mardi 4 juin 2019 - par Sylvain Rakotoarison

La Paix céleste selon la Chine : 30 ans après le massacre de Tiananmen

« Dans la pensée bouddhiste, les gens et les choses sont prédéterminés par le karma, jusqu’aux gestes les plus insignifiants comme ramasser une miette ou boire un verre d’eau. Tout ce qu’on fait aux autres, et inversement, appartient à l’omniprésente chaîne de causalité, bien qu’on ne le perçoive généralement pas sur le moment. Si on pousse le raisonnement jusqu’à la réincarnation, l’homme devient plus ou moins humain en conséquence de ses actes. Et dans une approche postmoderniste, on peut aussi penser que l’être et le devenir se matérialisent à travers les multiples ramifications des relations et interactions avec les autres. Au lieu de survenir comme une métamorphose à un moment donné, la transformation est le fruit d’un long processus rempli d’événements insignifiants tant qu’on ne les considère pas avec un certain recul. » (Qiu Xiaolong, "Becoming Inspector Chen", roman de 2015).



Un sinistre anniversaire qui n’est (évidemment) pas commémoré en Chine : il y a trente ans, dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, les manifestations étudiantes sur la place Tiananmen de Pékin ont été brutalement arrêtées par la force armée, après un mois et demi d’épreuve de force entre des manifestants désireux d’avoir un peu de démocratie et un pouvoir gérontocrate hésitant sur la ligne à tenir, entre la réforme politique et la répression sanglante.

Deng Xiaoping, qui avait une influence déterminante, et malgré le vent de liberté qui se levait dans l’Europe communiste et qui fut confirmé par la chute du mur de Berlin en automne et l’explosion de l’Union Soviétique deux ans plus tard, a préféré la sécurité de la nomenklatura à l’aventure d’une démocratisation en douceur. Pour lui, il était nécessaire de préserver la stabilité du système politique pour garantir le succès de ses réformes économiques, même au prix du sang humain. Le Premier Ministre Li Peng se chargea des basses œuvres. Entre quelques centaines et une dizaine de milliers de victimes ont été tuées dans cette répression qui a touché toutes les grandes villes chinoises (pas seulement Pékin).

L’immense place emblématique a pris le nom de l’entrée sud de la cité impériale, qui s’était appelée d’abord Porte de Chine (Zhonghuamen) avant de devenir Daqingmen (Porte des Qing), et enfin, après la destruction de celle-ci, ce fut, placée un peu plus au nord, Tiananmen, qui signifie la Porte de la Paix céleste.

Trente années plus tard, l’œuvre de Deng Xiaoping est manifestement une réussite économique, malgré les taches de sang. Depuis la fin des années 1970 (après la mort de Mao), Deng avait voulu placer la Chine dans une perspective mondialiste. Pour reprendre le titre d’un livre à succès du ministre Alain Peyrefitte, la Chine s’est réveillée durant ces dernières décennies. Le succès est manifeste puisque le pays est désormais classé au deuxième rang mondial en termes de PIB nominal.

Ainsi, selon le FMI (29 avril 2019 pour les statistiques de l’année 2018), la Chine a produit 13 407 milliards de dollars, encore loin derrière les États-Unis avec 20 494 milliards de dollars et derrière, éventuellement, si l’on se réfère à la puissance européenne (Union Européenne) avec 18 750 milliards de dollars. Le troisième pays est le Japon, près de 5 000 milliards de dollars, puis l’Allemagne 4 000 milliards de dollars, puis trois pays se disputent la cinquième place autour de 2 700-2 800 milliards de dollars : Royaume-Uni, France et Inde (selon d’autres calculs, l’Inde serait devant le Royaume-Uni et la France, pour le FMI, c’est le contraire), puis l’Italie et le Brésil autour de 2 000 milliards de dollars. L’objectif de la Chine à moyen terme, c’est de se retrouver numéro un, en devançant les États-Unis (ce qui nécessite une croissance d’encore 50% de son PIB !).

