lundi 15 décembre 2008 - par
La Sublime Porte et la nouvelle Byzance
En pleine crise financière, il est des oscillations géopolitiques passant inaperçues alors qu’elles pourraient être d’importance pour le futur à moyen terme à un niveau régional comme international. Tel est le cas du rapprochement entre Ankara et Moscou.
L’éternelle candidate Européenne
La Turquie est en effet une très ancienne connaissance des chancelleries Européennes. Depuis 1959 pour être exact lorsque les autorités Turques posèrent officiellement le dossier de candidature de membre associé sur le bureau de la CEE (Communauté Economique Européenne) de l’époque. Il lui fallut cependant attendre octobre 2005 pour que débutent les négociations d’adhésion en tant que membre à part entière par la Commission Européenne.
Les tergiversations diplomatiques qui avaient autrefois retardé l’éventualité d’étudier le dossier Turc ne cessèrent pas pour autant après cette date clef puisque certains hommes politiques nationaux de premier plan exposèrent leur réticence à voir la Turquie rentrer dans les instances Européennes.
Les raisons de ces atermoiements nécessiteraient une longue étude qui n’est pas le propos de cet article, sans omettre qu’ils ne sont pas tous clairement énoncés. Il faut surtout retenir que la patience des responsables Turcs a été repoussée très loin bien que ces derniers aient effectué de louables efforts en vue d’un rapprochement avec l’Europe, insufflant dans leur droit national de nombreuses références communautaires (ce que l’on nomme juridiquement l’acquis communautaire) afin de se rapprocher le plus possible des exigences en la matière.
Or, malgré ses hésitations l’Europe se doit pourtant de prendre en grande considération un facteur de prime importance… l’approvisionnement énergétique !
La Turquie partenaire énergétique incontournable
Dans le jeu géoéconomique du maillage des réseaux de distribution d’énergie, la Turquie se place assurément en première ligne. Le projet Nabucco, déjà évoqué au sein d’un autre article, est une pièce maîtresse de la volonté d’indépendance en matière d’approvisionnement de gaz.
Signalons justement au passage que la Turquie dispose d’une voix prépondérante quant aux décisions stratégiques y étant liées et qu’elle n’a pas manqué de s’en servir à l’encontre de Gaz de France en début d’année officiellement en réponse au vote des parlementaires hexagonaux en faveur de la reconnaissance du génocide Arménien [1].
Décision d’importance car Nabucco est LE projet d’avenir supporté à bout de bras par plusieurs pays Européens, et en sous-main par les instances Bruxelloises, afin de contourner la mainmise Russe sur l’acheminement énergétique à destination de l’Europe.
En terme de richesse pétrolifère, difficile aussi de passer sous silence le fameux tracé Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui défraya grandement la chronique il y a quelques mois lors du conflit Géorgeo-Russe. La peur d’une perte d’approvisionnement via cet oléoduc rendit les occidentaux particulièrement nerveux pendant et après la guerre [2]. La Turquie, outre son investissement financier, sait pertinemment que le long transit (1 076 kilomètres) sur son territoire ainsi que le terminal portuaire de Ceyhan lui confère un poids déterminant vis-à-vis de l’Europe et des Etats-Unis.
On imagine dès lors sans peine ce qu’il pourrait advenir si la Turquie devait ébaucher un rapprochement avec la Russie à plus ou moins brève échéance.
Géopolitique fiction ? Pas si sûr…
Entre désappointement et nouvelle donne géopolitique
Des cartes ont en effet été abattues ces derniers mois, et elles n’ont guère été favorables aux alliés occidentaux de la Turquie.
Tout d’abord il faut souligner que sitôt l’effondrement de l’URSS, la Turquie s’est avisée de prendre rapidement contact avec d’anciens pays de l’ex-Union Soviétique, à commencer par les républiques turcophones dont les liens culturels apparaissent patents. Ainsi l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan (et un peu plus loin à l’est, les Ouïgours du Xinjiang en territoire Chinois) bénéficièrent d’un intérêt marqué par les autorités d’Ankara. Ce panturquisme fut une forme de soft power de la part des héritiers de Mustafa Kemal et eut des résultats mitigés puisque Moscou, un temps affaiblie, amorça un contrôle plus renforcé de son proche étranger. Ce qui n’empêcha pas pour autant Recep Tayyip Erdogan, Premier Ministre Turc, d’énoncer pendant le Congrès de Bakou de 2007 la création d’un secrétariat général permanent des chefs d’Etats turcophones [3].
