jeudi 28 mars 2013 - par Cauvin

Clique sur moi ! Je t’en prie, je t’en supplie, clique sur moi !

Notre vie numérique est suspendue à un clic, ou plutôt aux clics qu'on veut bien nous accorder. D'où cette quête acharnée, ces appels anxieux que nous lançons en direction de tout ce qui pourrait venir nous cliquer sur la tête (... la tête de notre avatar). Le cliquetis ("buzz" en anglais) mesure le niveau de notre vie. Analyse et décryptage de nos conditions d'existence dans l'écosystème numérique.

Moi {PNG}Chaque clic gagné est un souffle de vie, un trait de lumière, un cran au-dessus de la foule. À la conquête des écrans ! Téléchargé dans les flux électroniques, l'individu doit coûte que coûte développer sa capacité de projection, trouver des écrans pour s'étaler. Dans notre environnement natif, la Terre, il suffit de voir pour être vu, mais de l'autre côté, dans ce monde qui se développe à une allure sidérante, à l'abri derrière les écrans, c'est avec effort qu'on devient visible.

Reprenons d'un peu plus haut. Nous avons ceci en commun avec les animaux que notre premier souci est la conservation de nous-mêmes, en bonne santé si possible. La vie nous a été donnée et nous essayons de ne pas la perdre. Pour ce faire, nous sommes grosso modo autosuffisants (tout dépend du pays où l'on habite : en France, rester en vie longtemps est beaucoup moins compliqué que dans de nombreux autres pays). Chaque individu est nouveau et se distingue, avant même de passer à l'action.

Dans l'écosystème numérique, alias l'Etherciel, la vie n'est pas donnée au départ, il ne suffit pas de la conserver, de la préserver, il faut la conquérir, et c'est un combat de chaque instant, qui nécessite le concours du plus grand nombre possible de personnes. Contrairement à ce qui se passe sur Terre, la lumière ne vient pas à nous naturellement, il nous faut nous hisser jusqu'à elle. Alors, partout le même cri se fait entendre : clique sur moi ! Je t'en prie, je t'en supplie, clique sur moi !

Actuellement sur vos écrans : c'est cela que je veux être [être] (le verbe "être" entre crochets [être]). Embourbés dans la terre, nous lançons des appels en direction de l'extra-monde. Chacune de nos apparitions, chaque appel reçu nous tire un peu plus vers lui. C'est comme faire venir le soleil. Il faut s'exprimer, et trouver un public. Le décompte de nos "hits", c'est-à-dire la mesure de notre audience, est une affaire sérieuse, il n'y a rien de plus sérieux. L'homme naturel a un corps charnel – ce corps est à moi, bien à moi –, qui est un élément essentiel de la conscience de soi, et qui nous est donné à la naissance.

Mais l'individu téléchargé, mi-homme, mi-octet, l'humanoctet, n'a rien, ou un curseur, ce qui est proche de rien. On ne peut vivre sans corps. Peu importe le prix, il faut s'en fabriquer un, pour se construire une seconde vie, dans l'Etherciel. Alors l'humanoctet balance tout ce qu'il peut à la cantonade, n'importe quoi, guettant sans trêve le point de moindre résistance qui lui permettra de fuser à l'extérieur, de s'installer sur les écrans et d'entrer en expansion. Simple reflet, il n'existe qu'à travers un, ou de préférence des, miroir(s).

Être possédé par une multitude, voilà le bonheur. Inonder les écrans : tel est le but de toute vie.

Premier constat à faire à partir de cette équation vitale : la vie dans l'Etherciel n'est pas à appréhender de manière binaire, sur le mode "vivant ou mort". La vie est une notion quantitative. Tout dépend du cliquetis que l'on parvient à susciter. Ce principe, nous l'apprenons dès notre enfance, avec les jeux vidéo, dans lesquels on gagne des vies. Un compteur permet de savoir à chaque instant le nombre de vies dont on dispose. Les succès remportés nous font gagner des armes, un surcroît de puissance, un temps de jeu supplémentaire.

