L’impertinence, selon le PDG de France-Télévisions
Au cours de sa conférence de presse consacrée à ses programmes estivaux, le 30 mai dernier, le président de France-Télévisions, M. de Carolis, a assuré que « les départs de Thierry Ardisson et de Marc-Olivier Fogiel ne feraient pas renoncer (France-Télevisions) à l’impertinence politique. » (Le Monde du 31 mai 2006)
Les médias, depuis longtemps, affectionnent en effet, on ne sait pourquoi, ce terme douteux d’impertinence, en croyant se valoriser aux yeux de leurs clients. C’est surprenant. Car - comment ne pas le voir ? - soit le mot impertinence manque précisément de pertinence, soit, au contraire, il est d’une propriété telle qu’il en devient cruel pour ceux qui s’en affublent.
UN MANQUE DE PERTINENCE ?
Ce qui devrait être la marque de reconnaissance des médias, du moins dans une démocratie développée, n’est-ce pas par-dessus tout, en effet, un effort de pertinence dans le traitement de l’information, y compris dans sa variante qu’est le divertissement ? Cette pertinence est l’adéquation des moyens aux fins poursuivies. En conséquence, s’il ne peut exister de démocratie sans citoyens capables de se former par eux-mêmes un jugement personnel, on voit tout de suite quel vaste champ peut s’ouvrir aux médias, tout comme, du reste, à l’école. La promesse d’impertinence de France-Télévisions a, dans ce contexte, de quoi laisser perplexe.
Mais, heureusement, on se reprend bien vite dès lors qu’on est un peu versé dans le jargon illusionniste de la com’. Celui-ci use et abuse de la métonymie, dont le nom compliqué recouvre une opération toute simple : ce procédé permet notamment de présenter l’effet pour la cause, ou l’inverse, en présumant établie la relation de cause à effet, alors qu’elle ne l’est pas forcément. Les publicités de parfums, par exemple, s’en sont fait une spécialité, et pour cause ! S’il n’est pas possible aux parfumeurs de faire respirer leurs essences, en revanche, ils peuvent par une image montrer leurs effets capiteux : les lecteurs sont ainsi priés de croire que les femmes ou les hommes tombent aux pieds de ceux qui exhalent leurs fragrances. De même, le mot impertinence est-il un effet qui suppose une cause : celle-ci n’est autre que l’indépendance par rapport à la personne envers qui on se permet sans crainte de se montrer impertinent, c’est-à-dire, trop familier, voire incorrect, irrévérencieux, et même grossier. Et de fil en aiguille, pour un peu, on finirait pas croire qu’impertinence et indépendance sont synonymes.
Il n’en est rien, évidemment. C’est même un enfantillage ! Car à qui d’autre reproche-t-on son impertinence, sinon à l’enfant qui tire un peu trop fort sur la laisse (morale bien sûr !) avec laquelle un adulte le tient, fût-ce au titre de l’obligation de responsabilité civile, selon l’article 1384 du Code civil ? Le grief d’impertinence, on le voit, définit donc par lui-même une relation obligatoire de dépendance entre le coupable de l’impertinence et l’autorité qui est prise à partie avec une intensité jugée excessive et proprement « inconvenante », « malséante », selon l’étymologie même du mot im-pertinent. "Petit impertinent, va !"
UNE PROPRIÉTÉ DE TERME CRUELLE ?
Est-ce bien ce que le PDG de France-Télévisions a voulu dire ? Serait-il, dans un moment d’abandon inattendu, passé aux aveux ? Étroitement soumise aux pouvoirs, France Télévisions ne pourrait donc revendiquer aucune indépendance - mot qu’on ne saurait prononcer sans être inconvenant ou grossier -, mais seulement cette impertinence, inévitable écart propre à l’enfant qui, manquant à son goût de liberté de mouvement, rue de temps à autre dans les brancards, un peu comme une soupape de cocotte-minute libère quelques jets de vapeur pour maintenir à l’intérieur la pression sans danger. C’était aussi le rôle des Saturnales romaines où, l’espace de la fête, les esclaves devenaient les maîtres de leurs maîtres, ou encore celui du carnaval médiéval dont la permissivité audacieuse pendant quelques jours faisait oublier la servitude du reste de l’année.
Dieu merci ! Le PDG de France Télévisions a pris soin de lever toute ambiguïté. Ardisson et Fogiel, qu’il a donnés comme exemples d’impertinence, disent assez, à eux deux, ce qu’il faut entendre par ce mot. On se souvient d’une émission du premier avec un ancien premier ministre qu’il sommait de préciser la portée stratégique du mot sucer. On voit ici que l’impertinence s’accommode fort bien de l’élégance. Quant à l’autre, qui forcément « ne peut pas plaire à tout le monde », bien que ça fasse un moment que la plaisanterie dure, sa dernière émission de dimanche 28 mai réunissait des maîtres de l’indépendance d’esprit, rarement vus à l’écran, Patrick Sébastien et Jean-Pierre Foucault...
N’eût-il pas donné ces exemples incontestés d’impertinence, il était cependant aisé de se retourner vers ses propres œuvres, pour avoir une idée de ce qu’entendait le président de France Télévisions, puisque M. de Carolis a lui même prêché l’exemple. On songe aux émissions « Des racines et des ailes » qu’il n’y a pas si longtemps encore, il présidait en grande pompe, de préférence sous les ors et les lambris, ou encore à son best-seller sur la première dame de France, écrit d’une plume trempée dans le vitriol.
Paul VILLACH