samedi 6 août 2011 - par Mamduh NAYOUF

La transition démocratique dans le monde arabe

Pendant huit ans à la Maison-Blanche, l’administration de Georges W. Bush n’a pas réussi à faire ce qu’ont fait en quelques mois les jeunes dans certains pays arabes !

Il est clair que le monde arabe est en train d’écrire une nouvelle page de son histoire. Les peuples dans certains pays ont réussi à briser l’image typique d’un peuple soumis à la tyrannie depuis des décennies et incapable de prendre son destin en main pour établir l’État de droit qui traite ses citoyens sur un pied d’égalité.

Lorsque l’administration de Georges W. Bush dévoile en 2004 son projet nommé « le Grand Moyen-Orient » libre et démocratique, le monde arabe se trouve au cœur de cette initiative, mais les dirigeants dans les pays arabes, y compris les alliées traditionnels des États-Unis, l’Egypte et l’Arabie saoudite, la refusent en prétextant que le changement dans la région doit venir de l’intérieur, et non imposé de l’extérieur. La réticence et même le rejet viennent aussi des spécialistes ainsi que des journalistes et de la rue arabe qui voient que la politique moyenne-orientale des États-Unis en général et celle de l’administration Bush en particulier manque de crédibilité. Cette position n’est pas sans fondement ; le projet est lancé dans le contexte de la guerre contre le terrorisme où l’amalgame entre la lutte nationale palestinienne et le terrorisme, qui définit la lutte nationale des Palestiniens comme équivalent du terrorisme, de l’occupation américaine de l’Irak, un pays arabe, et le renversement de Saddam Hussein, sunnite, considéré comme un grand leader, militant contre l’impérialisme américain, défenseur du nationalisme arabe.

 Aujourd’hui, et après trente ans au pouvoir, deux chefs d’États arabes ne le sont plus et celui du Yémen attend son tour, il y a des fortes contestations en Syrie contre le régime du Président Bachar el-Assad et au Bahreïn contre la monarchie d’Al Khalifa. Ces événements se sont produits alors qu’il y a un autre locataire à la Maison-Blanche, un Président qui a choisi depuis le début de rompre avec l’héritage de l’administration précédente, c’est-à-dire qui a opté pour une politique étrangère multilatérale, sa vision du monde est très éloignée de celle des néoconservateurs et des nationalistes fondée sur l’usage de la force militaire pour établir la démocratie. 

Peut-être les contestataires veulent adresser un message clair au monde extérieur « nous sommes capables de prendre notre destin en main et vaincre les dictatures ». Un soulèvement qui arrive après des longues années pendant lesquelles le monde arabe est resté à l’abri de toutes les évolutions démocratiques qui se sont produites dans l’ère d’après guerre froide. Il faut souligner que des études sur les transitions démocratiques dans le monde ont participé à ancrer ce pessimisme sur l’impossibilité de changement démocratique dans cette région du monde. En l’occurrence, c’est la transitologie, l’idée essentielle de cette théorie est qu’en appliquant un ensemble de concepts et d’hypothèses universelles, il est possible d’expliquer et de gérer la transition démocratique dans un pays non-démocratique donné. Le régime autoritaire, et la nécessité impérative de le modifier, constituent le point de départ de tout transitologie. La transitologie présente une analyse méthodique, en mettant en perspective tant les conjonctures que les acteurs décisifs pour le destin d'un pays donné, dans le but de réfléchir aux possibilités de démocratisation ou de transfert de « technologie institutionnelle ». Par conséquent, la transitologie a tendance à généraliser ses déductions institutionnelles pour arriver à des conclusions qui sont présentées comme des acquis scientifiques. Selon les transitologues, il existe trois étapes pour établir un système démocratique :

1- la libéralisation politique (la sortie de l’autoritarisme) ;

2- la démocratisation (formation d’un régime démocratique) ;

3- la consolidation de la démocratie.

Selon la transitologie, il existe un « seuil » entre l’autoritarisme et la démocratie, le seuil de démocratie, qu’il faut d’abord franchir. Dans le monde arabe, où la persistance de l’autoritarisme, au moins jusqu’à la révolution en Tunisie, les mesures réformatrices ont toujours émanées des régimes en place, et non de la société civile, autrement dit : il y a transition par contrainte. Cette transition par contrainte peut engendrer des formes nouvelles, hybrides, d’autoritarisme où la marge d’action est conservée par le pouvoir autoritaire en place. En d’autres termes, la transition de l’autoritarisme ne conduira pas nécessairement à la démocratie.