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Il est très difficile de comprendre la situation du pays. Certes, on parle souvent de "capitalisme d’État", néanmoins, c’est bien en Chine qu’on retrouve majoritairement les nouveaux millionnaires, années après années. La réussite économique de la Chine (qui est parfois contrastée, il ne faut pas sous-estimer certains problèmes) paraît peu compatible avec la dictature communiste qui structure actuellement le pays. D’ailleurs, dans ce classement des pays les plus riches, il faut atteindre la dix-huitième place, l’Arabie Saoudite, pour y trouver une autre dictature. On peut aussi considérer que la Russie, en onzième place, a encore des efforts à fournir pour devenir une démocratie réellement libre et sincère, mais dans les deux cas, ce sont leurs réserves naturelles en énergie qui leur permettent un bon niveau de PIB et pas leur organisation interne. Tous les autres pays jusqu’à cette dix-huitième place sont des démocraties, confirmées ou naissantes comme l’Indonésie mais considérées comme sincères.

Le principe d’une économie globalisée, c’est le commerce international. Un pays ne peut guère s’enrichir s’il ferme toutes ses frontières. Au mieux, il est en autarcie, autosuffisant, au pire, il se retrouve dans des situations terribles qui demandent des aides internationales. Le principe de l’enrichissement, c’est donc l’ouverture des frontières pour le commerce. C’est un point essentiel. Cela signifie aussi l’ouverture des frontières (dans les deux sens, entrée et sortie) pour les personnes. D’où l’arrivée massive de touristes chinois (issus de ceux qui ont "réussi" et se sont enrichis) en Europe et dans le monde en général. Ces touristes étaient inexistants il y a trente ans.

C’est là la contradiction fondamentale, du moins du point de vue des démocraties européennes et américaines : comment les Chinois peuvent-ils désormais circuler dans le monde, et donc, avoir accès, nécessairement et librement, à toutes sortes d’informations et de modes de vie, et accepter de rester dans un régime autocratique à candidature unique. Ne serait-ce que pour le principe de concurrence : les Chinois ont gagné de nombreuses parts de marché grâce à la loi économique sur la concurrence (proposant mieux ou moins cher), et ils ne pourraient pas mettre les candidats de leur gouvernement en concurrence ?

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Malgré le maintien au pouvoir des responsables du massacre de Tiananmen, les autorités chinoises ont cherché jusqu’à récemment une organisation politique plus rationnelle, avec un double mandat de cinq ans attribué à une triple fonction, celle de Secrétaire Général du Parti communiste chinois (PCC), le cœur du pouvoir politique, celle de Président de la République populaire de Chine et celle de Président de la Commission militaire centrale (du parti et de l’État) qui est le commandement suprême des forces armées (c’était la seule fonction officielle importante que Deng Xiaoping avait prise). Le cumul de ces trois fonctions a clarifié nettement la responsabilité du pouvoir réel en renforçant la figure du chef. Pourtant, parallèlement, la limitation à deux mandats, très discrètement imposée, fut à l’origine d’une réelle ouverture politique qui ne disait pas son nom. Un gouvernement, dirigé par un Premier Ministre (exactement Premier Ministre du Conseil des affaires de l’État de la République populaire de Chine) qui, lui aussi, avait ce même mandat de cinq ans reconductible une fois. Il ne manquait que plusieurs candidats (aux sièges de députés de l’Assemblée nationale populaire) pour libéraliser le régime politique.

L’actuel homme fort de la Chine populaire, Xi Jinping, réélu Secrétaire Général du PCC le 25 octobre 2017 et réélu Président de la République le 17 mars 2018 pour un deuxième mandat de cinq ans, a un peu bousculé cet équilibre acquis depuis une vingtaine d’années (depuis 1998).


Deux faits ont montré que ce savant équilibre, qui voulait façonner un État moderne dirigé par les meilleurs dirigeants possibles (une sorte de despotisme éclairé issu du concours général), a été rompu par Xi Jinping à la fin de son premier mandat. En effet le 24 octobre 2017, la "pensée de Xi Jinping" a été incluse dans la charte du PCC, ce qui est inédit depuis Mao et Deng, et le 11 mars 2018, les députés de l’Assemblée nationale populaire qui venait d’être installée ont voté l’abrogation de la limitation à deux mandats présidentiels. On parle même de culte de la personnalité pour celui qui n’hésite plus à se faire passer pour un nouveau "dieu".

