Les quatorze points de Wilson, prototype de la « méthode américaine » ? oui, sauf que…
D'Obama à Trump, derrière un autre visage et d’autres mots, la méthode américaine reste la même : celle d’un prédateur opportuniste éloignant les grands fauves de leurs terrains de chasse pour s’approprier leurs proies et faire en sorte de contrôler les quotas de gibier ainsi que les autorisations de chasse.
Le 13 décembre 1918, Woodrow Wilson, le premier président américain à quitter le sol américain durant son mandat, s’est rendu en France pour participer à la « conférence de paix » à Versailles, qui devait débuter en Janvier 1919.
Les « alliés » avaient gagné la Grande Guerre avec l’implication décisive des États-Unis, et Wilson entendait bien tirer parti de ce succès militaire pour bénéficier d’un coup d’avance lors du prévisible prochain conflit, cette deuxième manche planétaire inéluctable pour tous ceux qui n’étaient pas conditionnés par le slogan ravageur justifiant la boucherie des sacrifices inutiles : la « der des der ». Plutôt que de participer à la curée traditionnelle qui, en Europe était la conclusion des guerres en forme de chasse à courre à la suite desquelles les vainqueurs se partageaient les territoires pris aux vaincus comme les grands seigneurs répartissaient les « morceaux nobles de la bête », Wilson était venu conquérir des marchés et tentait de mettre en ordre un monde fondé sur des règles commerciales qui favorisent les industriels et les investisseurs américains en établissant des comptoirs, têtes de ponts de nouveaux protectorats « économiques » permettant de se procurer « au meilleur prix » (comprendre bon marché) des matières premières et de commercialiser au « meilleur prix » (comprendre assurant le plus grand profit) des produits finis.
Dans un discours prononcé le 8 janvier 1918 devant le Congrès des États-Unis, Wilson avait défini les objectifs de guerre des États-Unis en développant ses fameux 14 points qui remettaient en cause le système des rapports de force des puissances européennes belligérantes et isolaient l'alternative révolutionnaire russe en l’excluant des futurs accords, ce qui revenait de fait à un blocus économique présenté comme une volonté de non-ingérence.
Les Français, les Britanniques et les Italiens, alliés des États-Unis s'étaient battus, eux, pour des conquêtes territoriales précisées dans des traités bilatéraux secrets, et Wilson ne voulait pas le savoir.
Le premier de ces quatorze points - « Des traités de paix ouverts, auxquels on a librement abouti » - n'était rien d’autre qu’une remise en cause du mode de gestion des rapports de forces des puissances européennes sénescentes. Wilson avait pour objectif la mise en place d’un ordre mondial d'un nouveau type. La liberté de navigation et « l'égalité des conditions commerciales » signifiaient que le marketing international devait supplanter les empires coloniaux protectionnistes défavorables aux intérêts commerciaux américains, sauf que, de leur côté, les intéressés n’ont jamais cessé, ni avant ni après de pratiquer une telle politique.
Wilson apportait à la Conférence de paix de Versailles un brouillon de ce qui devait devenir la « méthode américaine », illustrée depuis par les « révolutions de couleurs », ces « annexions » déguisées en « conquêtes de LA démocratie », ou l’isolement économique des pays refusant la domination US comme Cuba,le Venezuela et l’Iran.
Les quatorze points de Wilson n'étaient pas un « idéalisme » abstrait ou une œuvre de charité, mais un prélude au « politiquement correct » : ils reflétaient des hypothèses cyniques en les présentant comme desBA de boy-scout, un prélude à la vision du monde en système cartésien repéré par deux axes, celui du bien et celui du mal, à savoir :
- un monde « ouvert » qui était censé être plus favorable aux intérêts du business américain naissant que les empires économiques fermés et protégés des vieilles puissances, sauf qu’il s’agissait du RoyaumeUni et de la France qui contrôlaient l’économie de la moitié du globe. « Avec de tels amis, pas besoin d’ennemis).
- les intérêts des ÉtatsUnis étaient liés à la création de nouveaux états issus du démantèlement de l’Europe et des empires coloniaux
- le développement des EtatsUnis se gérait comme celui d’une entreprise, en investissant dans des projets juteux.
On peut observer que depuis lors, la politique étrangère américaine a toujours été une synthèse entre les deux aspects pourtant antinomiques de la stratégie de Wilson : un idéalisme droit-de-l’hommiste de façade et une « realpolitik » selon laquelle les nations n'ont pas d'amis permanents, mais uniquement des intérêts.