La vie est une question de points accumulés ou perdus : principe à retenir. La règle du jeu ne change pas une fois parvenu à l'âge adulte, mais les choses se compliquent dans la mesure où les vies ne sont plus attribuées par le logiciel, mais par les autres joueurs. Le jeu vidéo correspond à une étape d'apprentissage, c'est l'école de la vie. On joue avec la machine, en simulation, avant de passer en mode réel, plongé dans la foule, les autres, qui sont des concurrents.

Dans cette vie dont le niveau varie, personne n'est jamais satisfait. Il est toujours possible d'avoir plus, il y a toujours un niveau supérieur. Comment ne pas essayer de vivre plus ? Inversement, même avec un très bon cliquetis, il vaut mieux toujours rester sur ses gardes, car tout peut s'arrêter du jour au lendemain (fin de partie, fin des haricots, "Game Over"). Après avoir lutté pour vivre, il faut souvent encore lutter pour survivre. Demeurer en repos ? Calme et tranquille ? Jamais ! L'humanoctet est un être anxieux, instable, jamais content. Il n’y a pas d’humanoctet heureux.

Oui, les êtres nouveaux souffrent d'un complexe d'inexistence.

Deuxième leçon à retenir : la vie dans l'Etherciel est un combat. Car cette quête acharnée de cliquetis est le fait de tous les habitants du Nouveau Monde, sans exception. Une situation dans laquelle tous veulent la même chose, fait qu'il y a litige, c'est à peu près inévitable. L'affrontement social qui caractérise cet environnement n'est pas de type classe contre classe, mais chaque individu contre tous les autres. L'écran est un goulot d'étranglement qui ne peut pas accueillir tout le monde. Mathématiquement, cela ne se peut pas, il y a nécessairement des perdants qui ne parviennent pas à se reproduire sur les écrans des autres, qui restent là sur Terre comme des poissons hors de l'eau, qui étouffent en faisant des bonds désespérés pour rejoindre l'Etherciel, qui trépignent sur leur clavier, simplement pour [être].

Un monde ne peut pas être peuplé que de vedettes. Résultat : quand on voit dans la rue un type secoué de tics marcher de long en large en vociférant sur les passants, on se dit que c'est un dingue ; dans l'Etherciel, c'est normal. Ce personnage maniaco-compulsif fort répandu est appelé "Troll". La crainte du vide saisit les fugitifs venus de Terre et les pousse à des comportements aberrants, qui, en réalité, s'expliquent par cette obligation permanente et absolue de passer à la télé, cet impératif de diffusion de soi-même, pour naître, et se maintenir en vie. Le but n'est pas de parler à quelqu'un en particulier, pour le comprendre et s'enrichir de ce qu'il pourrait apporter, mais de parler à tous pour les faire taire et envahir leur écran.

Certes, la vie sur Terre apporte aussi son lot de conflits. Mais la configuration des lieux, à base d'espace, fait que chacun peut trouver sa place, la place pour son corps, sans se gêner mutuellement (il arrive parfois que certaines situations dans le RER et le métro aux alentours de 18h fassent exception à la règle, mais passons…). Il suffit de se poser quelque part pour vivre. Vivre en paix est chose possible. Quant à lui, l'Etherciel est un environnement structurellement et nativement conflictuel.

La visibilité à tout prix, ma visibilité contre celle de mes voisins. L'industrie du spectacle n'est plus un secteur à part de l'économie. Car nous avons tous fait la grande bascule, de l'autre côté, là où il faut produire des émissions et leur trouver un public, si l'on veut vivre. Le show-biz, du verbe "show" qui signifie "montrer", est devenu l'affaire de tous, au quotidien.

Une nouvelle dimension s’offre à nous, pour une nouvelle vie, mais les règles ne sont pas les mêmes. La vie n’est pas donnée au départ, et c’est auprès des autres qu’il faut aller la chercher.

