Face à la télévision : Les réseaux de la création
NDLR : A l’occasion du 80e anniversaire de la création de la télévision, nous vous proposons deux articles visionnaires de Joël de Rosnay, publiés en 1995 et en 1998, et prédisant les grandes technologies, les nouveaux services et les enjeux du mariage de l’Internet et de la télévision, ainsi que l’avénement d’une « télévision pronétarienne », avec des contenus produits par les usagers eux-mêmes. Un texte important, à méditer dans le contexte actuel de la discussion sur les droits d’auteurs et l’Internet ! (L’article de 1998, intitulé « Le mariage d’Internet et de la télévision : Une voie possible pour la télévision de demain », sera publié demain)
L’avènement et l’essor des réseaux de communication interpersonnels à partir des ordinateurs et du téléphone constitue aujourd’hui un phénomène majeur. La France a montré la voie avec télétel et le minitel, le monde prend la suite avec Internet, le réseau de réseaux. Face au pouvoir des systèmes pyramidaux de diffusion des informations (télévision, stations de radio, maisons d’édition), on voit progressivement émerger des contre-pouvoirs transversaux, marques d’une société de créations individuelles, de diffusion et de commercialisation d’oeuvres de toutes sortes. Quatre domaines méritent une analyse particulière face aux grands systèmes de distribution unidirectionnelle des informations : la création sur médias électroniques, le télé-enseignement, le marketing inversé (de la demande vers l’offre) et la démocratie participative en temps réel.
1-La création multimédia sur les réseaux
La structure de distribution et de diffusion de masse des produits et
services culturels, éducatifs et d’information, nous a transformés
en récepteurs passifs. Chaque créateur souhaitant diffuser
ses oeuvres doit passer par des producteurs, responsables de programmes,
ou éditeurs, afin de pouvoir être lu, vu, ou entendu du plus
grand nombre. Les entreprises de télévision ou de radio,
les maisons d’édition de livres ou de musique, les producteurs de
films, constituent aujourd’hui des monopoles incontournables pour tout
créateur désirant faire connaître ses oeuvres. La production
et la distribution de masse nécessitent en effet la centralisation
de moyens. D’où les jurys de sélection, les comités
de lecture, les systèmes de filtrages que connaissent écrivains,
artistes, auteurs, réalisateurs ou programmeurs dans leur difficile
parcours vers la reconnaissance éventuelle de leurs talents.
Tout change avec l’extension et le développement des réseaux
multimédias de communication interpersonnelle. Chacun peut devenir
producteur, créateur, compositeur, monteur, présentateur,
diffuseur, vendeur de ses propres produits. Ces créations électroniques
peuvent se faire à partir d’un ordinateur personnel multimédia.
Des CD-Rom réinscriptibles assurent le stockage des informations,
des cassettes vidéos peuvent être éditées grâce
à des logiciels et des matériels peu coûteux. Avec
la monnaie électronique et la promotion sur les réseaux,
de multiples marchés se créent. Lorsque les grands réseaux
comme Internet assureront la transmission généralisée
des images animées et du son, les marchés de télé-activités
rémunératrices exploseront. Il existe déjà
des chaînes de télévision, comme CamNet, qui assurent
la diffusion de séquences tournées par des particuliers avec
leurs camescopes. Ces productions dites "d’amateurs" (films, livres, disques,
logiciels) vont progressivement se professionnaliser et être directement
disponibles sur les réseaux. D’une société de distribution
pyramidale, on passe à une société en réseau
de création et d’intégration en temps réel. Résultat
prévisible : les monopoles vont se trouver progressivement contournés,
court-circuités par les relations transversales entre producteurs,
vendeurs et acheteurs. Certains dinosaures de la télévision,
de la radio, de l’édition sont menacés d’extinction par la
transversalité des réseaux. Il est grand temps pour eux d’en prendre conscience. La relation transversale et réciproque entre
créateurs renverse les pouvoirs. La création individuelle
et collective se libère du cadre étroit dans lequel elle
était enfermée.
