jeudi 1er mars 2007 - par Philippe Bilger

Il ne faut pas arracher les masques

L’incident dont Alain Duhamel a été à la fois responsable et victime a permis d’actualiser un débat sur la neutralité des journalistes plus spécifiquement chargés de suivre les affaires publiques. Alain Duhamel, qui avait glissé dans une réunion privée qu’il voterait en faveur de François Bayrou, s’est vu écarter par France 2 des émissions politiques auxquelles il devait participer. On peut penser que c’était beaucoup de bruit pour rien même si une autre décision était difficilement envisageable, Patrice Duhamel, frère d’Alain, travaillant avec Patrick de Carolis.
Dans son émission hebdomadaire sur France-Culture, le dimanche 25 février, Philippe Meyer qui n’a ni sa pensée ni sa langue dans sa poche s’est exprimé sur le sujet. Il estime que "le meilleur moyen - et sans doute le seul - d’empêcher cette situation est que chaque journaliste chargé de suivre les affaires publiques déclare sans haine et sans crainte pour quel candidat il penche". Le journaliste, avec cette démarche, ne serait pas moins impartial que par exemple Jean-Louis Debré à la tête du Conseil constitutionnel, en dépit de ses engagements antérieurs.
Il me semble que Philippe Meyer, qui allie volontiers la vivacité intellectuelle au goût du paradoxe, a choisi de pousser jusqu’à sa conséquence extrême le tableau d’un journalisme qui est très souvent suspecté de mal cacher ses options idéologiques et politiques, en quelque sorte d’avancer maladroitement masqué. A partir de ce constat, et faute de pouvoir trouver des remèdes décisifs notamment par l’instauration d’une déontologie infiniment plus contraignante, Philippe Meyer théorise ce qu’on ne cherche plus à empêcher. Dépassé, comme tant d’autres, par les dérives médiatiques, il a pris le parti, sinon de les organiser du moins de les sublimer. Comme le journalisme est tué par sa connivence avec la classe politique, mieux vaudrait rendre transparente cette collusion et espérer le meilleur de cette métamorphose.
Il me semble au contraire que ce serait faire d’une difficulté lancinante une catastrophe irréversible.
D’abord, à la supposer fiable, la proposition de Philippe Meyer n’aurait une chance de produire d’heureux effets qu’avec une infime minorité de journalistes particulièrement intelligents et curieux, dont les interrogations ne seraient pas altérées par leur engagement révélé. Un Philippe Meyer partisan de François Bayrou serait sans doute capable de faire passer dans un entretien l’homme des médias avant le citoyen privé. Mais combien seraient aptes à un tel exercice ?
Pour la plupart, au contraire, leur questionnement serait gravement dégradé par la connaissance que l’on aurait de leur sympathies politiques. Ce qui rend supportable la qualité professionnelle discutable de beaucoup, c’est que précisément, ils ne nous imposent pas, au moins explicitement, leur choix citoyen. Certes, on peut le deviner mais il n’est pas présenté comme sur un panneau de propagande. Loin de tirer de cette situation une obligation de transparence totale, c’est l’inverse qui doit être mis en oeuvre. Veiller encore davantage à une honnêteté plus affirmée, une compétence plus enrichie et une rigueur plus manifeste. Il ne convient pas de faire des défauts modestes d’aujourd’hui - qui sont au fond consubstantiels à un journalisme  manquant de vigilance et se reposant volontiers sur les lauriers célébrés par essence - des vices irréversibles.
Cette volonté de resserrer les "boulons" médiatiques implique également de ne pas déplorer sans réagir la promiscuité choquante entre les journalistes et les politiques dans une mondanité délétère. Lorsqu’on voit, dans tel ou tel magazine, la photographie de Claire Chazal et de Jack Lang souriant devant l’objectif, on ne peut que s’inquiéter devant les développements négatifs d’une telle complicité, sur le plan professionnel. Le responsable politique perd son crédit et la journaliste sa crédibilité. On ne peut que saluer les réactions, au fil du temps, d’Anne Sinclair, de Béatrice Schoenberg et de Marie Drucker. Elles ont su tirer les conclusions de situations personnelles qui rendaient difficile la poursuite d’une activité d’information insoupçonnable. TF1 s’honorerait en se souciant davantage qu’elle ne le fait des risques qui guettent Claire Chazal lorsque la vie mondaine et médiatique la plonge dans un bain dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne favorise pas la présentation équitable et objective du journal télévisé le plus regardé d’Europe. Entre l’ascétisme et la frénésie, un juste milieu est possible qui pourrait être suggéré.
Enfin, le poncif selon lequel la véritable objectivité est impossible a fait trop de mal. On en a déduit trop facilement que tout serait alors permis et que le journaliste aurait le droit de s’abandonner à une subjectivité parfois lucide, quelquefois erratique. Il faut tendre vers cette objectivité qui n’exclut pas l’appréhension par une intelligence libre des problèmes publics mais garantit qu’ils seront abordés avec la distance que devrait induire un professionnalisme digne de ce nom. Au fond, on en revient toujours, au-delà des principes généraux, à la nécessité de la qualité humaine et personnelle, à l’importance du savoir et de la culture, à la maîtrise du langage et de la pensée, au souci de l’équité et de l’apparence. Au choix des hommes et des femmes qui porteront haut l’honneur d’informer leurs concitoyens. Un exemple remarquable, sur ce plan, nous est donné par Patrick Poivre d’Arvor qui n’a jamais caché ses engagements politiques anciens mais qui, dans son parcours professionnel incomparable, se garde de la moindre entorse à l’exigence de sérénité et d’impartialité. Les récentes émissions sur TF1 l’ont démontré. Si le panel des citoyens était souvent sujet à caution, quelques candidats ont été bons et PPDA parfait.
Non, Philippe Meyer, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain et Alain Duhamel, qui regrette d’avoir eu un mot de trop, ne doit pas faire jurisprudence.
Encore un effort, mesdames et messieurs, et vous serez de vrais journalistes. La démocratie a besoin de vous.



