vendredi 19 mars 2010 - par Bruno de Larivière

L’atelier du monde n’a pas d’annexes...

Alors que la question du taux de change yuan - dollar envenime les relations entre les Etats-Unis et la Chine, la puissance du made in China pourrait ne pas perdurer. La main d’oeuvre bon marché semble en effet se raréfier, avec des conséquences imprévisibles à court terme.

 Comme souvent dans le cas de la Chine, l’information officielle contredit l’actualité brûlante. Les autorités de Pékin persistent. Elles cherchent à présenter l’image d’un pays stable, alors que les mécontents grondent aux quatre coins du pays. Ceux-ci se plaignent des expropriations illégales, des salaires non payés, de la corruption des responsables locaux du parti ou encore des exactions policières. Le régime tient à rassurer les Chinois sur les bases de la prospérité économique du pays, et sur l’opportunité laissée à chacun de s’enrichir. Parce que les libertés politiques n’existent pas en Chine, les Occidentaux oublient qu’il y a une opinion publique. Si celle-ci comptait pour rien, les autorités n’auraient pas poussé aussi loin le contrôle d’Internet et couru le risque d’une confrontation brutale avec l’entreprise Google. Dans les dernières semaines, deux informations s’imposent.

D’après Brice Pedroletti, « La Chine se prépare à accueillir des millions de nouveaux citadins ». Le journaliste a ainsi relayé les conclusions de la Conférence centrale sur les travaux économiques réunie dans la capitale entre le 5 et le 7 décembre 2009. Les dirigeants communistes ont annoncé une nouvelle grande orientation, dont on attendra les effets dans les prochaines années. Il s’agit du droit de se déplacer et de s’installer à sa guise sur le territoire national. Pour les Chinois, celui-ci reste un voeu pieux sans hukou ou passeport intérieur [Une poignée de noix fraîches]. La Conférence prône un assouplissement en faveur non des grandes métropoles jugées dangereuses, mais des villes moyennes ou petites. Plus de la moitié des 1,3 milliard de Chinois (46 % plus précisément) vivent officiellement à la campagne.

Tout le monde en Chine réclamerait la liberté de circulation - celle-là précisément, et pas les autres - disent les observateurs autorisés. Qui s’insurgera contre le développement des agglomérations de moins d’un million d’habitants ? Cette mesure de bon sens permettrait de rééquilibrer le poids des mégalopoles, et de rétablir le rapport de force entre provinces maritimes et provinces intérieures. Ces idées ne brillent pas par leur originalité. Elles économisent de surcroît l’exposé d’un rapport de cause à effet. Ce sont les choix politiques d’hier qui donnent des résultats géopolitiques aujourd’hui. La quête forcenée et absurde d’une autarcie intégrale (alimentaire, énergétique, et industrielle) a lamentablement échoué [En Chine, le pouvoir est libre de faire ce que toutes les lois permettent]. Les autorités tentent par petits pas d’en contrecarrer les effets les plus pernicieux.

« Plusieurs phénomènes alimentent cette évolution : le développement accéléré des infrastructures du pays reproduit, dans un délai plus court, le modèle de conurbation mi-planifié, mi-anarchique qui a pris forme ces dix dernières années dans les régions les plus avancées économiquement (hinterland de Canton et Shanghaï). Toutes sortes d’agglomérations, grandes et moyennes, se dotent de villes nouvelles. Les grands pôles sont désormais reliés par des trains à grande vitesse. L’arrivée de la grande distribution fait basculer de plus en plus d’habitants dans des modes de consommation qui leur étaient jusqu’alors étrangers. [...] La spectaculaire montée en puissance des capacités logistiques, couplée à des politiques fiscales préférentielles et une main-d’oeuvre meilleur marché (jusqu’à 50 % moins chère), attirent les usines vers l’intérieur. [...] Selon la version 2009 du Rapport sur le développement urbain en Chine réalisé par l’Académie des sciences sociales, les villes chinoises se sont agrandies de 70 % en superficie de 2001 à 2007, mais n’ont vu leur population urbaine croître que de 30 %, signe que le mitage urbain devance l’installation de la population dans les villes.  » [Brice Pedroletti]

Au fond, les choses s’enchaîneraient naturellement. Le pays se développerait dans le bon ordre, sans étapes brûlées. Bruno Philip relève justement que « La presse chinoise réclame la fin du passeport intérieur. » Le 1er mars, treize quotidiens ont repris le même éditorial sur le thème de la suppression du hukou. L’ordre logique règnerait en Chine. Coïncidence étonnante (...) les représentants du parti rassemblés à Pékin pour la session de printemps de l’Assemblée nationale populaire (ANP), vont débattre de ce projet. Quel grand Etat !