2-Télévision et télé-éducation
La télévision est le principal concurrent de l’enseignement
linéaire traditionnel. La vitesse de transmission des idées,
des modes de vie, des comportements par la télévision fait
apparaître une école figée dans ses rites. Le conflit
entre le temps long de l’éducation et le temps court del’actualité
apparaît dans toute sa force. L’ingrédient de base d’une bonne
communication télévisée est l’émotion, pas
la raison. La télévision est ainsi devenue progressivement
la télémotion. L’approche des sujets est souvent superficielle,
la forme est favorisée au détriment du fond. La pratique
du zapping procure au téléspectateur l’illusion de la sélection
consciente, alors qu’il ne répond souvent qu’à des réflexes
immédiats d’ennui passager. Avec le "replay" du magnétoscope
ou la console de jeu vidéo, on peut, en une fraction de seconde, ressusciter
les morts, reconstruire la maison écrasée, reconstituer la
voiture accidentée. Cette manipulation du temps, qui transforme
chaque joueur en démiurge, ne s’applique pas à la vraie vie
qui, elle, n’est pas "zappable". Cela peut expliquer en partie la difficulté
que connaissent parfois de nombreux jeunes, habitués à la
réversibilité d’un monde intemporel contrôlable, à
s’engager dans la vie réelle, avec son cortège de responsabilités
et ses contraintes d’irréversibilité.
La télévision, reflet du monde, est à la fois
source et miroir des informations. Un étonnant catalyseur de comportement,
d’habitudes, de pratiques, de modes de vie. La télévision
intervient dans un temps plus dense encore que celui de l’école,
du livre, de la presse traditionnelle. Elle parvient presque au temps réel
dans le suivi de certaines affaires ou actions concernant des millions
de personnes. Un événement, une idée, une attitude,
créent des oscillations chaotiques amplifiées ou abandonnées,
capables de provoquer des phénomènes (divergents ou convergents)
imprévisibles. La télévision est le véhicule
dématérialisé des émotions qui amplifient et
motivent les actions. L’émotion maximale, c’est la mort. Voir celle
des autres évacue la peur de la sienne. Le journal du soir, s’il
dispose d’images, s’ouvrira toujours sur la mort en direct.
Des travaux récents effectués à l’Université
de Californie montrent que la mémorisation des images et
des situations est renforcée par le stress créé par
la peur ou l’angoisse. Plus une scène a un caractère scabreux
ou terrifiant, mieux les spectateurs s’en souviennent. Cette propriété
neurobiologique apparaît comme une des conditions de la survie du
monde animal. Un être vivant aura de meilleures chances de survie
s’il se souvient des situations dangereuses auxquelles il a été
confronté. Il semble que certaines formes d’émissions télévisées
aient progressivement construit leur audience (et leur audimat) sur une
telle propriété biologique. Une boucle de renforcement s’est
ainsi amorcée entre rédactions et public, conduisant à
une surenchère émotionnelle. Par la mémorisation des
séquences tragiques et leur effet de rémanence, la télévision
véhicule l’image d’un monde en train de se défaire. Le caractère
répétitif des images de catastrophes et de mort suscite une
impression de désespoir. Il est clair que dans ce contexte, les
processus, les structures, les organisations, les réseaux, les projets,
les explications, les raisonnements, sont invisibles. Ils font partie de
la face désormais cachée du monde. L’oeil de la caméra
de télévision a des taches aveugles. Le monde apparaît
ainsi dans son drame permanent. La télé-éducation
personnalisée et généralisée constitue un autre
versant de la société d’information et de connaissance. Les
industriels ont longtemps hésité avant d’investir dans la
technologie éducative. Certains se sont lancés trop tôt,
et ont connu de graves échecs. Aujourd’hui, par suite de la synergie
entre progrès technique, opportunité économique et
niveau d’information des consommateurs, ce secteur prend son véritable
essor. C’est notamment par l’intermédiaire du CD-rom que l’éducation
personnalisée pénètre dans les foyers. Les enfants
habitués à l’interactivité des jeux vidéo préparent
les parents aux programmes ludo-éducatifs. Le CD-rom, se situant
dans la continuité du CD-audio, rassure les consommateurs. Cette
forme d’interactivité "hors ligne" prépare ou complète
l’interactivité télé-éducative "en ligne", qui
se développe sur les réseaux. Les secteurs de forte croissance
seront les encyclopédies audiovisuelles, les programmes de simulation
et les programmes concernant la santé. Les encyclopédies
sur CD-rom ou accessibles en temps réel sur les réseaux constituent
un des moteurs de l’expansion de la télé-éducation.