9 réactions


  • Le furtif (---.---.105.54) 1er mars 2007 14:00

    @l’auteur

    Que je partage ou non vos options peu importe.Nous pourrions tomber d’accord en y regardant mieux.

    Je ne vois pas d’autres options que celles-ci. Le journaliste doit-il ?

    • Dire son appartenance ?
    • Taire son appartenance ?
    • Prétendre qu’il n’en a point ?

    En sachant que le lecteur/auditeur/telespectateur peut se poser devant la même alternative...

    Quel sera à votre avis le meilleur ou le moins pire des canaux pour apprendre dans les meilleures conditions. Il n’y a pas d’arbitre en politique.

    Respectueusement

    Le furtif


  • Nicolas (---.---.184.170) 1er mars 2007 15:34

    Ne pourrait-on pas penser que M. Duhamel aurait pu avoir droit à une remontrance ou un avertissement avant la sanction qui le frappe ? Seules les machines sont capables d’objectivité absolue, et encore, elles sont conçues par des êtres humains.

    Tout cela est un bien navrant épisode qui déshonore ceux qui ont appliqué la sanction.


  • Gunni (---.---.15.26) 1er mars 2007 15:41

    Pour moi, dire que l’objectivité, au sens strict, ne peut exister dans les relations humaines n’est pas un poncif mais le constat d’une réalité. Ce qui peut être exigé par contre, notamment d’un(e) journaliste, est l’honnêteté intellectuelle, et c’est probablement à elle que vous faites allusion en parlant de « distance ». Je crois pour ma part qu’il est important de distinguer objectivité et honnêteté. A. Duhamel a clairement manqué à l’objectivité, et ce n’est pas la première fois, mais son honnêteté n’est pas en cause ; c’est pourquoi il a reçu beaucoup de soutiens. Quant à abattre les masques, ce doit être laissé au jugement de chacun.