En adoptant la vision de certains historiens arabes sur les prérequis -ou les conditions préalables nécessaires- dont une étude de Charles Issawi [2] sur les fondements économiques et sociaux de la démocratie au Moyen-Orient qui soutenait que la démocratie n’avait pas pu s’instaurer dans le Moyen-Orient
postcolonial parce que « les fondements économiques et sociaux qui lui sont
nécessaires font encore défaut », la transitologie valorise l’étude des
processus sociaux, économiques et politiques qui ont effectivement fait
franchir à certaines sociétés le seuil en question. Malheureusement, la
persistance de l’autoritarisme dans cette région au cours des années 90 et
au début du 21ième siècle soutient le raisonnement des transitologues. En
outre, les régimes en Algérie, en Égypte en passant par la Jordanie, la
Syrie ou le Yémen, ont continué à renforcer leur caractère répressif.


Au-delà de la transitologie et les études sur l’autoritarisme dans les pays
arabes, il y a également les rapports des Nations unies qui y dénoncent le
dysfonctionnement structurel des institutions et affirment la nécessité de
reconstruire les sociétés par des réformes dans les domaines des libertés
civiques et des droits de l’homme, de l’intégration des femmes et de
l’acquisition de savoirs, dont le rapport du Programme des Nations unies
pour le développement humain dans le monde arabe (2002 -2003) qui a inspiré l’initiative américaine du grand Moyen-Orient en 2004. Le rapport est
préparé par des spécialistes arabes, sous l’égide du Fonds arabe de
développement économique et social (FADES) et du bureau régional du
Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) .

. Il révèle d’immenses carences dans trois domaines : la liberté, le savoir, et les droits des femmes. En matière d’éducation : 40% d’analphabétisme, soit 65 millions de personnes, dont les femmes représentent les deux tiers. Les défis en termes de création d’emplois, selon le rapport, 50 millions de jeunes sur le marché du travail d’ici 2010, la pauvreté rampante, un tiers de population vit avec moins de deux dollars par jour, 6,1% de la population utilise Internet, 5,3% seulement des parlementaires dans les pays arabes sont des femmes. Il dénonce aussi :

· le manque de participation politique et le déficit de liberté ;

· le désaccord entre le taux d’alphabétisation et le niveau de richesse des pays, et le faible taux de l’investissement dans la recherche et développement (0,5% du PNB) ;

· l’importance de la part des hydrocarbures (70%) dans les exportations et l’absence de diversification ;

· la persistance de modèles étatiques qui contraignent le développement des acteurs privés, brident le secteur bancaire, et nourrissent des bureaucraties excessives et des systèmes judiciaires sombres ou non transparents.

Bref, les pays arabes souffrent d’une immense défaillance dans les systèmes politiques, économiques et sociaux. Ce sont des raisons suffisantes pour que le soulèvement submerge le monde arabe entier. Comment peut-on expliquer alors les révoltes dans certains pays et pas dans d’autres ?! À l’exception du Bahreïn- la majorité chiite considère que le régime actuel dirigée par une minorité sunnite ne répond plus à ses aspirations légitimes pour la démocratie et la justice sociale- et quelques manifestations en Jordanie et au Maroc, les révoltes se sont déclenchées dans des pays gouvernés par des systèmes politiques républicains comme la Tunisie, l’Egypte, la Lybie, le Yémen et la Syrie. L’absence de protestations dans certains pays, comme ceux de la rente pétrolière, peut être illustrée par la disposition des gouvernements de ressources intérieures qui leur permettent d’acheter le silence de la population, c’est le cas par exemple en Arabie saoudite où le Roi Abdallah ben Abdelaziz a ordonné de débloquer 28 milliards de dollars pour les aides sociales et pour trouver des nouveaux emplois et améliorer le secteur éducatif dans le royaume wahhabite. D’ailleurs, il ne faut pas négliger la question de l’indépendance ou pas d’un État par rapport à sa population, c’est-à-dire son besoin de remplir ses caisses par les impôts payés par ses citoyens. Grâce à la rente pétrolière, dit Emmanuel Todd : l’État pour ces ressources ne dépend vraiment pas de la population, c’est-à-dire que l’argent n’arrive pas par l’impôt. (…) Dans un pays de rente pétrolière, l’argent arrive par la tête, on peut se payer tout ce qu’on veut comme armes et comme mercenaires, indépendamment de la population [3].