Par ailleurs, les nouvelles technologies (génétique et informatique) contribuent largement à la surveillance généralisée des citoyens. Pour autant, la situation est complexe à comprendre. La Chine reste un pays très contrasté, entre entrepreneurs millionnaires des villes et paysans très pauvres et analphabètes des champs. Depuis seulement quelques années, une classe moyenne commence à se développer, ce qui est un phénomène très nouveau et qui pourrait peser sur ce qu’il est encore difficile d’appeler une "opinion publique".

De même, l’État de droit progresse en Chine. C’est même l’un des quatorze principes d’action de Xi Jinping. L’État de droit ne signifie pas la démocratie, et cela signifie encore moins l’abolition de la peine de mort, par exemple. L’État de droit, c’est de faire rejeter l’arbitraire et s’en remettre aux règles (aux lois) du pays. Ces lois peuvent rester iniques.

Deux autres principes de sa pensée sont très positifs. Le premier est : « L’objectif principal du développement est d’améliorer la vie et le bien-être des personnes. » (c’est une phrase très passe-partout). Le second : « Vivre en harmonie avec la nature, en mettant en œuvre des politiques de réduction des dépenses d’énergie et de protection de l’environnement et contribuer à la préservation écologique mondiale. ». Ce dernier principe paraît sincère si l’on en juge par les prises de positions internationales de Xi Jinping. C’est un défi majeur pour un pays qui est l’un des plus gros pollueurs de la planète. C’est sans doute la politique la plus ambitieuse de Xi Jinping.

Et la démocratisation ? Le Premier Ministre de l’équipe précédente, Wen Jiabao a évoqué le 21 août 2010 la possibilité de réformes politiques en considérant que le pouvoir était trop concentré, qu’il devait être contrôlé par le peuple, voire critiqué le cas échéant. Le Prix Nobel de la Paix 2010, Liu Xiaobo (1955-2017), un des courageux "résistants" ("dissidents") de Tiananmen, a demandé, quelques semaines plus tard, à peu près la même chose que le Premier Ministre, à savoir la liberté d’expression ainsi que la fin du rôle dirigeant du PCC.

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Beaucoup de responsables chinois ont expliqué pendant longtemps que la démocratisation serait une étape nouvelle après l’enrichissement économique du pays. Mais aujourd’hui, la concentration nouvelle des pouvoirs, tant par la Constitution que par la technologie, laisse planer beaucoup de doute sur cette volonté future. Pourtant, l’éclosion d’une classe moyenne va poser rapidement la question des réformes politiques. C’est au pouvoir de devancer cet appel pour éviter un nouveau bain de sang.

À défaut de paix céleste, c’est de paix sur Terre qu’il s’agit, et la Chine ne pourrait plus se permettre un nouveau massacre de Tiananmen. Tant sur le plan diplomatique que sur le plan intérieur, la Chine dépend désormais trop des puissances économiques européennes et américaines pour ne pas, un jour, évoluer comme elles vers une voie démocratique, probablement adaptée à la culture chinoise, mais la liberté et l’égalité restent des valeurs universelles. Il y a désormais trop d’imbrications commerciales pour ne pas considérer l’évolution de la Chine autrement que dans le cadre d’une communauté de destin.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La Paix céleste selon la Chine.
Chu Teh-Chun.
La Chine au cinéma : une fidélité à soi-même, dans le film "Les Éternels".

La Chine communiste peut-elle devenir une grande démocratie ?
Li Rui.
Li Peng.
La maoïsation de Xi Jinping.
Zhou Enlai.
La diplomatie du panda.
Xi Jinping et la mondialisation.
La Chine à Davos.
Deng Xiaoping.
Wang Guangmei.
Mao Tsé-Toung.
Tiananmen.
Hu Yaobang.
Le 14e dalaï-lama.
Chine, de l'émergence à l'émargement.
Bilan du décennat de Hu Jintao (2002-2012).
Xi Jinping, Président de la République populaire de Chine.
Xi Jinping, chef du parti.
La Chine me fascine.
La Chine et le Tibet.
Les J.O. de Pékin.
Qui dirige la Chine populaire ?
La justice chinoise.

