvaro Uribe sera traduit en justice s’il a effectivement quelque chose à se reprocher. Je note qu’il aurait pu l’être avant 2002 et qu’il ne l’a pas été. Et pourtant, les procureurs, journalistes et ONG de son pays ne chôment pas.
Ce qui m’intéresse et ce que je porte à votre considération est ce que fait aujourd’hui Uribe pour son pays, notamment pour le libérer de ses fléaux, dont le paramilitarisme :
- le "scandale de la para-politique" (découvertes et arrestations en cascade de politiques locaux et nationaux compromis avec des mouvements paramilitaires) est salutaire et n’aurait pas pu intervenir sans la dislocation de la confédération paramilitaire des autodéfenses unies de Colombie (AUC) et la démobilisation et le désarmement d’une grande majorité des paramilitaires en armes (je vous invite à étudier le site de la mission de vérification de l’OEA) ;
- cette purge difficile solde progressivement une époque qui est largement antérieure à l’arrivée d’Uribe au pouvoir ;
- les principaux chefs paramilitaires sont ou morts ou en prison, sous la menace d’extradition vers les Etats-Unis s’ils dérapent, ne révèlent pas l’ampleur de leurs crimes ou tentent de poursuivre leur sale business : cela, aucun des gouvernements précédents n’était parvenu à le faire ; pour la première fois en Colombie, un processus de paix entre le gouvernement et une organisation insurrectionnelle ne se solde pas par une amnistie totale ;
- les nouvelles générations de paramilitaires, dont la puissance n’a rien à voir avec la grande époque des années 1990, et ceux qui ne se sont pas conformés à la loi "justice et paix" sont aujourd’hui combattus avec la même vigueur que la guérilla.
En matière de lutte contre les Farc, il n’aura échappé à personne que l’armée colombienne, du fait de ses progrès unanimement constatés, mais aussi de l’aide américaine (il n’y a aucune honte, en dépit des pleureuses convulsivement anti-américaines, et cette coopération, lancée sous Bill Clinton, n’est un scoop pour personne !), est en train de réussir à forcer la guérilla à la disparition ou à une négociation acceptable. La deuxième guérilla, l’ELN « guévariste » qui, d’ailleurs, s’étripe avec sa grande sœur stalinienne, a engagé des pourparlers avec le gouvernement (c’est donc possible...) et cessé en partie ses agissements terroristes.
Pour le reste, Uribe et ses gouvernements successifs ont relancé l’économie du pays, qui était entrée en récession à la fin des années 1990, attiré de nouveaux investissements, fait réduire le taux de chômage et celui de la pauvreté. La Colombie est un pays en développement, qui pâtit de fortes inégalités et reste en partie tributaire des cours internationaux des matières premières (moins que le très richement doté en hydrocarbures Venezuela tout de même). C’est malheureusement le cas de presque toute l’Amérique latine.
Les faiblesses de l’uribisme tiennent :
- à sa fragilité, Alvaro Uribe, dissident du Parti libéral (centre) ayant été élu comme candidat indépendant et n’ayant pas pu structurer un mouvement politique pérenne entre les grands partis colombiens (dont, pour la première fois, un parti de gauche démocratique, ayant pignon sur rue) ;
- son manque d’investissement en matière de relations extérieures, qui contribue à prolonger une image négative de la Colombie à l’étranger malgré les progrès considérables enregistrés dans tous les domaines, l’attractivité économique reconnue de ce pays et la popularité historique du président. L’alignement sur Washington, par défaut, s’il se comprend aisément du fait du manque de solidarité de l’Amérique latine et de l’Europe, constitue, à tort ou à raison, un handicap pour l’opinion internationale ;
- à la vulnérabilité des succès militaires enregistrés dans un contexte régional hostile. La guérilla peut ressusciter comme elle l’a déjà fait dans le passé si l’effort est relâché par naïveté ou opportunisme.
A suivre, bientôt, la Colombie dans la géopolitique régionale, le rôle de la France (ou plutôt de ceux qui la « dirigent ») et, pour finir, quelques oracles !