 

Todd, en tant que démographe, pose son propre diagnostic sur les soulèvements dans le monde arabe ; pour lui, Allah n’y est pour rien ! En se fondant sur des données statistiques, il considère que celui-ci est entré dans la modernité. Ce qui est vraiment étonnant c’est qu’aucun d’intellectuel arabe n’ait décrit la situation comme telle !

Le rapport évoqué plus haut montre que le taux d’analphabétisme est élevé dans le monde arabe, pourtant il n’est pas en contradiction avec l’analyse de Todd ; le politologue français considère que ce qui s’est passé est dû à la hausse massive des taux d’alphabétisation (plus de 50%), surtout parmi les femmes, et la baisse de taux de fécondité. Pour lui, derrière tout ça, il y a cet axe central de l’histoire humaine, qui est la montée du niveau éducatif. Todd ne croit pas au rôle des philosophes dans le déclenchement de la révolution française, mais au contraire, ce sont les paysans du bassin parisien qui ont choisi l’idéologie qui leur plaisait. Certains peuvent voir dans l’analyse de Todd une insulte à l’héritage intellectuel des grands penseurs français comme Voltaire et Montesquieu. Pourtant, en Europe occidentale, dit-il, ça s’est passé aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles. La révolution française s’est produite quand 50% des hommes du Bassin parisien savaient écrire. Idem pour les révolutions anglaise et russe et même iranienne, et concernant les pays arabes, ils ont réussi à faire un rattrapage rapide après la guerre, et ils atteignent, dans les tranches d’âges jeunes, des taux d’alphabétisation tout à fait substantiels.

Le deuxième paramètre est le taux de fécondité. Selon Todd il y a une relation corrélée entre l’alphabétisation et la fécondité, et cette relation correspond davantage à l’alphabétisation des femmes qu’à celle des hommes. Plus les femmes sont alphabétisées, plus elles commencent à contrôler, c’est-à-dire qu’elles n’acceptent plus le destin ou les décisions de l’Éternel concernant le nombre d’enfants que l’on aura.

On doit souligner, loin de l’analyse de Todd, que ces révoltes peuvent être attribuées à des raisons purement intérieures, c’est-à-dire des raisons politiques et socio-économiques. Les gens contestent les politiques intérieures de leurs gouvernements et pas leurs alliances avec des pays vus comme hostiles aux causes arabes dont la cause palestinienne, c’est bien le cas en Tunisie de Ben Ali, en Égypte où le régime de Moubarak était un allié fidèle des États-Unis et un bon gardien des frontières avec Israël. Au Bahreïn, les citoyens ne manifestent pas contre la cinquième flotte américaine installée à Manama. En outre, la politique régionale du régime syrien, fondée sur la résistance (en arabe al-muman’a) contre le projet américain qui, selon les responsables syriens, vise à détruire les mouvements de la Résistance nationale contre Israël, n’a pas empêché les syriens de manifester pour réclamer des réformes politiques immédiates.

Un objectif commun réunit tous ces gens, il s’agit de la liberté. Pour préciser, la sortie de l’autoritarisme qui constitue une première étape vers un système démocratique. Le passage d’un état à l’autre exige une évolution dans la pensée, la morale, la religion, les lois, les institutions politiques, autrement dit : une évolution dans la superstructure d’un pays donné. Sans cette évolution, il sera difficile de former un régime démocratique, car la démocratie n’est pas uniquement d’obtenir le droit du vote, mais avant tout, de savoir respecter par la majorité les droits des minorités. De cette analyse découle la question suivante : est-ce-que les arabes sont prêts pour la démocratie ? En posant cette question, nous ne voulons pas démoraliser les militants pour la démocratie dans le monde arabe, mais attirer l’attention sur le lourd héritage de l’autoritarisme qui réduit la possibilité immédiate d’établir une société politique efficace, c’est-à-dire un domaine autonome de partis politiques autorégulateurs possédant l’autorité constitutionnelle de représenter au Parlement un groupe électoral organisé. Une telle société politique nécessite la suppression des lois appliquées par l’ancien régime qui régissaient les partis politiques et les élections pour étouffer toute tentative de la part de l’opposition de créer des partis politiques intégrés. Il faut amender la constitution pour qu’elle renforce les autorités des corps législatifs, sépare totalement les pouvoirs judiciaire et exécutif. Deux défis sont à surmonter pour établir la société politique dans le contexte actuel des pays arabes en question :

- reconstruire l’unité nationale et la conciliation avec le passé : rétablir la justice pour réinstaller la confiance parmi la population, la non-punition des crimes et les abus de pouvoir commis au passé pourrait conduire à saper la confiance dans les nouvelles structures démocratiques.

