La Colombie, au-delà des clichés
Alors que le président Uribe entame ce lundi une visite en Europe et que son pays ne fait provisoirement plus la une des journaux français, il m’a semblé utile de donner à tous les curieux quelques éléments d’information et de réflexion. En reprenant les questions lues ou entendues.
A quoi ça ressemble, la Colombie ?
La Colombie fait deux fois la taille de la France. C’est le seul pays d’Amérique du Sud qui bénéficie de deux façades maritimes, sur la mer des Caraïbes au Nord et sur l’océan Pacifique à l’Ouest. Coupé en diagonale par les trois branches de la cordillère des Andes, le pays est aux deux tiers Sud-Est quasi-vide (les départements à l’est des Andes, qui couvrent environ 60 % du territoire, rassemblent à peine 6 % de la population). Peuplée d’un peu plus de 42 millions d’habitants, la Colombie est le deuxième pays le plus peuplé d’Amérique du Sud et le troisième d’Amérique latine. Il n’y a depuis longtemps presque plus d’Indiens (moins de 2 %). La population colombienne est essentiellement constituée de métis. Les Noirs et les Blancs non mélangés sont minoritaires.
Quelle est son histoire politique ?
A très grands traits, la Colombie prend son indépendance comme les autres pays de la région au début du XIXe siècle. Elle est dès son origine divisée entre les factions proches de Bolivar, qui rêve d’un ensemble vaste, une Grande Colombie alliée à l’Eglise et capable de rivaliser ou de tenir tête aux Etats-Unis, et celles qui se reconnaissent dans les discours de Santander, fédéraliste et assez violemment anti-clérical. Les partisans de Bolivar donneront naissance au Parti conservateur, ceux de Santander au Parti libéral. Au fil du temps, cette filiation s’atténuera. Les conservateurs sont présumés être un peu plus à droite que les libéraux. Relativement épargnée par la cascade de coups d’Etat qui secouent la région jusque dans les années 1980, la Colombie s’affirme tôt comme une démocratie formelle. L’Etat y est faible et incapable de lutter contre les féodalismes et l’individualisme de tous ceux qui se considèrent comme des pionniers ou des colons (au sens premier). Alors que le castrisme n’est pas encore né, la Colombie connaît au milieu du XXe siècle une véritable guerre civile, opposant conservateurs et libéraux suite à l’attentat d’une figure de proue libérale, populiste et populaire, Gaïtan. Pour sortir de cet atroce conflit fratricide, les deux partis se partagent le pouvoir sur une base égalitaire, c’est le Front national qui a le mérite de pacifier le climat politique, mais anémie le débat politique. Parmi les récalcitrants à cette solution, des bandes libérales clandestines vont notamment servir de base à une organisation qui va dériver vers le stalinisme le plus orthodoxe, les Farc.
Et après ?
Incapables de créer une véritable cohésion nationale autour de projets de développement fédérateurs, les gouvernements colombiens successifs, ballottés dans le contexte de la guerre froide, alternent les tentatives de réduction des guérillas (les Farc ne sont en effet pas seules) par la négociation ou par la force. Plusieurs guérillas finissent par accepter des négociations qui, de façon générale, leur assurent l’impunité contre leur renonciation aux armes. Les Farc, mieux structurées militairement et idéologiquement que d’autres, n’envisagent pas de négociation : l’objectif est bien la prise du pouvoir, par tous les moyens possibles. C’est dans ce contexte que, dans les années 1980, elles participent au projet de l’union patriotique (UP), qui se présente comme un retour au jeu politique démocratique de la gauche armée. A lire ou entendre certains, c’est cet épisode qui décourage durablement les Farc de s’engager à respecter les institutions. En effet, la plupart des membres de l’UP sont assassinés par une alliance de circonstance de groupes paramilitaires naissants, de propriétaires terriens et de caciques des deux partis politiques qui se partagent le pouvoir. Cette tragédie ne doit pourtant pas masquer que les Farc n’ont pas abandonné la lutte armée pendant cette expérience politique. Fidèles aux enseignements de la doctrine communiste, les Farc exploitent toutes les voies possibles pour atteindre leurs objectifs. Pas question de se fier aux institutions bourgeoises !