Avec de puissants logiciels de simulation, le ludo-éducatif touche
à la fois parents et enfants.
La télé-éducation par CD et réseaux risque
de déstabiliser l’école traditionnelle. Le conflit entre
temps court (télévision, actualités, clips, zapping,
jeux interactifs) et temps long (éducation, formation, évolution,
réflexion) va se durcir. L’univers analytique, linéaire,
séquentiel et disciplinaire de l’école va être confronté
de plus en plus à celui, émotionnel, affectif, global, de
la télévision interactive et des réseaux. Une reconfiguration
de la classe s’imposera, comme elle s’impose pour l’entreprise.
3-Rétro-marketing
Le rétro-marketing est une nouvelle forme de marché créée
par l’inversion de la flèche classique allant de l’offre des producteurs
vers la demande des consommateurs. Aujourd’hui, des producteurs fabriquent
en masse des biens de grande consommation. Ces produits sont stockés
dans des zones d’échanges et de transaction (grossistes, magasins,
marchés, grandes surfaces), vers lesquelles les acheteurs se déplacent
pour se procurer les produits de leur choix, seule une faible partie de
ces acquisitions s’effectuant par télé-achat électronique.
Pour s’assurer la clientèle d’une partie des acheteurs potentiels,
les entreprises dépensent des sommes importantes en études
de marché, publicité, marketing. Mais le système fonctionne
en aveugle : on ne connaît que des tranches statistiques d’acheteurs
potentiels, des pourcentages de parts de marchés, des taux de progression
exprimés sur des durées relativement longues.
Tout change avec la rétroaction en temps réel qui s’exprime,
par exemple, dans le cadre des réseaux interpersonnels de communication
par ordinateurs ou TV interactive. La flèche s’inverse, allant de
la demande vers l’offre. Les souhaits des acheteurs s’expriment en flux
continu et de manière détaillée. Ils votent en permanence
par l’intermédiaire des télécommandes, micro-ordinateurs,
téléviseurs ou téléphones intelligents situés
à leur domicile. En intégrant cette information directe,
les producteurs peuvent réguler leurs stocks de manière plus
fine, adapter leur production et en tirer profit, notamment par la flexibilité
de l’automatisation.
Le rétro-marketing va conduire à une explosion de la
diversité dans certains secteurs, et du conformisme dans d’autres.
Une infinité de niches va naître, toutes adaptées aux
désirs et aux besoins de quelques-uns. Le marché de masse
va se transformer en marché personnalisé, jusqu’à
un point encore jamais atteint. La boucle de retour d’information entre
achat du consommateur, commande de matériaux par le producteur et
fabrication va se resserrer davantage encore. Ainsi les entreprises seront
capables de réagir en quelques semaines, voire en quelques jours,
à des engouement subits des consommateurs. Le couplage de réseaux
de rétro-marketing (fournissant l’information en retour) et d’usines
flexibles (disposant de systèmes de production intégrée
par ordinateur) fait ressortir la nature quasi biologique de ce type de
production : une offre qui s’adapte en continu à la demande.