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5 réactions


  • Clocel Clocel 4 juin 2019 10:30

    Depuis cette répression, combien le camp du bien occidental a-t-il fait de victimes innocentes ?

    Même pour la répression brutale et l’hégémonie politique, les chinois ont encore beaucoup à apprendre...


    • Paul Leleu 4 juin 2019 20:07

      @Clocel

      les chinois ne veulent pas forcément d’une « révolution de couleur »... je pense que la « guerre de l’opium » et les différentes opérations de bienfaisance coloniale ont fait beaucoup plus de morts que la répression de Tien-An-Men...

      L’auteur prend l’exemple de l’effondrement soviétique : dans les années 1990, selon l’ONU, il y a eu 3 millions de morts et 10 milllions de disparus en ex-URSS du fait de l’irruption de la « liberté »... je me demande ce qu’en pense l’auteur... sans doute voit-il dans ces morts, des « victimes nécessaires » à l’accomplissement d’un objectif plus vaste... et en cela, il pense exactement comme le dirigeants chinois de leur côté...


  • V_Parlier V_Parlier 4 juin 2019 19:36

    Sans être un admirateur du PC chinois, j’inciterais néanmoins volontiers notre auteur friand de marroniers à la gloire du « monde libre » à nous pondre quelques piges sur :

    Le massacre d’Odessa, endossé et glorifié pleinement par Porochenko, cyniquement lors des attentats charlies : https://youtu.be/6u8DregtV8c?t=140 .

    — Les pilonnages incessants qui ont eu lieu dans le Donbass. Merci qui pour le soutien politique et médiatique (voire logistique) total ? Merci l’UE, la GB et les USA, les leaders du « monde libre » : https://www.youtube.com/watch?v=EANq3MzOxWc .

    Le bombardement de Belgrade en « solidarité » avec les envahisseurs albanais.

    Les bombardements de Mossoul ( https://www.les-crises.fr/des-etudes-le-demontrent-a-mossoul-les-forces-de-la-coalition-ont-tue-plus-de-civils-que-letat-islamique/ ) de la part de ceux qui accusaient sans arrêt les russes de bombarder des innocents pour la gloire « d’Assad qui s’essuie les pieds dans le sang de son peuple » et blablabla...



    • Paul Leleu 4 juin 2019 20:14

      @V_Parlier

      on peut aussi parler des famines en Corée du nord dans les années 1990...

      Jusque dans les années 1980, la Corée du Nord faisait au moins jeu égal avec la Corée du Sud. Avec la chute de l’URSS, la Corée du Nord a perdu son principal partenaire commercial.

      A ce moment là, le « monde libre » a décidé de faire un embargo sur la Corée du Nord, afin de protéger le peuple contre ses dirigeants... il s’en est suivi une famine immonde qui fit des millions de morts, et qui n’a fait que renforcer le régime. Aujourd’hui encore, les zélateurs du monde libre et de l’amour des hommes sont fiers de ce génocide.

      Et vous savez quoi ? Au lieu d’ouvrir le commerce afin de permettre à ce peuple de commercer et manger à sa faim, les amis politiques de l’auteur ont décidé de renforcer les sanctions et le blocus, afin de faire encore plus de morts ! Je ne comprends pas.

      Mais ce qu’ils ignorent, c’est que les coréens du nord ont vécu la guerre américaine (où ne s’est pas rendu le déserteur Clint Eastwood qui préfère faire la guerre au cinéma). Ils savent, comme les vietnamiens, ce que c’est que la paix américaine... Alors, malgré tout, ce régime autoritaire et policier se maintient au pouvoir.


  • zygzornifle zygzornifle 5 juin 2019 09:48

    nos laboratoires pharmaceutique et agroalimentaires ont fait beaucoup plus de victimes, ha oui mais cela rapporte au gouvernement et en plus ils arrosent bien nos parlementaires avec du « pognon de dingue »


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