vendredi 15 février 2008 - par Yannick Harrel

La France au bout de quel tuyau ?

Dans cette toile d’araignée qui prend forme au sein du territoire européen, le maillage des gazoducs exprime à la fois le besoin comme la dépendance énergétique du vieux continent. Au sein de ce jeu géoéconomique d’envergure de par les dimensions géographiques comme économiques, la France n’est pas encore fixée sur son rôle réel et la Turquie ne semble pas vouloir lui faciliter la tâche... Entrons dans les coulisses de cette opération d’envergure.

Au départ existe le tentaculaire Gazprom, dont viennent d’être fêtées en grandes pompes les 15 années d’existence [1]. Ensuite, survient la crise gazière entre l’Ukraine et la Russie en décembre 2005/janvier 2006, qui fit prendre conscience à l’Union européenne, par des perturbations plus ou moins sérieuses, de la fragilité de son approvisionnement en cas de crise affectant un pays où transite l’or bleu. Puis arrive la décision du même Gazprom de pallier ces problèmes avec son proche étranger en multipliant les nouveaux gazoducs, tel Nord Stream, véritable ligne directe entre la Russie et l’Allemagne (dont un tronçon sous-marin représentant une réelle prouesse technique puisqu’il devrait s’étendre sur presque 1 200 kilomètres) et South Stream où la Russie ambitionne de relier les pays d’Europe du Sud via la mer Noire. Pour parachever le décor, le projet Nabucco est lancé mi-2006 par un groupe d’Etats décidés à s’affranchir de la mamelle Russe : y prendront part la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche avec pour objectif de s’approvisionner au Turkménistan, en Azerbaïdjan et... en Iran !

Mais quid de la France dans ce schéma me demanderez-vous ?

Hé bien, ce n’est pas simple. Disons à la fois sur les deux tableaux : South Stream et Nabucco.

En réalité, c’est toute l’ambiguïté de la politique énergétique française sur la question : Nicolas Sarkozy avait affirmé lors de sa visite en Hongrie le 14 septembre 2007 voir la France associée au projet Nabucco. Souhait réitéré le 4 février 2008 lors de son séjour en Roumanie.

Cependant, il y a parfois un gouffre entre un souhait et la réalité effective de l’opération, et Gaz de France l’a appris récemment à ses dépens en se voyant refuser l’entrée au sein du club, le groupe énergétique Allemand RWE AG lui ravissant la place sollicitée.

Plusieurs conjectures ont bien entendu été avancées au sujet du rejet de la candidature de GDF : insuffisance de l’apport financier et technique en faveur du projet ; lobbying intensif et efficace du concurrent allemand ; opposition de la Turquie pour protester contre la reconnaissance par voie législative du génocide arménien par les assemblées françaises, en sus des déclarations du président français sur l’entrée de ce pays au sein de l’Union européenne... Voire toutes ces raisons en même temps.

Pour autant, la situation est-elle définitivement compromise ? GDF ne s’y est pas trompé et s’est lancé dans une partie de poker menteur : la compagnie gazière s’étant déclarée prête à entrer de plain-pied au sein du programme South Stream, et lier ainsi son destin avec le consortium russo-italien Gazprom-ENI.

De la sorte, GDF manifeste son intérêt pour cette alternative qui pourrait lui permettre de nouer un partenariat juteux et ambitieux avec deux grandes pointures européennes du secteur. Et dans le même temps, signifier son vif mécontentement vis-à-vis des membres du projet Nabucco, de façon suffisamment prononcée mais sans franchir le seuil irrémédiable de non-retour.

Deux points complémentaires à apporter pour mieux appréhender les enjeux relatés dans cet article :

Il est évident que Nabucco est sur le papier un projet porteur de beaucoup d’espérances : les données techniques parlent presque d’elles-mêmes. 3 300 kilomètres de pipeline et 13 milliards de mètres cube délivrés annuellement, avec un pic à 31 milliards avancé par certains spécialistes, pour un coût estimé à 5 milliards d’euros et dont l’entrée en activité effective est prévue pour 2013 (tout comme South Stream par ailleurs). Or, certains experts mettent en doute la rentabilité du projet puisque le pic annoncé dépend en grande partie du rôle que jouera l’Iran [3], et l’on sait actuellement que la stabilité future de ce pays est tout sauf assurée. De plus, soufflant le chaud et le froid, Gazprom a récemment envisagé sa participation en tant que partenaire du programme [4] ! Bluff certainement, il n’empêche que le géant russe place ses pions, directement ou indirectement comme récemment avec le rachat de la principale société serbe énergétique, NIS [5].

Le deuxième point concerne Gaz de France qui est en pleine incertitude quant à sa fusion avec Suez. Et l’on sait que l’incertitude est un facteur peu apprécié lors des négociations de haut vol.

Bien entendu, l’article est très synthétique, ne rentrant guère dans les querelles de techniciens pour mieux se concentrer sur le rôle de la France à travers son représentant GDF tout en soulignant le jeu très serré entre les pays participants, louvoyant entre ressentiment et double jeu.

Il n’empêche que GDF est dans une position critique car il n’est pas exclu que sa décision fera du groupe un acteur majeur européen ou une proie tentante par sa mise à l’écart des principaux réseaux de distribution en devenir.

Affaire à suivre de très près ces prochains mois...

[1] Article du Figaro

[2] Article de l’Usine Nouvelle

[3] Article du Temps

[3] Article de Romandie News

[5] Article des Echos

Crédit photo : AFP



8 réactions


  • 5A3N5D 15 février 2008 10:17

    @ L’auteur,

    Je pense que vous n’avez pas mis suffisamment l’accent sur l’aspect géostratégique des deux projets (South Stream et Nabucco.)

