Chirac par Rotman, radioscopie du pouvoir
Formidable documentaire que celui de Patrick Rotman sur Chirac, présenté des 23 et 24 octobre. Quelques réactions sur la première partie. Certes, tout ce qui a été dit était déjà connu, aucun scoop ni révélation, mais des témoignages précis, des anecdotes, dévoilant comment se fait la politique, complétant le tableau que l’on connaissait. Et cette scénarisation des documents. On imagine le réalisateur comme élève du cinéaste Eisenstein. Enfin disons qu’il a retenu quelques principes, utilisés discrètement. La fausse mise en relation d’événements apparemment déconnectés. C’est ce qui fait le charme intellectuel de ce documentaire, laissant les plus exigeants sur leur faim, satisfaisant ceux qui souhaitent voir une parabole des faits politiques centrés autour de la personne de Chirac. Car ce documentaire est une parabole, avec un temps condensé, des enchaînements logiques, et l’on voit se dessiner les strates spirituelles de l’histoire récente à travers quelques intrigues et fait d’armes de Jacques Chirac.
Un commentateur sur Canal + a pu juger la vie de Chirac moins romanesque que celle de Mitterrand. C’est faux. Tout n’est que décalage d’une décennie et demie avec un dessein inversé, l’énarque allant s’encanailler avec le peuple pour Chirac, et le paysan allant s’encanailler avec les dignitaires chez Mitterrand. On voit aussi se dessiner la figure de Nicolas Sarkozy. En moins romanesque. La similitude est évidente. Le mouvement, toujours être en mouvement. De quoi attirer l’attention de l’électeur. Quoique Chirac soit incontestablement le maître, captant les énergies de ses concitoyens, et Sarkozy, piètre épigone dont on se demande comment il peut exister politiquement. Ce qui conduit à mettre en question le grand absent dans ce documentaire. Le peuple.
Effectivement, le peuple et la nation sont en filigrane, voire absents de ce documentaire exposant les luttes sans merci de pouvoirs. En filigrane aussi, on devine la rencontre entre des hommes politiques et des aspirations sociales. Cela ne transparaît pas mais tout citoyen ayant quelque mémoire aura su replacer les événements dans le contexte de l’époque. On reconnaîtra les hésitations d’un Chirac barrant dans un sens, puis dans l’autre, suivant les rapports de forces en les épousant de telle manière qu’il puisse tenir la barre et devenir, au moment décisif, parachèvement d’une œuvre politique, le capitaine du navire France. Un Chirac sans convictions solides mais sachant utiliser les énergies dans le sens de son dessein. Une sorte de prédateur au sommet, de connivence avec d’autres prédateurs de rang inférieur. Et ce peuple qui suit, avec ses émotions, sa raison, ses intuitions et qui, à un moment donné, devrait se demander s’il n’est pas le jouet de quelques intrigants et se décider à défier les élites et dire non au TCE. Au vu du document qui a été présenté ce soir sur France 2, la victoire du non prend un sens plus puissant.
Du point de vue politique, on voit de quelle manière Mitterrand et Chirac ont œuvré pour accentuer une division de la France, le premier écartant les communistes, puis promouvant un socialisme moderne, le second écartant le grand centre réformiste et progressiste incarné par Giscard pour asseoir sa stratégie post-gaullienne, faite d’une droite autoritaire qu’il a dû assouplir face aux évolutions de la société. Et donc, Chirac a rompu avec le conservatisme droitier de Juillet-Garraud pour épouser les tendances sociales du temps, alors que Mitterrand a dû abandonner la gestion étatique de l’économie pour épouser les tendances libérales des années 1980. Sur la forme et le style, rien n’a vraiment changé. Les meetings d’il y a trente ans avaient une autre teneur. La réussite de cette bipolarisation n’est pas acquise mais c’est en bonne voie, compte-tenu des sondages. Si le peuple refuse d’entériner ces manœuvres de trente ans si bien exposés dans ce film, alors il a le choix raisonnable à sa portée, sous réserve que Bayrou et Fabius puissent s’entendre. Mais c’est une autre affaire, un scénario joué par une éminence grisée, improbable retournement d’une histoire scénarisée par les élites et cette fois, jouable avec l’apathique complicité du peuple français.
Si les Français devaient retenir une leçon de ce documentaire sur Chirac, ils méditeraient sur la nature du pouvoir, l’essence de l’animal politique qui se faufile et s’insinue pour parvenir à ses fins dans un système où il est obligé de composer. Chirac en cheval bien dressé, disait Garaud. Oui, mais tout individu se comporte ainsi dès lors qu’il agit. Les gens de l’ombre ont le beau rôle de scénaristes. Ils sont derrière la scène, concoctant et conseillant les hommes d’action, les acteurs, toujours présents mais assez peu au contact de la société. C’est aussi l’un des aspects du pouvoir qui ressort mais en dernier ressort, tout cela ressemble à une comédie, ou du moins à un mélodrame, avec quelques victimes, dans la sphère morale ou physique. La vertu pédagogique de ce documentaire est claire. Mais rien ne dit que les Français aient envie d’apprendre et de comprendre. S’ils avaient réellement pigé ce qui se trame, le président en 2007 ne serait ni Sarkozy ni Royal.
(Question aux internautes : désirez-vous perturber les rouages de la politique, et si oui, quels motivations, raison et projet avez-vous en tête ? Si vous n’avez aucune idée, alors laissez les politiques se combattre et à l’instar des spectateurs de cinéma, votez avec vos pieds pour le film politique qu’il vous plaira de voir. Dans la démocratie représentative, il n’est pas imposé de suivre les scénarios les plus convenus. La démocratie participative réelle vous suggère de changer les scénarios. La démocratie participative que vous accorde Madame Royal vous invite à visionner la série télévisée locale et à applaudir ou à siffler.)
Toujours est-il que Rotman a quelque chose de Plutarque dans sa manière de présenter les vies politiques.