mardi 25 février 2014 - par Morad Belkadi

L’heure est venue de tuer le quotidien

« L'esprit humain adopte une manière figée de voir le monde, et cela a toujours été le cas. (…) L'une des choses qui arrivent aux organisations, mais aussi aux gens, c'est qu'ils s'installent dans des manières de voir le monde et s'en satisfont. Mais le monde change, continue d’évoluer, de nouveaux potentiels apparaissent, et ces gens qui se sont figés ne le voient pas (…) Je pense qu'aussi longtemps que les humains ne régleront pas ce trait caractéristique de la nature humaine consistant à se figer dans une vision du monde au bout d'un certain temps, il y aura toujours des opportunités pour les jeunes entreprises. » 

Ces mots, prononcés en 1995, sont signés d’un certain Steve Jobs. A l’heure où les sociétés, tout secteur confondu, traverse une crise quasi inédite dans le monde moderne, on ne peut que constater l’extrême justesse du constat dressé par le co-fondateur d’Apple. Un homme dont le nom va de pair avec l’innovation. Et s’il y a un domaine qui en a besoin en ce moment, c’est bien celui de la presse écrite. Vaste sujet. Le but ici n’est pas de citer le nombre impressionnant de raisons qui ont conduit les journaux au bord du gouffre. Il s’agit plutôt d’en cibler une en particulier, qui, vous l’aurez compris, est avant tout le manque d’audace. Ou l ’absence d’une certaine vision permettant d’anticiper les changements qui auraient dû être opérés dans ce secteur. Aujourd’hui, les grands journaux sont à la recherche de la recette miracle, à la quête de l’équation qui permettrait de relancer les ventes en kiosque. Ils y croient dur comme fer. 
 
D’ailleurs, les initiatives ne manquent pas. On voit apparaître sans cesse des nouvelles formules, des nouvelles maquettes, des nouvelles rubriques, des nouvelles offres promotionnelles. Hélas sans succès. Car le mal est profond. Les changements cosmétiques ne suffiront pas pour une raison simple : le journal, publié de façon quotidienne, est un produit en fin de vie. En fait, il est déjà mort. Il faut être fou pour refuser d’admettre cette réalité. Quel sens y-a-t-il à mettre en forme un journal qui sera périmé à la seconde même où l’on aura achevé son impression ? 
 
S’il a été le média dominant durant des siècles, c’est parce qu’il était avant tout le seul à pouvoir délivrer l’information. Les dernières nouvelles étaient vendues à la criée. Elles étaient déposées directement au bas de la porte où dans le présentoir d’un kiosque. On ne pouvait s’informer autrement que par les articles de presse. Une ère révolue en 2014, où, avant même d’être sorti du lit, nous sommes assaillis de notifications en allumant notre téléphone. Il n’y a qu’à brancher la radio afin d’en savoir plus, et allumer sa télé pour voir les images en boucle. Un titre de presse quotidienne aurait pu avoir une réelle valeur ajoutée si son contenu se démarquait réellement des autres médias. Ce qui est loin d’être le cas… Alors que faire ? Commencer par mettre fin à un tabou. Un journal n’a plus de raison d’être publié tous les jours. Ce modèle est dépassé. Il ne faut surtout pas le vivre comme un échec, mais comme une évolution naturelle du monde.
 