Clemenceau avait ironisé en disant : « Dieu nous a donné les dix commandements et nous les avons enfreints. Wilson nous donne les quatorze points. Nous verrons. ”
Sauf que, malgré les apparences, pendant et après la Conférence de Paix de Versailles, la vision américaine a échoué sur deux points majeurs :
- les peuples d’Europe centrale ne vivaient pas dans des territoires propices au tracé de nouvelles frontières et la notion d’autodétermination n’avait pas beaucoup de sens dans un espace où des siècles d’histoire avaient imbriqué « enclaves » et « minorités »pour constituer une mosaïque dont les Balkans ont tragiquement montré à plusieurs reprises les risques de clivages, le « cas » du Kosovo n’étant toujours pas réglé. Après 1918, l'Europe centrale s’est trouvée constituée de pays pleins d'espoir mais peu sûrs, mal organisés, vulnérables et souvent pauvres, chacun comprenant des minorités importantes et souvent insatisfaites et, dans de nombreux cas, possédant des droits territoriaux conflictuels avec ceux de leurs voisins.
- Wilson n’a pas réussi à « contrôler » l’Allemagne, ni à l’intégrer à son « système » de l’aprèsguerre. Cet échec était lié au problème de la reprise économique européenne. À Versailles, Clemenceau et le Premier ministre britannique Lloyd George comptaient sur les réparations de guerre allemandes pour compenser leurs pertes de guerre et ont chargé les Allemands d'une dette insurmontable. Dans leur propre logique, l’alternative aurait dû être une sorte de plan Marshall ou une première version de l’Union Européenne, mais l’erreur d’évaluation n’a pas été perçue. La suite de l’histoire et le deuxième acte ont montré que la leçon avait été comprise. Wilson avait laissé les Allemands livrés à euxmêmes, il avait laissé les Français se débrouiller avec les Allemands, il avait oublié les Polonais, les Tchécoslovaques et les Yougoslaves après avoir contribué à leur émergence. Il s’était retiré lui-même de ses quatorze points que ses successeurs reprendront en 1945.
C’est qu’entre temps, la catastrophe nazie avait ramené à la réalité les businessmen qui avaient cru que les états se géraient comme des entreprises et qu’ils pouvaient déléguer le pouvoir économique à toute organisation semblant donner des garanties de « maintien de l’ordre » pour se consacrer à la récolte des royalties, fruits de leur déploiement commercial.
Devant l’ampleur des dégâts, en août 1941, Franklin Roosevelt et Winston Churchill ont publié la Charte de l’Atlantique qui visait à appliquer les principes des Quatorze Points à un éventuel règlement postérieur à la Seconde Guerre mondiale. Henry Luce, éditeur du magazine Time, a même déclaré que les États-Unis devraient diriger le monde et que la suite des événements ferait du 20ème siècle le « siècle américain ». Après Pearl Harbor, l'administration Roosevelt a commencé à utiliser le terme « Monde libre » pour expliquer ses objectifs de guerre. Mais en 1944, les États-Unis étaient toujours en guerre et, en 1945, le Sommet de Yalta a été la réplique, au sens sismologique, du tremblement de terre de Versailles, mais une réplique en creux, faisant de l’ONU le fer de lance que la SDN n’avait pas pu être, faute de cohérence de la part de ses Pygmalions qui avaient trouvé d’autres chats à fouetter.
Après la mort de Roosevelt, Truman a formulé les principes de la Charte Atlantique dans un discours de mars 1947 qui énonçait sa « doctrine », remake des 14 points de Wilson :
“… Les États-Unis doivent avoir pour politique de soutenir les peuples LIBRES qui résistent aux tentatives d'assujettissement des minorités armées ou des pressions extérieures.” Sauf que les peuples libres comme les Irakiens, les Afghans, les Palestiniens, les Libyens et les Syriens ne doivent pas résister aux pressions des Etats-Unis qui viennent les délivrer des tyrans qu’ils ont élus..
“… Nous devons aider les peuples LIBRES à établir leur propre destin à leur manière.” Sauf que la seule manière acceptable est de s’intégrer à la « communauté internationale ».
« … Notre aide devrait être principalement fournie par le biais d'une aide économique et financière essentielle à la stabilité économique et à des processus politiques ordonnés. » Sauf que cette « aide » est assortie de contreparties léonines et de sanctions (terme remplaçant le mot désagréable de « représailles » en lui donnant une valeur faussement juridique), comme le savent aujourd’hui les Ukrainiens et les Russes.
Les écoles de la pensée américaine, précurseurs des « think-tanks », étaient en train de se cristalliser pour échafauder un plan de lutte contre le communisme en organisant une « résistance occidentale » systématique à la montée en puissance de l’URSS. La stratégie de la guerre froide était née : les États-Unis étaient supposés garantir la » sécurité européenne » comme ils avaient oublié de le faire après 1919 en n’assurant pas l’après-vente, ils « résisteraient » à l'« agression » soviétique (sic) et réintégreraient l’intégralité de l'Allemagne à l'Ouest. Les Américains appliqueraient les principes de la charte atlantique - et par extension des Quatorze Points - à l’Europe occidentale.