« ’La Chine a souffert depuis longtemps sous le système du hukou’, affirme l’éditorial commun publié dans ces quotidiens des provinces de Canton, de Mongolie intérieure, du Henan, du Fujian, de la municipalité de Chongqing, etc. ’Nous pensons que les citoyens sont nés libres et que les gens doivent disposer du droit de se déplacer en toute liberté. Nous demandons aux délégués - les députés - de faire tout leur possible pour annoncer un calendrier de réforme du hukou.’ » Le régime s’apprêterait à supprimer un système presque aussi vieux (1958) que la République populaire. Le journaliste du Monde constate que les mingongs, migrants illégalement installés en ville ne peuvent scolariser leurs enfants, ou bénéficier d’aides au logement ; sans parler de leur état de santé [Pas de latex, mais du plastique]. Bruno Philip termine en évoquant l’accroissement des différences de revenus. Pourtant, en Chine, les choses évolueraient au rythme du possible. Le parti agirait au mieux des intérêts de la majorité. Celle-ci ne s’exprime pas, mais on l’entendrait en haut lieu.

Il faut bien entendu s’écarter un tant soit peu des sentiers battus. « Les expropriations violentes se multiplient en Chine  ». Brice Pedroletti évoque l’exaspération des sans-voix. « Le plan de relance chinois, censé empêcher toute déstabilisation sociale, produit l’effet inverse car il faut vite expulser pour lancer les infrastructures inscrites au budget. Les gouvernements locaux, qui tirent en Chine leurs revenus des ventes de terrain, cherchent à profiter de la bulle immobilière, alimentée par l’afflux d’argent frais dans les sociétés d’Etat ou assimilées. La flambée des prix nourrit en retour une anxiété croissante dans la population. » Dans ces conditions, le nombre d’expulsés ne diminue pas, au contraire. On ne compte plus les actes de désespérés ou les affrontements avec les forces de l’ordre. Car les opprimés ne disposent d’aucun recours contre les puissants. Dans les périphéries de la capitale, Bruno Philip a pris la mesure du ressentiment. Non loin des grands édifices construits pour les JO de 2009. Une mingong exprime son état d’abandon.

« Mme Liu, 50 ans, mère de famille, est originaire du Hebei, la province qui entoure la capitale. Elle ne se plaint pas trop de son sort. C’est une dame simple, souriante, diserte. Mais il faut la pousser dans ses retranchements pour qu’elle égrène la liste de ses difficultés. D’abord, elle constate, chiffres à l’appui : ’Je travaille comme femme de ménage dans un ensemble résidentiel. Je gagne 900 yuans par mois (90 euros). Mon loyer est de 300 yuans.’ Mme Liu habite ici depuis huit ans et vit dans le provisoire qui dure : ’Je me suis déjà fait virer du premier appartement où j’habitais, car le propriétaire a vendu ses immeubles pour profiter de la hausse des prix de l’immobilier.’ ’Et maintenant ?’ ’Pouah !, crache-t-elle, j’ai retrouvé un autre logement, mais je n’ai aucune garantie. Rien. Je peux me faire expulser du jour au lendemain !’ [...] Pour décrire sa précarité, Mme Liu a ces mots : ’A mon travail, mes collègues et moi on est souvent méprisées.’ » 

En 2004, il y avait cent multimillionnaires en Chine (plus de 150 millions de dollars). Ils sont maintenant mille [Rupert Hoogewerf, fondateur du centre indépendant Hurun, basé à Shanghaï / Cité par Bruno Philip]. Ils doivent en grand nombre leur fortune au gonflement de la bulle immobilière [Shanghai, sur un air de Dubaï]. Au-delà du problème des inégalités, celui de l’accès à la terre constructible se pose. Mais il reste possible de lever certaines contraintes d’ordre juridique ou administrative, et ainsi étendre le périmètre de terres constructibles. Pour la main d’œuvre, en revanche, il semble que le potentiel montre d’ores et déjà ses limites.

En Chine, ’l’atelier du monde’ manque de bras, concède Brice Pedroletti. Les salaires restent pourtant bas. Il a rencontré le patron d’une société d’intérim travaillant avec des industriels qui externalisent la main d’œuvre. Il loge, nourrit et verse de la main à la main un quart de leur revenu mensuel à ses employés : 40 à 50 euros en moyenne. Le reste part directement aux familles restées à la campagne. A ce tarif-là, lui et d’autres peinent à renouveler leur cheptel. Liu Kaiming, directeur de l’Institute of Contemporary Observation, livre sa propre analyse, basée sur l’impact de la politique de l’enfant unique [Des enfants uniques confrontés à l’horreur ordinaire]. Selon lui, la moitié des ouvriers chinois ont en effet moins de trente ans. Beaucoup de jeunes préfèrent rester à la campagne ou - si leur niveau d’étude le leur permet - choisissent de travailler dans les services.