La vie dans le Nouveau Monde se réduit en dernière analyse à une quête de domination. N'étant qu'un reflet, l'humanoctet a besoin de miroirs pour exister, il n'y a pas d'autre solution. Un miroir n'est pas là pour penser et prendre des décisions. Son rôle consiste à absorber tout ce qui se présente et à suivre le mouvement en restant là où il est, comme la patate de canapé, assise devant son poste de télévision.

Faire partie du public signifie que l'on se soumet, que l'on se met au service d'un autre, de ses émotions, de sa personne, de ses pensées, pour ne faire qu'un avec lui, devenir une extension de sa personne. Pour gagner des points, des points de vie, il faut prendre l’ascendant sur ses cibles, qui sont des cibles humaines réelles. Fini de jouer. Le temps de cerveau humain des récepteurs, selon l'expression célèbre d'un honnête dirigeant de TF1, injustement critiqué, vient nourrir la vie de l’émetteur. Ce dernier devient le maître. Une tranche de vie gagnée par l’un est perdue par l’autre.

Bilan : l’individu soi-disant libéré par les technologies de l’information, le héros de notre modernité participative, interactive et collaborative, a le choix entre écraser ou être écrasé. Les choses sont ainsi : la concurrence classique entre chaines de télé, la bataille pour le temps de cerveau des humains implique maintenant tous les habitants de l'Etherciel, vous, moi… vous ? Non… toi.

Ami, Admirateur ("fan"), ou Suiveur, je m'adresse à toi.

Clique sur moi ici Nouveau Monde, vas-y, maintenant Nouveau Monde ! Encore ! S'il te plait ! Nouveau Monde ! Je t'aime, regarde-moi, mais oui je t'aime, je viens vers toi, je ne sais pas qui tu es, et peu importe qui tu es, je t'aime, et je ne veux pas que tu grandisses, ne te fatigue pas, je veux que tu t'imprègnes de ma personne, que tu disparaisses… clique encore ! Je vais me placer au centre de ton activité, et me mirer dans ton écran, dans ton esprit.



3 réactions


  • 2000mg 2000mg 28 mars 2013 17:06

    oui d’ailleurs j’ai vu dernièrement une pub internet qui faisait la promo de likez rémunéré cad remplacer aimer par gagner de l’argent, littéralement. Cela veut dire qu’il ne peut plus y avoir de certitudes quant a l’authenticité d’un sujet buzz genre harlemshake (?).


    C’est une course à qui fera le spectacle le plus insolite, et pourtant, devenant la norme, l’inversion de son caractère mène à l’absurdité de n’en plus comprendre la finalité. Réflexe toxicomane contagieux : le petit journal par ex et la clique de canal qui s’achète des sujets populaires, propagent la tendance, profitant de tout sujet potentiellement malléable, se les appropriant en les dénaturant... Pour le spectacle !! Et pour dire nous sommes actuels, nous marions les classes dans un théâtre de vergogne post moderne. 

    Quant a l’humanoctet ^^ je trouve ça dramatique de s’efforcer entièrement a occuper une case de serviteur dématérialisé, mendier pour exister, se féliciter d’avoir tenu des objectifs anormaux et reporter ses frustrations sur les autres, tout en se conformant aux attentes de la norme « avant-gardiste » puis stresser sur ses choix, c’est juste pathologique.

    • Cauvin Cauvin 28 mars 2013 18:37
      j’aime bien « un théâtre de vergogne post moderne »
      je vais aller vérifier le sens de « vergogne », mais quoi qu’il en soit j’aime bien la formule.

                           — Merci pour votre commentaire —


  • TOUSENSEMBLE OU L ECUREUIL ROUGE TOUSENSEMBLE OU L ECUREUIL ROUGE 13 avril 2013 10:01

    COOL.....ET TRES CON.....................DISONS LE.......BOBO


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