Cependant, le retour en force de la Russie sur la scène internationale soit par ses coups financiers (introduction au sein du capital d’EADS), industriels (lancement d’un nouveau jet d’affaires moderne), militaires (réponse à l’agression Géorgienne en Alanie du sud) ou diplomatiques (l’Union Européenne revenant sur sa décision de geler toute négociation avec la Russie) donna à la Turquie à réfléchir tout en l’incitant à réorienter ses priorités. Avec d’autant moins de remords que la porte de l’Europe ne s’était pas plus entrebaillée qu’auparavant et qu’elle pouvait se permettre de lorgner vers d’autres horizons. Ajoutons en outre que la Russie était devenue au fil du temps un partenaire commercial de premier plan pour le pays [4], ce qui était et reste une donnée à prendre conséquemment en compte en matière diplomatique.
Ainsi dès le 8 septembre de cette année, Russes et Turcs se sont entendus pour envisager une plateforme de sécurité et de stabilité dans le Caucase. L’initiative avait déjà été évoquée quelques semaines auparavant à Moscou en liaison avec Ankara, prouvant par là l’intérêt réel qu’elle suscite de part et d’autre de la Mer Noire. Le 18 novembre, le ministre de la défense Russe, Anatoli Serdioukov, n’a pas tari d’éloges sur les velléités de la Sublime Porte de s’immiscer dans le jeu caucasien à l’issue d’une rencontre avec son homologue Turc, le tout en confirmant avoir établi les bases contractuelles de cette coopération.
Plus prégnant encore, un haut responsable du parti au pouvoir, l’AKP, a très clairement et surtout publiquement déclaré vouloir la signature d’un nouveau Yalta en Europe. Les propos étaient sans trop de fard destinés à complaire au Kremlin. Et il put d’autant plus se le permettre que l’OTAN gela l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine début décembre, proposant un statut iconoclaste (MAP pour Membership Action Plan) ayant surtout pour objectif de rasséréner Moscou et ne pas détériorer davantage les relations entre elle et l’organisation militaire.
De plus, la question du Haut-Karabagh implique pour la Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan, et la Russie, alliée de l’Arménie à s’entendre de façon profitable afin de réchauffer les liens entre les différentes parties au conflit. A ce titre, l’Azerbaïdjan pointée du doigt par l’occident pour avoir fait avorter une tentative de révolution orange lors des élections de 2005, s’est rapprochée ostensiblement de l’orbite de Moscou ces dernières années. Les intérêts convergent comme on le découvre.
L’axe de la Mer Noire ?
L’Histoire a souvent été conflictuelle entre l’Empire Tsariste et l’Empire Ottoman, et froidement neutre tout au long de l’époque soviétique. Il est un peu surprenant par conséquence de constater un net réchauffement entre ces deux pays. Pourtant les signes donnés de part et d’autre des capitales laissent entendre qu’il existe désormais une réelle volonté de partenariat et de partage d’influence régional.
Si cet axe devait se formaliser à l’avenir, il aurait une grande probabilité de trouver son substrat dans la défiance à l’égard des occidentaux et rendrait caduques toutes les tentatives d’indépendance énergétique de ces derniers à l’égard de la Russie. Sans compter l’appel d’air que cela pourrait provoquer vis-à-vis des pays de l’Asie Centrale qui seraient bien plus rétifs à s’ouvrir (et ouvrir leurs robinets de matières premières) à l’Occident.
Sur ce plan, Moscou peut se vanter de reprendre tout doucement la main après sa mise à l’index estival. Son opportunisme mâtiné de réalisme pourrait se révéler autrement plus payant que les vociférations inconséquentes de certains chefs d’Etats Européens ces derniers mois. Dans le grand jeu géopolitique de l’après-crise, la Russie et la Turquie escomptent bien y faire entendre leur voix.
[1] Il n’est pas interdit que penser que d’autres raisons, économiques et/ou techniques, aient pu jouer en faveur de l’éviction de la candidature de Gaz de France. L’arrivée de l’Allemand RWE ayant été notoirement supportée par la Turquie depuis longue date. Reste toutefois à savoir si ce choix fut le plus judicieux du fait de l’abandon forcé d’ici deux ans par ce groupe de son réseau gazier.
[2] Et ce d’autant plus que les principaux groupes pétroliers occidentaux (BP, Total, Chevron, ENI/AGIP…) forment la majorité de l’actionnariat du consortium.
[3] M. Erdogan allant encore plus loin en énonçant sa volonté de promouvoir une nouvelle langue turque commune.
[4] La Russie étant devenue le 1er fournisseur de la Turquie au détriment de l’Allemagne en 2006.
[4] La Russie étant devenue le 1er fournisseur de la Turquie au détriment de l’Allemagne en 2006.