Avant d’aller plus loin, citons encore Steve Jobs. Interrogé lors d’une conférence sur les raisons qui l’avaient poussé à lancer l’iPad, le PDG d’Apple avait alors évoqué « l’ère post-pc », en utilisant une analogie assez judicieuse. Lorsque les Etats-Unis étaient une nation agraire, avait-il répondu, la plupart des gens se déplaçaient en camion ou avec des énormes pick-up. Le véhicule était alors adapté aux besoins des américains. Puis, au fur et à mesure que le territoire s’urbanisait, les voitures devenaient de plus en plus populaires, au détriment des camions. Et Steve Jobs de conclure : « les PC sont devenus des camions ». En clair, les utilisateurs n’ont plus besoin à notre époque de la lourdeur d’un ordinateur, de son système d’exploitation, d’un clavier et d’une souris pour effectuer des tâches informatique basiques, lorsqu’une tablette peut le faire. Qui plus est, de manière beaucoup plus simple, plus rapide, et avec des tarifs plus compétitifs. Cela ne signifiait pas dans l’esprit de Steve Jobs que les PC étaient voués à la disparition. Tout comme les camions, avait-il ajouté, ils continueront d’exister mais seront utiliser par une infime partie de la population, pour des besoins particuliers, qui nécessitent de grandes ressources. La tablette elle, sera l’objet du quotidien. Quatre ans après le lancement de l’iPad, les ventes de PC s’effondrent alors que celle des tablettes explosent. Le constat du patron de la pomme était juste. Il n’a pas hésité une seconde à venir tuer le marché des ordinateurs personnels qu’il avait lui-même contribué à lancer avec le Macintosh. 
 
Les groupes de presse sont exactement dans la même situation. Leur survie ne passera que par la mort de leur produit phare : le quotidien d’information. De toute évidence, la plupart des rédactions, nationale ou régionale, n’ont plus les moyens de remplir leur missions. La majorité d’entre elles sont touchées par des coupes budgétaires effrayantes et la mise en oeuvre de lourds plans sociaux. Les conditions de travail deviennent de plus en plus critiques, remplir un journal relève même du parcours du combattant. Faute d’effectifs suffisant, les journalistes jonglent avec plusieurs sujets sur une seule journée de travail et survolent fatalement certains d’entre eux. Leur première préoccupation est de savoir comment ils vont bien pourvoir remplir leurs colonnes pour l’édition du lendemain, avec le peu d’effectifs et de temps imparti. On ne cherche plus à informer. On se cherche des sujets. La qualité de l’information est passée au second plan. Un travail pénible qui n’atteint même plus son but premier. Être lu. L’idée est donc de repenser le journal, de le repositionner. Le journal ne doit plus être l’objet du quotidien. Il ne doit plus être le support où sont compilées toutes les nouvelles qui « méritent d’être imprimées ». Le but n’est plus de figer l’actualité à un instant T. Le journal doit créer l’actualité. 
 
Traduction ? Un titre de presse doit maintenant se décomposer en deux parties. D’un côté, l’information numérique. L’actualité chaude, de la news pur et dur, immédiate, diffusée sur 
Internet, sur les supports mobiles et relayés par les médias sociaux. Ce que la plupart des titres arrivent à réaliser sans problème aujourd’hui. Inutile de vouloir faire payer ce contenu. 
Non seulement les lecteurs ne mettront pas la main au porte-monnaie pour une information qu’ils peuvent obtenir à la radio ou la télé, mais surtout, ils trouveront toujours un concurrent sur le web qui mettra à disposition un article sans aucune contrepartie. Ce pôle numérique peut être financé par la publicité, de nombreux sites sont basés sur ce modèle et s’en portent bien. Il s’agit d’une information « low-cost », nécessitant peu de moyens, humains et matériels. En se basant sur les services des agences de presse, il est possible d’éditer un journal en ligne mis à jour en permanence et doté d’une offre multimédia complète. Ce service doit incarner ce que le journal papier est aujourd’hui. L’endroit où l’on retrouve l’actualité du monde. Où l’on prend le pouls de la planète. Avec une hiérarchie de l’information classée par rubriques. Son rôle sera avant tout factuel. A l’aube du Web 3.0, où une myriade d’objets de tous les jours seront reliés à Internet, investir massivement ce secteur est capital. 
 