« Jun, 19 ans, originaire du Henan, est arrivé il y a 15 jours. Après 12 jours dans une usine, il veut changer. ’C’était trop dur’, dit-il. Il choisira un autre emploi ce soir. Un jeune cuisinier de 23 ans, venu du Gansu, a sauté dans un train après avoir vu à la télévision une interview de Zhang Quanshou. Il veut travailler 5 à 10 ans pour épargner 3 000 euros par an. Les salaires, croit-il, sont plus élevés à Shenzhen que dans le Gansu, et il pourra au moins compter sur quatre jours de repos par mois - contre aucun dans sa ville. Li Peng, 25 ans, arrivé après 96 heures de train de la région de Mandchourie, est moins enthousiaste : il découvre qu’il ne pourra toucher qu’un quart de son salaire chaque mois. Or, dit-il, il aime dépenser. Il n’a aucune envie de travailler longtemps en usine : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il choisira une usine ce soir, puis il fera autre chose. Serveur ou coiffeur. »

Ainsi, le rapport de force joue progressivement en la faveur des ouvriers en Chine, en dépit des lacunes évidentes du droit du travail. Sauf si le travail forcé se généralise à nouveau, rien ne viendra contrebalancer cette raréfaction. Cette évolution me réjouit, bien sûr. Qu’en résultera-t-il néanmoins ? Si les salaires continuent à stagner, les conflits sociaux vont se multiplier. S’ils progressent, il en résultera un renchérissement des coûts qui se ressentira sur la capacité de l’atelier du monde à exporter pour l’ensemble du monde développé. Si les prix des produits made in China se mettent soudain à monter, l’impact économique de ce changement inéluctable dépassera le cadre de la Chine, débordant sur le monde développé, et au-delà. Les industriels chinois du textile inondent déjà l’Egypte [source]. Les écrans plats contrefaits destinés au Nigéria aboutissent au port du Havre [source].

La flambée du prix des métaux ou de l’énergie a constitué une première alerte sans frais. L’augmentation des salaires en Chine se répercutera sur la capacité des industriels à acheter à prix cassés leurs pièces détachées. Elle contrariera le goût des consommateurs pour l’achat de produits bon marché : objets courants (jouets, ustensiles divers), biens de consommation (chaussures, vêtements, etc.), électoménager, hi-fi, électronique, téléphonie. Vous voulez allez camper dans la nature [source]. Vous voulez changer de nappes, de rideaux, de tapis [source]. Vos enfants veulent des rollers, un skateboard, une trottinette [source]. Vous consommez chinois. La liste ne semble pas devoir s’arrêter. Dans les dernières décennies, les ouvriers chinois ont permis au monde développé de vivre dans la certitude d’un gonflement illimité du pouvoir d’achat. Mais l’atelier du monde n’a pas d’annexes

PS./ Dernier papier de Geographedumonde sur la Chine : Shanghai, sur un air de Dubaï.

Incrustation... Une usine, quelque part en Chine



11 réactions


  • Thierry LEITZ 19 mars 2010 11:52

    Hengxi,

    Je vous trouve injuste, même si vos proportions sont justes, il n’y a rien de mal à compiler des recherches et en présenter une synthèse.

    Tout le monde n’a pas votre vécu et votre expérience « chinoise » mais chacun doit pouvoir s’exprimer. S’il faut être toujours « terrain », peu pourront s’exprimer. De plus, rien ne vous empêche de compléter, modérer ou contester tel ou tel point, au contraire. smiley

    Mais balayer tout Agoravox pour la raison que vous évoquez est un manque de tolérance. smiley


    • HanKuang HanKuang 20 mars 2010 00:32


      Arnaud de La Grange du Figaro ne vaut pas mieux !

      Il en va de même pour la plupart des autres quotidiens français, La Tribune et Les Échos compris : leurs journalistes se contentent surtout de gloser les dépêches d’agences (AFP, AP, Reuters, et parfois Bloomberg) ; et quand ils pensent approfondir davantage nous avons ce genre d’articulet, à savoir tout un catalogue de clichés choisis en fonction de leurs fantasmes.

      Les Suisses sont mieux lotis : lisez, par exemple, Le Temps (Genève) pour vous rendre compte de la différence.

      En Anglais, les articles (payant) du Financial Times, et dans une certaine mesure du Wall Street Journal, sont d’une toute autre envergure !

      C’est vraiment dommage car le thème annoncé par son titre mérite une analyse en détail.


  • Alois Frankenberger Alois Frankenberger 19 mars 2010 12:04

    @ Hengxi

    Est ce que l’article incriminé fournit des éléments erronnés ?