Qu’ils soient Démocrates ou Républicains, les gouvernements américains ont été le reflet du consensus sur la guerre froide comme la mise en application rigoureuse des 14 points. Au début des années 1970, Nixon et Kissinger ont même consolidé la stratégie de la guerre froide menée par les États-Unis en prétendant « confiner » le pouvoir soviétique derrière le rideau de fer et « défendre » l'Europe de l'Ouest qui, grâce à eux, devenait riche, démocratique et pacifique. Sauf qu’en fait, il ne s’agissait de rien d’autre que de l’application des accords de Yalta et du partage du monde.
En 1972, Nixon a été le premier président américain à se rendre à Varsovie, à son retour de Moscou (sommet de la détente). Ses déclarations au moment de son arrivée à Varsovie ont confirmé la fidélité aux 14 points qui, en fait, servaient de trame à cette politique de « détente » : « Le but principal de ma visite ici… est de construire une nouvelle structure de paix dans le monde. La Pologne… veut la paix, et c'est notre objectif : créer un monde de paix pour toutes les nations. ”
Après l’implosion de l’URSS, l'Allemagne a été réunifiée en octobre 1990, selon les termes occidentaux, en tant que membre de l'OTAN et non de pays neutre. Pour autant, le fantôme du « rideau de fer » est resté imprimé dans les cerveaux des dirigeants américains et règne sur les relations avec la Russie postsoviétique.
Le débat sur l'élargissement de l'OTAN a porté à peu près sur les mêmes questions que celles de 1943 : la paix d'après-guerre froide exigeait-elle une « zone neutre » de pays entre l'Ouest et la Russie ? Les États-Unis chercheraient-ils à appliquer les Quatorze Points et la Charte atlantique à toute l'Europe ou seulement à l'Europe occidentale ?
La version officielle prétend qu’en avril 1993, Walesa et Havel, deux parangons des meneurs de révolutions « colorées », s’étant rendus à Washington pour l'ouverture de l’US Holocaust Memorial Museum, en auraient profité pour demander à Clinton de leur ouvrir les portes de l'OTAN, et de ne pas laisser leurs pays tomber dans une « zone grise d'insécurité ». Sauf que les « demandeurs » avaient tous les deux le profil de ce que nous connaissons chez les young-leaders : ils demandent à l’oncle Sam ce que celui-ci a décidé de leur « offrir », qu’ils le veuillent ou non.
Clinton considérait l'élargissement de l'OTAN comme un élément essentiel d'une Europe et d'un Occident unifiés et le maintien du statu-quo comme un prolongement de la guerre froide. En 1997, l'OTAN a « invité » la Pologne, la Hongrie et la République tchèque à adhérer. Le Sénat américain a ratifié l’élargissement en mai 1998 par 81 voix contre 19 ; la question suivante était de savoir si l'élargissement de l'OTAN se poursuivrait. Et elle s’est poursuivie, en particulier avec les pays baltes.
Tout se passe comme si les États-Unis avaient élaboré le prototype de leur stratégie il y a un peu plus de cent ans, alors que les empires (russe, austro-hongrois et Ottoman) s'effondraient et que la Pologne et d'autres pays d'Europe centrale et orientale étaient sur le point de conquérir ou de recouvrer leur indépendance, un monde fondé sur des accords bilatéraux entre les Etats-Unis et les autres états-nations dont l’indépendance se résume aujourd’hui au respect des règles imposées par l’OTAN, le FNI et l’OMC.
Malgré les contradictions flagrantes des Quatorze Points entre eux et l’échec du leadership américain de la « globalisation » (mondialisation), cette stratégie reste la référence ultime à laquelle les États-Unis finissent toujours par revenir, même si les slogans et les ruptures de conventions et traités de Trump rappellent les tendances isolationnistes de l'America First Committee.
Cette volte-face apparente de la diplomatie américaine donne l’illusion que la plus grande puissance du globe a renoncé à exercer son « leadership », à être le « gendarme du monde », à refuser d’être un de ces empires que les 14 points combattaient en leur reprochant d’exercer leur hégémonie sur d’autres peuples. Rien ne serait plus dangereux que de céder à cette illusion. Derrière un autre visage et d’autres mots, la méthode américaine reste la même : celle d’un prédateur opportuniste éloignant les grands fauves de leurs terrains de chasse pour s’approprier leurs proies et faire en sorte de contrôler les quotas de gibier ainsi que les autorisations de chasse.