    • Philippe (---.---.148.16) 1er mars 2007 16:35

      Je suis d’accord avec votre distinction entre honnêteté et objectivité.Je crois tout de même qu’on a trop insisté sur l’impossibilité de l’objectivité avec une sorte de volupté intellectuelle comme pour se dédouaner à l’avance de toutes les atteintes à une conception sereine et éclairée de l’information.


  • gem gem 1er mars 2007 17:22

    Il me semble assez évident que P. Meyer regrette surout d’avoir été contraint d’en passer par là, mais que néanmoins l’exigence de transparence dont les journalistes sont un vecteur s’applique aussi, forcément, à eux !

    Les journalistes sportifs ont tous des équipes préférées, ça ne les empêche pas de rendre compte honnetement des matchs. Il est vrai qu’ils n’ont aucun rôle dans la partie, ne choisssent pas l’emplacement d’un tir ni le but a atteindre.

    Les journalistes politiques pourraient utilement s’en inspirer, et adopter un comportement plus neutre. Par exemple en posant les mêmes questions à tous. Voire en se contentant relayer les réponses, à des questions posées par d’autres, simples citoyens ou formations politiques concurrentes.


    • Philippe (---.---.148.16) 1er mars 2007 17:52

      Le problème c’est que la transparence du journalisme politique lui interdirait précisément le questionnement approfondi et sans concession qu’on lui reproche de ne pas faire.Ce dernier en effet ne permettrait plus de cacher le choix partisan.


    • Forest Ent Forest Ent 1er mars 2007 22:44

      Le seul journal dans lequel je trouve encore une information significative et sans concessions est le « canard enchaîné », qui tape assez raisonnablement sur beaucoup de partis, mais plus volontiers sur celui qui est au pouvoir. C’est un des seuls grands journaux ne vivant que des ventes.

      On peut tourner le truc dans tous les sens. Un journal qui vit de pub adoptera le point de vue de ses sponsors. Et sinon celui de ses actionnaires. La méfiance actuelle vis à vis des médias ne s’exprime pas surtout à l’encontre des journalistes, sauf pour quelques attardés qui croient que le présentateur météo décide du temps, mais à l’encontre des médias eux-mêmes, ce qui est bien relayé par la proposition de Bayrou d’interdire par exemple aux fournisseurs de l’Etat de posséder des médias. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau.

      Pour ce qui est de France Télévision, il est aberrant d’attendre d’une chaîne sous l’autorité du Ministre de la Culture qu’elle se comporte de manière « impartiale ».

      La seule vraie solution, c’est internet. Il faut abroger la DADVSI. C’est vital pour la démocratie.


  • gem1 (---.---.207.136) 4 mars 2007 11:36

    Mon intérêt pour la « sortie » de Phillipe Meyer me fait découvrir Philippe Bilger : une plume douée ! Cependant pourquoi confondre le bijou et l’écrin, le bébé et l’eau du bain ?

    L’évènement n’est pas que Meyer propose un nouveau comportement des journalistes politiques (déclarer publiquement sa tendance) mais qu’il affiche avec impertinence son probable vote futur, lançant ainsi un défi aux forces qui tentent de contrôler les journalistes non inféodés.

    De même que l’évènement Alain Duhamel n’était pas son interdiction d’antenne, mais la manière : quelques mois après sa déclaration de voter Bayrou, quelques heures avant d’interviewer celui-ci ! Cet enchaînement signe cette interdiction, non par l’éthique affichée, mais par l’empoignade politique.

    Or aucun de ces éléments n’apparait dans cet article. Je constate donc (et regrette) qu’un esprit aussi brillant que Bilger se laisse aller à de telles manoeuvres sous couvert d’information du bon peuple.

    Bilger, nous avons besoin de plumes comme la vôtre, mais en plus déinterréssé !

    Gérard Millier, quidam.


    • Philippe (---.---.145.233) 4 mars 2007 17:34

      Je ne comprends pas votre commentaire. D’autant moins que j’ai dit mais autrement ce que vous me reprochez de ne pas avoir dit.


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