Et la drogue ?
Faisant preuve d’une remarquable adaptation aux besoins croissants, mais évolutifs du marché américain, la Colombie se lance dès les années 1960 dans la culture de marihuana puis, dans la décennie suivante, de la coca. Le marché de la drogue dérivée de cette dernière plante se structure dans les années 1980 autour d’une organisation mafieuse que l’on appellera le cartel de Medellin, puis d’un concurrent et rival, le cartel de Cali. Ce juteux négoce va inonder toutes les couches de la société, du petit paysan qui cultive de gré ou de force la coca plutôt que la pomme de terre ou le maïs jusqu’au promoteur immobilier qui ferme les yeux sur la provenance de l’argent de ses clients, en passant par les petits et grands trafiquants, nouvelle bourgeoisie qui supplante la vieille oligarchie terrienne. La puissance des cartels atteint son apogée entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990. Medellin et Cali sont successivement les deux grandes capitales du crime pendant cette période (avec un « avantage » très net pour Medellin, Pablo Escobar étant un psychopathe sanguinaire tandis que les frères Rodriguez, les patrons du cartel de Cali ressemblent davantage à des entrepreneurs, froids et rationnels). C’est à cette époque que la Colombie est susceptible de basculer, de devenir un véritable narco-Etat dans lequel le pouvoir politique n’est qu’un paravent installé par les barons de la drogue.
Qui sont les paramilitaires ?
C’est aussi à cette époque que le paramilitarisme moderne s’impose. Caractéristique ancienne de cette terre mal contrôlée par l’Etat, l’existence de milices privées subit une profonde mutation. Les précurseurs des grands mouvements paramilitaires dont on parle encore aujourd’hui rassemblent pêle-mêle des citoyens qui ont pris les armes pour se venger des séides des cartels, des narcotrafiquants tombés en disgrâce, des anciens guérilleros en mal d’employeur... L’armée, déjà soumise à certains impératifs de respectabilité interne et internationale, n’hésitera pas à nouer des alliances locales et ponctuelles avec tel ou tel groupe d’autodéfense, qui agira comme supplétif peu regardant sur les droits de l’homme. Mais il est assez inepte de parler de milices d’extrême droite, terme repris dans notre presse. Il n’y pas de base idéologique chez les paramilitaires : tout au plus une vague idée de nationalisme, une conception du pays proche de celle qu’avaient les pionniers du Far-West et, souvent, une solide haine de la guérilla et de ses modèles politiques importés.
Et les Farc, dans cet écheveau ?