    Le premier risque de rendre l’Europe tributaire de la Fédération de Russie pour ses approvisionnement en gaz, tandis que le second contournera tous les territoires de cette Fédération. Reste un pays à convaincre, et pas le moindre, puisqu’il est candidat à l’entrée dans l’UE : la Turquie. Elle ne manquera pas d’user de sa situation pour exercer des pressions.

    Quant à GDF, je ne suis pas convaincu que sa non participation au projet South Stream soit un échec. On sait très bien que Gasprom a déjà eu des difficultés avec les pays de l’Est dont elle voulait racheter à vil prix les réseaux déjà existants. La politique de ce groupe est connue : se rendre propriétaire des gazoducs, ce qui lui permettrait de s’exonérer de tout droit de passage entre dans les pays traversés.

    Autre remarque : les pays "récalcitrants" (Ukraine, mais aussi Pologne et Pays Baltes) sont soigneusement évités par le tracé de ce gazoduc. De fait, il sont pris en tenaille sur le plan énergétique, ce qui ne manquera pas de leur poser de sérieux problèmes de développement économique. Le seul véritable gagnant dans l’histoire sera sans doute l’Allemagne. 


    • Yannick Harrel Yannick Harrel 15 février 2008 13:48

      Bonjour et merci pour votre commentaire,

      J’évoque le cas de la Turquie au sein de l’article, notamment lors du refus de laisser GDF participer au consortium Nabucco. Et les dernières informations semblent corroborer le fait qu’elle n’a pas du tout infléchie sa position depuis.

      Quant à la non participation de GDF à South Stream et son échec, j’avoue que je ne comprends pas trop : n’auriez-vous pas confondu plutôt avec Nabucco ?

      Et enfin, attention vous semblez confondre South Stream et North Stream qui, il est vrai, irrite au plus haut point les Pays Baltes et la Pologne (ainsi que les pays scandinaves mais pour d’autres raisons) par le fait que le nouveau réseau les évite soigneusement. D’où leur volonté de contraindre la Russie à adopter un projet terrestre surnommé AMBRE pour capter une partie du trajet (ce dont fit part le nouveau Premier Ministre Polonais Tusk lors de sa récente venue à Moscou).

      Cordialement


    • 5A3N5D 15 février 2008 20:23

      "Quant à la non participation de GDF à South Stream et son échec, j’avoue que je ne comprends pas trop : n’auriez-vous pas confondu plutôt avec Nabucco ?"

      Non ,rassurez-vous, je ne fais pas la confusion. Le problème est simple à mon sens : à supposer que GDF s’implique dans le projet South Stream, cette "petite" société ne fera jamais le poids face à Gazprom. La politique du géant russe de l’énergie est bien évidemment de phagocyter les sociétés étrangères (comme elle a voulu le faire avec les compagnies serbes ou bulgares) et aussi de saborder le projet Nabucco, plus profitable à l’UE.

      "Et enfin, attention vous semblez confondre South Stream et North Stream qui, il est vrai, irrite au plus haut point les Pays Baltes et la Pologne (ainsi que les pays scandinaves mais pour d’autres raisons) par le fait que le nouveau réseau les évite soigneusement. D’où leur volonté de contraindre la Russie à adopter un projet terrestre surnommé AMBRE pour capter une partie du trajet (ce dont fit part le nouveau Premier Ministre Polonais Tusk lors de sa récente venue à Moscou)."

      Je ne fais pas la confusion non plus, mais il me semble que vous oubliez la stratégie russe : jamais le Kremlin ne pardonnera à la Pologne d’avoir accepté l’installation de missiles US sur son territoire. Pour les Pays-Baltes, depuis l’éclatement du bloc soviétique, les relations sont encore plus mauvaises, puisque les populations russes sont très importantes dans ces pays et souvent rejetées. Le Belarus a envisagé, il y a deux ou trois ans, de s’approvisionner directement chez Chavez si la Russie maintenait ses prix élevés sur le gaz. Inutile de revenir sur le chantage exercé sur l’Ukraine. Ces deux pays sont néanmoins pieds et poings liés face à une Russie désireuse de leur fournir du gaz au prix du marché mondial, et non selon des tarifs "préférentiels". Ni l’Ukraine ni le Belarus, ne peuvent se permettre d’acheter du gaz au cours mondial sans obérer durablement leur économie.

      Le contournement de la Pologne et de l’Ukraine, que ce soit par le nord ou le sud, est loin d’être anodin.

      Enfin, Gazprom a évidemment tout intérêt à saborder le projet Nabucco, en essayent de racheter des petites compagnies comme celle de la Bulgarie ou de la Serbie et de les intégrer au projet South Stream de préférence au projet Nabucco.


  • adeline 15 février 2008 17:57

    Merci à Yannik pour cet article très informatif (alors rassurant ou pas je ne sais pas déterminer)


  • morice morice 15 février 2008 21:18

     Merci Yannick pour ces précisions absolument fondamentales pour la politique extérieure de la France... on comprend mieux l’intérêt pour une Turquie à qui on dit de rentrer dans le rang... 


  • E-fred E-fred 1er mai 2008 20:51

    Bonsoir Yannick Harrel

    Je viens de lire votre article. Je trouve que vous ciblez très bien le "paradoxe" français !

    J’aimerais mettre un lien sur mon article vers le vôtre, avec votre permission.

    E-fred.


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