Emeute paysanne en Chine
C'est dans la partie méridionale de la Chine continentale que se passent les faits. Il n'y a au départ qu'une affaire de contestation sur des terres. Et puis l'agriculture chinoise se modernise ! A ceci près que le conflit peut tout à fait s'envenimer. Les ingrédients sont présents.
Un télescopage est à l'origine de mon dernier papier de l'année 2011 : d'un côté les manifestants du Guangdong , de l'autre mes cours en Bretagne. Il y a tout juste un mois, j'ai en effet achevé un cycle de TD (travaux dirigés) consacrés à la Chine d'aujourd'hui. Pour l'examen final, j'ai proposé quatre documents. Il y avait une vidéo présentant Chongqing la grande métropole du Bassin Rouge, un post d'un blogueur du Monde sur la pollution des industriels du textile, une enquête de l'Express sur les grands travaux chinois au Tibet, et enfin un article sur la modernisation de l'agriculture tiré de Reflets de Chine. Ce site reprend la bonne parole officielle avec le secret espoir d'améliorer l'image de ce pays en Occident. Je mets en lien les questions posées.
C'est un de mes étudiants qui, le jour de l'examen, m'a fait remarquer un commentaire à la fin du post. Je n'avais d'autres ressources à ce moment précis que de m'en accommoder, non sans l'avoir parcouru. Je ne l'ai pas supprimé par la suite parce qu'en dépit de l'hostilité évidente de son rédacteur, il m'a au fond amusé. Le contenu de mes TD rend furieux un visiteur de passage. Qu'y puis-je ? Ici, le commentateur ne s'embarrasse d'arguments. Mais son intervention est plus utile qu'il n'y paraît. Je le cite in extenso, avec la signature. " Une belle accumulation de clichés. Félicitations, il fallait le faire. Ahhhh, ! la supériorité des systèmes occidentaux et la démocratie : en voilà un bel exemple universel ! Allez bonnes études et travaux dirigés, très dirigés même .... Pour ne pas dire formaté, comme l'esprit ! ALBIE Alain - refletsdechine.com "
Il s'agissait donc de l'auteur de l'article utilisé pour mon examen sur la modernisation de l'agriculture chinoise, fort mari d'être mêlé à d'autres auteurs incompatibles (de son point de vue). Le brave homme a eu bien tort de s'énerver. Son article 'Lentement mais sûrement, l’agriculture se mécanise' a provoqué l'effet attendu. Mes étudiants savaient pourtant l'essentiel - que d'illusions ! - avant d'entreprendre la lecture : la terre, en Chine, demeure propriété de l'Etat [source]. Avec leur lopin individuel - généralement inférieur à un hectare - les paysans chinois survivent à l'ombre des fermes collectives et des extensions urbaines : exemple dans le Shanxi. Le système montre aujourd'hui ses limites, avec une poussée préoccupante de l'inflation : ['Le bon sens et la spéculation']. Reflets de Chine fait pourtant preuve d'un optimisme sans faille.
Pour lui, les difficultés présentes ne sont pas systémiques mais conjoncturelles. Sont en cause : une 'redistribution des terres' (allusion à l'octroi d'un droit d'usage avec Deng Xiaoping) qui a morcelé l'espace agricole, la raréfaction de la main d'oeuvre et enfin la loi de 2007. Celle-ci offre la possibilité aux paysans de vendre leurs droits à exploiter une parcelle. Cette loi déplaît à l'auteur. A cause d'elle, les familles manqueraient désormais de bras. Fort heureusement - je résume sa réflexion - , les industriels débordants d'imagination proposent désormais des 'micros engins agricoles'. Avec les machines, tout roule en Chine. "Contrairement à nos pays 'riches' où la coûteuse moissonneuse batteuse climatisée va dormir dix mois de l’année dans un hangar de la ferme, les paysans chinois louent encore majoritairement ces engins. Les entreprises proposant ce genre de services se sont par conséquent multipliées et se concurrencent tant par les prix que par la qualité des prestations proposées."
J'attendais seulement de mes étudiants qu'ils comparent les données. Si la main d'oeuvre rurale se raréfie en Chine, il n'y a pas pression sur la propriété ou l'usage de la terre ; celle-là même qui pousse le législateur à battre en brèche le système collectiviste. Il y a en outre plus de 600 millions de ruraux en Chine qui ne peuvent s'installer en ville librement. Faute de passeport intérieur (hukou) un paysan devient un migrant privé de droits (mingong). L'exode rural reste sous le contrôle étroit de l'Etat. Le problème posé est donc celui de la productivité des parcelles. Pour louer des engins agricoles, encore faut-il qu'un paysan en ait les moyens, qu'il dégage des bénéfices. Seuls y parviendront ceux qui accroitront la surface de leur exploitation ; ce qui est pour l'heure impossible, faute de droit à la propriété ! L'agronomie compte moins ici que l'économie.