Il reste maintenant la seconde partie. Celle de l’avenir d’un titre de presse imprimé, qui mérite enfin cette grande part d’innovation. Ces dernières années, la question du futur des journaux s’est focalisé autour d’un débat central. La fin du papier et le tout numérique. Un faux débat, car, résumer la crise de la presse à la seule percée d’Internet est une gageure. Les lecteurs ne refusent pas d’acheter le journal. Ils rejettent son contenu. Le salut passera impérativement par une refonte de l’offre éditoriale. Le premier chantier auquel il faut s’attaquer concerne la périodicité, avec la fin du quotidien d’information. On pourrait donc imaginer un modèle basé sur une parution de deux, voire trois fois par semaine. Les journalistes pourront alors sortir du cercle vicieux dans lequel ils étaient engagés, à savoir remplir tous les jours, vaille que vaille, les colonnes de leur titre. Une fois déchargés de ce fardeau, ils pourront se consacrer d’avantage à l’information. La presse doit jouer son meilleur atout. Dans l’histoire des médias, c’est elle qui a toujours donné le ton de l’actualité. Pour rien au monde cela ne doit changer. A la presse écrite maintenant de tout miser sur l’enquête, sur l’info exclusive. Aller fouiner, mettre son nez dans des affaires que les journalistes délaissent trop souvent aujourd’hui, faute de temps pour pouvoir s’y consacrer sérieusement. Retrouver le goût de l’investigation, de l’analyse, être incisif, ne pas hésiter à soulever les contradictions. Délaisser tous les autres sujets ou dossiers « froid » qui relèvent bien souvent de la presse magazine.
 
En clair, incarner enfin ce qu’un journaliste doit représenter : « un chien de garde ». De l’information haut de gamme, qui prend du temps certes et nécessite des moyens. Mais elle peut et elle mérite d’être financée. Car c’est l’info qui sera reprise partout, par les radios, les télés, et les sites Internet. Celle qui fait réagir, qui scandalise et qui permet à un titre d’exister, en créant l’actualité. En créant l’évènement. Les citoyens boudent la presse en raison d’un manque de confiance, ils ont une défiance envers les journalistes et ne croient plus depuis trop longtemps en leur travail ni au bien fondé de leur mission. La demande pour une information de qualité existe. Elle est même très forte. Les lecteurs seront prêt à mettre la main à la poche. Il faut maintenant une offre. Oui, le journalisme est lui aussi un sport de combat. Dans cette période trouble, plus que jamais, la présence des titres de presse est indispensable. Ils doivent rester ce qu’ils ont toujours été, à savoir un fournisseur de matière première pour tous les autres médias. Les rédactions doivent concentrer tous leurs efforts sur ce nouveau journal. Presse nationale et régionale peuvent jouer leur meilleur carte. Elles seules mobilisent des rédactions entières sur des infos délaissées par les télé ou les radios, faute de pouvoir être illustrées par une image ou un son. Un cercle vertueux pourra alors s’amorcer : imprimer moins de papier donnera un appel d’air financier aux groupes de presse. Les rédacteurs trouveront un nouveau rythme de travail, prendront le temps d’étoffer leurs infos, renoueront le contact avec leur sources et leur terrain de jeu. Ils pourront alors publier de plus en plus de contenu exclusif, au coeur de la préoccupation des lecteurs. Le tout pourra, au final, booster de nouveau la vente des journaux. 
 
Dernière étape, l’innovation doit concerner aussi la forme du journal. Il est frappant de voir à quel point les pages des journaux ont très peu évolué au cours du temps. Pour le constater, il suffit de replonger dans les plus vieilles archives de certains titres. On pense le journal aujourd’hui comme on le pensait il y a trois siècles avec les même systèmes de une, de colonnes, de rubriques. Seule les évolutions technologiques sont venues apporter un certain aspect de modernité. Là encore, l’heure est venue de lancer une grande réflexion sur ce que doit être le déroulé d’un journal, la façon dont on présente l’information, afin de faire entrer cet objet dans l’ère du 21ème siècle. Mais pour y parvenir, l’investissement humain et financier est indispensable. Investir. Le mot fait peur. Pourtant c’est une évidence. Lorsque le navire traverse une tempête, un maximum d’hommes doit être sur le pont. Sauf qu’ici, les responsables ont une excuse toute trouvée : la presse souffre, les journaux ne se vendent plus, les caisses sont vide. Bref, la conjoncture est trop mauvaise pour sortir du cash. Eh bien terminons cette chronique comme nous l’avons commencé. En citant Steve Jobs. Lors de son retour chez Apple en 1997, l’entreprise qu’il avait fondé était au bord de la faillite. Pour être précis, il restait à peine 90 jours de trésorerie avant la banqueroute. L’homme aurait pu se résigner et jeter l’éponge. Plus personne ne croyait en sa compagnie. Il s’est pourtant démené comme jamais, en multipliant les partenariats, en investissant tout sur la recherche et développement dans l’espoir de créer des produits inédits. 
 