    Dans le cas contraire, il semble en effet que les patrons chinois devront augmenter les salaires de leurs ouvriers, ce qui est plutôt une bonne nouvelle tant pour les Chinois qui auront de meilleurs salaires que pour le reste du monde qui sera un peu plus compétitif.

    Les patrons chinois et les marchands du monde auront des marges moins intéressantes ...


  • Bruno de Larivière Bruno de Larivière 19 mars 2010 14:49

    Voilà quelques liens supplémentaires. Un colloque réunit aujourd’hui quelques grands noms de la finance et de l’entreprise à Pékin sous le thème suivant (évocateur en diable) :
    « la Chine et l’économie mondiale : croissance, ajustements et coopération ».
    http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2010/03/19/97002-20100319FILWWW00412-la-chine-tient-un-seminaire-discret.php
    Pendant ce temps, Google prépare son départ de Chine : http://tempsreel.nouvelobs.com/depeches/medias/20100319.REU3121/google_pour rait_annoncer_lundi_sa_decision_sur_la_chine.html
    La grave sécheresse qui frappe le sud-ouest de la Chine s’annonce comme l’une des plus sévères des dernières décennies... [ http://www.romandie.com/infos/ats/display.asp?page=20100319130740050172019048000_brf025.xml&associate=phf2178 ] Tout cela alors que le régime porte la responsabilité d’une dégradation continue du potentiel agricole (déforestation, captage de l’eau, industrialisation, urbanisation incontrôlée, etc.)

    Il importe bien sûr de consulter la presse anglosaxonne. Ainsi la BBC évoque la gangrène du chômage urbain : http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/1881153.stm. L’agence Reuters donne à réfléchir sur la rigidité du taux de change yuan / dollar : http://www.reuters.com/article/idUSTRE62H0D520100318

    Pour les esprits chagrins, aucun de ces liens ne renvoie au Monde. ))


  • DEEVIN 19 mars 2010 17:37

    Elle est bien remontée Hengxi. Serait-ce la voix de Chine Nouvelle ?
    L’article, même s’il est en partie issu de recyclage, aborde néanmoins une des grandes incertitudes des temps à venir. Les tensions intérieures en Chine sont croissantes mais masquées par des statistiques officielles falsifiées et une police à poigne. Pour les statistiques il suffit de se demander comment, malgré des chiffres se voulant rassurant , il se fait que 80 % des porte- conteneurs qui assuraient pour l’essentiel les échanges avec la Chine restent en rade à Hambourg. Et l’endettement des gouvernements locaux et des municipalités est une belle bulle peu connue. Pour peu que la récession mondiale perdure il est probable que la Chine connaîtra des explosions populaires autrement plus fortes que celles sporadiques et vertement maîtrisées qu’elle connait déjà. Quelle en sera l’ampleur ? Et les conséquences pour le reste du Monde ? Il ne serait pas étonnant que les Américains aient quelques idées derrière la tête à ce sujet.
    Deevin


    • DEEVIN 20 mars 2010 08:06

      à Hengxi,
      Les explosions sociales sporadiques depuis 30 ans vous font marrer ? Ah bon.
      Wait and see
      Deevin


  • moebius 19 mars 2010 22:58

     Penser que la Chine va s’effondrer c’est prendre le risque de ne rien faire et d’attendre ou de justifier une certaine impuissance


  • moebius 19 mars 2010 23:03

     Ce ne sont pas des « idées américaines » qui nous rassureront non plus..1,5 milliards d’habitants derriere un gouvernement autoritaire c’est une force méme et surtout une démocratie


  • Bleu Montréal 20 mars 2010 00:22

    Tout à fait d’accord avec Hengxi. Ce genre d’article est révoltant, toujours les mêmes clichés sur la Chine émanant des médias occidentaux et de leurs perroquets.


    • HanKuang HanKuang 20 mars 2010 00:38

      Ce genre d’article n’est nullement révoltant ; il reflète purement et simplement une indigence intellectuelle, somme toute assez fréquente de nos jours.


  • Bruno de Larivière Bruno de Larivière 22 mars 2010 14:51

    « Mémoire de Chine » de Xinran (traduit par Prune Cornet) / Editions Philippe Picquier.
    Je n’ai pas lu ce livre, mais la chronique de Dorian Malovic (La Croix du 22/03) donne envie de s’y plonger :
    « ’Toute une génération de Chinois a tellement souffert en silence pendant des décennies qu’il était temps de leur donner la parole.’ D’une voix déterminée, la journaliste chinoise Xinran vivant à Londres, ancienne animatrice d’une émission nocturne en Chine où tout le monde pouvait se livrer à coeur ouvert, a écouté pendant plus de cinq ans, aux quatre coins de l’immense Chine, les histoires de ces parents et grands-parents ’qui ont dû survivre sans prendre le temps de se poser et réfléchir sur leur vie.’  »


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