Sur cet article, une bonne partie de mes élèves n'ont relevé aucune contradiction dans la démonstration. Que Reflets de Chine se réjouisse donc. Ils se sont montrés très confiants dans la capacité de l'agriculture chinoise de se moderniser en l'état...
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A Wukan, en revanche, les ruraux du Guangdong ne dissimulent plus leur exaspération. En 1997, une ferme spécialisée dans l'élevage porcin a raflé une trentaine d'hectares qui devaient revenir en 2011 au village. Dans le courant de l'année, les habitants ont appris l'existence d'un projet immobilier financé par un promoteur hongkongais, avec 400 hectares vendus à vil prix (520.000 dollars) : autant dire plusieurs centaines de familles expropriées. La population a alors élu des représentants pour transmettre aux autorités locales ses doléances. Celles-ci ont fait la sourde oreille, témoignant de leurs intérêts dans la vente des terres (jusqu'à quel point ?) : le secrétaire du Parti et son adjoint occupent leurs postes depuis quatre décennies. Ils ont pris la fuite, et seraient aujourd'hui incarcérés, le district gérant désormais l'affaire (source). Il y a depuis un siège en bonne et dûe forme, avec interrogatoire de toute personne tentant de sortir de Wukan.
Jusqu'au 9 décembre, l'affaire ressemblait à des centaines d'autres, avec d'un côté le droit théorique et de l'autre son application pratique. Les habitants de la bourgade (13.000 habitants) ont franchi ce jour-là un pas décisif. Car l'un des quatre représentants conduits au poste a connu une fin dramatique. Xue Jinbo, un père de famille d'une quarantaine d'années sans passif médical, est mort d'un brusque arrêt cardiaque : l'annonce officielle suscite immédiatement la colère des plus crédules.
Depuis, les forces de sécurité alternent apaisement et intimidation (source). Les habitants protestent de leur bonne foi en rappelant le droit chinois. Ils réitèrent leur soutien au Parti et à l'autorité centrale, mais dénoncent la corruption des cadres locaux (source). Les pots-de-vin ne font pas l'ombre d'un doute (source). Le 18 décembre, la fille de Xue Jinbo s'exprime à un micro devant la foule rassemblée, sur les marches du temple. Elle assure que son père a bien été battu à mort (source). Le même jour, une marche vers Lifeng, le chef-lieu de district le plus proche (500.000 habitants) est annoncée (source). Aujourd'hui, Wukan guette l'arrivée des policiers anti-émeute, sans illusion (source). En tout cas, les images de la bourgade filtrent à l'étranger (source) : le Guangdong est un sas - via Taiwan et Hongkong - par lequel sons et images circulent de plus en plus librement.
Dans un long article, un journaliste de Reuters relie l'événement avec la politique menée par l'actuelle direction du parti communiste, à Pékin. Pour Chris Buckley, la société harmonieuse pronée par Hu Jintao - il devrait céder sa place dans quelques mois lors du 18ème Congrès du parti au vice-président Xi (qui veillait au bon déroulement des JO de 2008) - ressemble à un discours rassurant sans portée réelle. Lorsqu'elle s'adresse à ses fonctionnaires, la direction présente la société comme menaçante parce qu'elle s'enrichit. Certains décèleront un discours contre-révolutionnaire. J'y vois de la duplicité à courte vue. Dans l'immédiat, le parti investit massivement dans l'équipement de l'armée, de la police et de la justice afin de faciliter la gestion sociale : comprenez la répression des séditieux et des mécontents. Zhou Yongkang, à la tête de la direction de la sécurité intérieure a récemment donné le ton à l'agence officielle : "Le renforcement et la rénovation de la gestion sociale est une tâche urgente pour préserver l'harmonie et la stabilité".
Wukan laisse présager le futur (plus ou moins) proche. Il y aurait en effet 90.000 émeutes sporadiques par an en Chine, contre 60.000 en 2006 et 8.700 en 1993. Peu importe sur quelles bases statistiques repose le décompte. Pékin tremble et place tous ces espoirs dans une politique de répression. Mais Wukan ne plie pas. Cui Weiping, un dissident pékinois sollicité par Chris Buckley glisse le mot de la fin : "On ne peut diriger une société qui refuse de l'être." A très court terme, néanmoins, je ne perds pas de vue que Pékin dispose des moyens pour écraser la rébellion ouverte d'un district, ou même d'une province. Peut-être parce que je ne partage pas le goût des révolutions louées par principe. Tout paraît si facile derrière son ordinateur, avec la perspective de fêter Noël au chaud...
Il y a bien pire. En Occident, les propagandistes de l'agriculture chinoise en phase de modernisation et les amateurs de la société harmonieuse restent obstinément sourds et aveugles. Wukan ne peut pas tout... Who can, ai-je envie de demander en anglais ?
Incrustation : The Telegraph