4- La participation démocratique en temps réel.
Des formes d’action collective coordonnées et de coopération
sont impossibles sans information en retour et en temps réel. Il
est indispensable de mesurer les effets de son action et de la comparer
à celle des autres. Aujourd’hui naissent des outils et des systèmes
de communication et de traitement permettant la remontée des informations
depuis la base des organisations jusqu’aux niveaux décisionnels.
Les formes actuelles de cette "rétroaction sociétale" restent
limitées. Le vote ne traduit que de manière rudimentaire
les choix des électeurs, mais des moyens variés et indirects
de rétroaction sont nés de l’essor des médias. Devant
les caméras, une manifestation de rue acquiert une force d’expression
émotionnelle d’une influence considérable. Autre forme de
rétroaction, plus subtile celle-ci : les sondages d’opinion relayés
par la presse. En permanence, ils représentent un miroir, un mécanisme
de régulation conduisant à des réajustements de position,
des réadaptations, des reconversions. Leur influence indirecte est
considérable dans les démocraties où opposition et
majorité sont face à face à 50%, et où les élections
se jouent à quelques pour cent près. Le marché représente
également une forme de rétroaction sociétale en temps
réel. Le nombre incalculable des décisions d’acheteurs et
de vendeurs, la publicité, le bouche à oreille, le boycott
éventuel de produits, agissent comme des régulateurs aux
effets difficilement prévisibles, car les actions sont chaotiques,
simultanées et souvent irrationnelles.
L’interactivité électronique naissante amplifiera le
rôle de ces boucles de rétroaction sociétale dans les
années à venir. Déjà, le téléphone
et le minitel sont largement utilisés dans le cadre d’émissions
de radio ou de télévision pour renvoyer des informations
personnalisées vers les régies. Avec la visiophonie et, en
France, le réseau Numéris, intervient une autre dimension
nouvellement utilisée. Des "visiostations" dans des lieux publics
permettent à des interlocuteurs d’intervenir en direct au cours
d’émissions télévisées. Les grands réseaux
mondiaux de communication interpersonnelle par ordinateurs offrent de nouvelles
et inquiétantes possibilités. Les pionniers d’Internet proposent
l’avènement d’une sorte de "parlement électronique", permettant
aux citoyens de voter en permanence sur une série de sujets. Ross
Perrot, millionnaire américain et ancien candidat à la Maison
Blanche, promettait dans son programme d’installer une "boîte à
voter" électronique dans tous les foyers américains.
Ce type de rétroaction sociétale globale est particulièrement
dangereux, et susceptible de conduire à de redoutables effets pervers.
La réponse instantanée à des questions posées
par les plus hautes instances dirigeantes peut créer des effets
de mode, des engouements passagers et irrationnels, rendus rapidement obsolètes
par les besoins de l’actualité. Ce "court-circuit" sociétal
ne respecte pas les délais de réponse inhérents à
la dynamique particulière des systèmes sociaux. Il se situe
dans les temps courts de nature émotionnelle favorisés par
les médias, mais sans réelle capacité de construction
pour le long terme en s’inscrivant dans la durée. C’est pourquoi
les relais intermédiaires (élus locaux, représentants,
notables, députés) sont indispensables dans le processus
de "remontée" des informations : ils créent des "effets tampons"
amortissant les oscillations sociales et réduisant les conséquences
de l’amplification médiatique. Les frottements, filtrages, délais
et contraintes du système social assurent ainsi indirectement sa
protection. Ils ont pour effet d’écrêter les amplitudes des
oscillations, de réduire le "bruit" parasite et de révéler,
sur une durée plus longue, les tendances de fond sur lesquelles
peut se construire une politique.
Les nouveaux contre-pouvoirs issus des réseaux interactifs doivent désormais trouver leurs modes d’expression. Encore tâtonnants, ils représentent cependant une des grandes chances de régulation sociétale pour les démocraties du troisième millénaire.