- reconstruire le système politique : ce qui nécessite la redéfinition du rapport entre l’État, le régime politique et les partis et la société civile. Le régime politique est le médiateur entre ces trois composantes, il détermine qui gouverne et comment, il institutionnalise les demandes et les conflits sociaux. Cela exige d’examiner la façon dont les transformations structurelles détermineront le nouveau rôle de l’État, la désarticulation et la recomposition de Party-system et l’émergence des acteurs sociaux. Le but est de faire des changements profonds en visant la substance du système et pas l’apparence, en d’autres termes ; ouvrir complètement le champ de la participation, et approfondir le débat entre l’État et les citoyens, et accorder à ces derniers de véritables choix politiques.

Le monde arabe entame une nouvelle phase de son histoire, en ayant la volonté de rompre avec un passé marqué pas la répression et l’injustice. Mais la bonne volonté ne constitue pas l’unique condition pour arriver aux fins espérées. L’absence de sécurité, la non-adoption par les islamistes d’une vision pluraliste de la communauté politique, la diversité ethnique et confessionnelle qui constitue un élément destructif de l’unité territoriale dans certains pays arabes comme la Syrie, sont des facteurs qui pourraient faire avorter la nouvelle expérience démocratique.

---------------------

 

[1]- Ch. Issawi, « The economic and social foundations of democracy in the Middle East », International Affairs, vol. 32, n° 1, janvier 1956, pp.

 [2] - United Nations Development Programme, Arabe Fund For Economic and Social Development, Arab Human Development Report 2002, UNDP, 2002. www.undp.org/rbas/ahdr

[3] - E. TODD, Allah n’y est pour rien ! Sur les révolutions arabes et quelques autres, Loubiana, avril 2011, p. 49.



4 réactions


  • Cug Cug 6 août 2011 12:04

    est-ce-que les arabes sont prêts pour la démocratie ?"

    Bien sur mais avant il va leur falloir régler la question religieuse.


  • furio furio 6 août 2011 14:25

    Les jeunes ? payés par le mossad et la cia ? Ah ! oui pour faire le bordel ! Ah ! oui

    Ils réussissent à faire bombarder leur pays !!

    Le reste pour la démocratie les peuples arabes attendent le prochain « dictateur nommé par l’occident » !! pour remplacer le dictateur en place qui avait nommé par l’occident

     


  • furio furio 6 août 2011 14:26

    ..qui avait été nommé par l’occident (mis en place)


  • James James 6 août 2011 15:40

    L’objectif du grand moyen orient de Bush et de sa clique de criminels, n’était surement pas la démocratisation de l’ensemble des pays arabo musulmans, mais de mettre au pas et désarmer les organisations ou états qui contestent l’Hégémonie Israélo-US dans la région(principalement Iran Hezbollah, Syrie).On a jamais entendu de protestation contre les régimes autocratiques et despotiques , d’Égypte et d’Arabie Saoudite puisqu’ils servent l’agenda géopolitique israélo US.
    Comment pouvez- vous prétendre dans le même temps que l’élection de Barak Obama a changé quoi que ce soit ,il a intensifié les guerres, ouvert de nouveaux fronts et le pseudo multilatéralisme se résume à accorder aux états membres de l’Otan les moyens d’agresser d’autres nations, pour de vulgaires opérations de brigandage colonial.
    Nul besoin d’être spécialiste pour comprendre qu’Obama n’est qu’un pion, le messie noir chargé de réhabiliter l’image désastreuse d’une Amérique en état d’agonie.
    Les contestations populaires de vos pseudo révolutions ont été très vite reprises en main par l’empire et ses agents sous traitant, la dictature militaire est toujours en place en Égypte,pays clef du monde arabe abritant non seulement la densité de population la plus forte mais aussi le canal de Suez par ou transit la majorité des hydrocarbures alimentant les pays occidentaux.Vous pensez sérieusement que ce pays qui représente le premier danger pour le sionisme peut réellement devenir indépendant, d’ailleurs la partition du Soudan ne visait d’autres objectifs que de prendre ce pays en tenaille.Enfin les révolutions de l’EST étaient des révolutions colorées, noyautées par des officines écrans de la CIA, tout comme aujourd’hui par les mêmes méthodes couplées à l’intégrisme religieux, on tente de déstabiliser les pays hostiles à la Pax Américana.


Réagir