Les Farc, dont la vigueur varie considérablement au gré des offensives, dérivent progressivement dès lors qu’elles commencent à s’impliquer dans le narcotrafic. D’abord hostiles à ce business, elles commencent par prélever sur les cultivateurs un impôt « révolutionnaire », puis contrôlent de plus en plus les zones de production, imposent la culture de la coca à ceux qui ne s’y sont pas encore mis puis, enfin, s’intéressent à l’ensemble du cycle (culture, transformation, exportation). Ce qui était initialement une ressource, un moyen, devient pour plusieurs fronts de la guérilla, puis pour les dirigeants, un objectif, voire l’objectif principal. Les patrons de la guérilla s’enrichissent, installent leurs familles en Europe, vivent comme les grands propriétaires qu’ils disent combattre dans les immensités vides du pays, où l’armée ne peut s’aventurer sérieusement. Après la fin des grands cartels et avant l’implication massive des Etats-Unis, pendant la deuxième moitié des années 1990, les Farc connaissent un âge d’or (et de sang). Elles arrondissent leurs coquettes ressources en recourant massivement aux enlèvements. Des dizaines de milliers de Colombiens quittent le pays pour fuir la terreur qui règne et le risque quotidien. En parallèle, l’argent des cartels n’inonde plus autant le pays, qui a été obligé de s’attaquer au phénomène. Le fric s’expatrie vers Panama ou Miami. En 1999, pour la première fois depuis cinquante ans, la Colombie connaît une récession économique. Et pendant ce temps-là, le président Pastrana, élu pour négocier la paix avec les Farc, commence un dialogue de sourd avec cette guérilla imbue de sa puissance et des concessions qu’elle a arrachées au gouvernement (notamment une zone « démilitarisée », c’est-à-dire abandonnée par l’armée et investie par les guérilleros). Dans son domaine, Marulanda vit comme un seigneur féodal, fait tatouer les troupeaux à son nom et capitalise en paix. Les ambassadeurs en bras de chemise se succèdent à la table du guérillero (ce que c’est excitant !!!) et palabrent en vain avec l’état-major des Farc qui n’est pas prêt à renoncer à la moindre parcelle de son invraisemblable pouvoir. Le nombre d’enlèvements et les crimes atteignent des records. Et les paramilitaires prolifèrent et tuent, pillent et violent à leur tour, en toute impunité. Et se mettent comme la guérilla à profiter des mannes de la drogue, quitte à se partager discrètement le pactole.
Pourquoi Uribe gagne-t-il en 2002 ?
Pastrana, avant de boucler sa présidence, met un terme à la farce des négociations avec la guérilla. L’armée, qui s’est modernisée avec le concours pas tout à fait désintéressé de Washington (Clinton est à l’origine du Plan Colombia, dénoncé bêtement comme une autre « busherie » par une large part de la presse et de l’intelligentsia européenne) est chargée de réinvestir le Farcland. Et c’est dans ce contexte qu’Ingrid Betancourt, imprudente, vient rejoindre les centaines d’otages de la guérilla. Alvaro Uribe Velez, un homme politique libéral, brillant, mais plutôt effacé, mène campagne à la présidentielle comme candidat indépendant, gageure dans le paysage bipartiste du pays, sur le thème de la fermeté face à la guérilla et de l’affirmation de l’Etat. Et, devant le fiasco de la politique de conciliation menée par Pastrana, les Colombiens le portent à la présidence, où il est accueilli par une pluie de roquettes tirées par les guérilleros infiltrés dans la capitale, un jour d’été de 2002.
C’est lui qui, une fois de plus, viendra porter la parole de l’immense majorité des Colombiens qui, bientôt six ans plus tard, le soutiennent et, surtout, veulent faire comprendre que la guérilla est un cancer.
Uribe, quel bilan ?
Je suis trop long, je compléterai dans les commentaires. Merci d’avance à ceux qui feront l’effort de se documenter en profondeur sur ce pays. Quelques liens de presse locale : Cambio, Semana, el Tiempo, El Pais, El Nuevo Siglo. Je referai un article sur le bilan du mandat et demi d’Uribe. Comme tous les Colombiens, je constate que l’ensemble des indicateurs de la violence ont nettement progressé, que la croissance économique est forte (plus de 5 %), qu’il existe dans le pays un véritable débat démocratique, qu’un parti de gauche institutionnel est né et se démarque de plus en plus de la guérilla et que, petit à petit, le ménage se fait dans la classe politique fort naturellement contaminée par la corruption et les alliances mortelles, quoi qu’il en coûte. Et je crois que cela exige des commentateurs un peu de modestie et de prudence. Que nos dirigeants européens aient cette histoire en tête lorsqu’ils recevront le président des Colombiens, cette semaine !
Le 4 février, dans le monde entier et notamment à Paris, devant l’hôtel de ville, des gens viendront rendre témoignage de ce que leur pays vaut mieux que cette guérilla et ses alliés, que les clichés complaisamment colportés ici et là, que l’ostracisme dans lequel on voudrait garder ses institutions.