Steve Jobs a sacrifié de nombreux projets pour se concentrer uniquement sur l’essentiel. La suite est connue. Apple qui a frôlé la mort à la fin du 20ème siècle est aujourd’hui une entreprise plus riche que les Etats-Unis. On pourrait citer également le cas de l’iPhone lancé en 2008, à la veille de la crise des subprimes, et qui reste pourtant l’une des plus belles success story de la marque à la pomme. L’innovation défie les lois de l’économie. C’est la leçon à retenir. Steve Jobs a réussi ce coup de force dans l’industrie du divertissement, par essence futile. Qu’en est-il alors lorsque l’on a pour mission de répondre à un besoin vital dans une société : le devoir et la liberté d’informer.


3 réactions


  • claude-michel claude-michel 25 février 2014 15:26

    Installés dans leur routine..les peuples se regardent mourir.. !


  • howahkan Hotah 25 février 2014 15:38

    vivre c’est être riche........pourquoi pas....ça fait quoi 95% de perdants ??
    Steve job est mort pour l’éternité , ce sera notre cas a nous 7 milliards pour au plus tard dans 100 ans........
    la terre et les humains auraient t’ ils vécu sans lui et tant d’autres hommes indispensables.. ?? oui bien sur.........
    sans voitures ? oui..sans machines à moteur ? oui..sans avions ? oui..sans télé ? oui, sans téléphone ? oui, sans ipad ? oui ...sans computers ? oui....

    mais alors pourquoi tout çà ? ben on a trop peur de mourir tiens...pour ne plus y penser on s’occupe comme on peut......

    comme on refuse la fin comme un fait absolu, notre cerveau qui devait s’ouvrir grâce à cela ne s’ouvre plus, alors le sens n’est pas, reste le moyen..et le moyen devient le sens...voila ou en est cette brillante civilisation terrestre,terrorisé par sa mort...ce qui se passe surtout dans une zone non consciente du cerveau, celle qui est en panne......alors tous ces objets qui sont des moyens éventuels sont promis au statut de sens et vénérés comme un faux dieu l’est....incidemment ce veau d’or a du mal a s’en aller....

    nous sommes dans la croyance , ce monde des objets est la nouvelle religion...


  • izarn izarn 26 février 2014 04:03

    " Il s’agit d’une information « low-cost », nécessitant peu de moyens, humains et matériels. En se basant sur les services des agences de presse« 
    Quand on commence à lire ce genre de connerie, vaut mieux arreter la lecture.
    Le journalisme que je sache c’est surtout vérifier, comparer, contester la source d’une information. Sinon à quoi ça sert d’etre journaleux ?
    Alors une info, ça tombe toute rotie dans une parfaite objectivité, un réalisme saisissant ?
    Désormais, on se fout de l’info toute crue, on attends les analyses, tellement on se méfie des annonces. Vraies ou Intox ?
    Y a qu’a voir la couverture de l’Ukraine, croire les télé-infos, c’est etre totalement ahuri.

    Le succés futur, c’est de retourner au vrai journalisme, pas cette médiocrité, cette propagande imbuvable issue de l’AFP ou REUTER...Qui sont filtrées par quelques crétins redac-Chef  »low-cost"...

    Déja que le hight cost c’est de la merde...


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