mercredi 25 janvier 2006 - par Joël de Rosnay

Le mariage d’Internet et de la télévision

La télévision occupe désormais un tel espace dans le monde de la communication qu’il est parfois difficile de se projeter dans le XXIe siècle en quittant l’univers traditionnel représenté par les pouvoirs en présence, les contrôles nécessaires ou les marchés porteurs. Comment penser alors, de manière constructive, le futur de la télévision  ? Plusieurs pistes s’offrent au futurologue. On peut envisager cet avenir sous trois aspects : les programmes, les techniques ou encore les usages. Il me paraît justifié de considérer en premier lieu les technologies de la communication, car les progrès réalisés au cours de dernières années laissent présager d’extraordinaires développements pour le début des années 2000. Les programmes et les usages représentent ainsi d’autres enjeux dans le contexte des nouveaux réseaux interactifs multimédias, comme Internet, à partir desquels la télévision de demain devra obligatoirement se situer.

Aujourd’hui la télévision privilégie le mode classique de diffusion massive des informations. Un nombre relativement restreint de professionnels appartenant aux grandes chaîne transmet de manière unidirectionnelle des informations vers des millions de téléspectateurs. Cette forme " pyramidale " de diffusion de l’information n’est pas l’apanage de la télévision. Elle est propre à l’édition, aux magazines, aux journaux ou à la radio. Aujourd’hui, avec l’avènement de l’Internet, on constate un changement majeur dans l’accès individuel à l’information. Les utilisateurs ne sont plus seulement des usagers passifs, récepteurs d’informations non spécifiques diffusées vers eux, mais se transforment en navigateurs actifs sélectionnant les informations dans des bases de données, des centres de ressources, avec l’aide éventuelle d’outils de recherche. Le passage de la diffusion à la navigation est une des caractéristiques principales du succès des réseaux interactifs multimédias représentés par Internet et le Web. En revanche, dans son approche traditionnelle, la télévision est restée linéaire, séquentielle, synchronisée par ses programmes, s’adaptant aux modes de vie des téléspectateurs et ne laissant que peu de place à l’exploration ou au " surfing ", typiques des usages pratiqués sur l’Internet.

La force de l’Internet se manifeste dans la capacité de navigation que permet le réseau. En " pointant " et en " cliquant " sur un lien, on est transféré, en une fraction de seconde (théoriquement, et selon les débits des réseaux utilisés) vers l’ordinateur contenant l’information indiquée par ce lien, cette icone ou cette image. Une telle capacité de saut d’un ordinateur à un autre, caractéristique du classement de l’information sous forme d’hyperliens, a fait le succès du Web à l’échelle internationale, et favorise l’accès à l’information. En revanche, lorsqu’on veut "surfer" sur la télévision, la seule possibilité à la disposition de l’usager est de " zapper " d’une chaîne à l’autre, c’est-à-dire de changer radicalement d’environnement et d’images. Ce zapping traditionnel, propre à la télévision, correspond à un changement de tout ou rien. Il n’est plus question de naviguer dans l’image ou de surfer d’un site à l’autre : on quitte un univers pour entrer dans un autre, avec tous les inconvénients que représente cette expatriation intellectuelle. Les producteurs jouent de ce dépaysement en proposant des situations télévisuelles privilégiant l’émotion, la vivacité, l’interactivité immédiate par participants interposés. Leur but est de capter instantanément l’attention du téléspectateur butineur. D’où le succès des débats en direct, des jeux ou des manifestations sportives qui rassemblent à la fois acteurs et spectateurs.

C’est dans un tel cadre qu’on voit émerger progressivement la complémentarité entre Internet et la télévision. La force d’Internet est de permettre l’exploration de sites, l’approfondissement des informations, l’accès au multimédia, valorisé par des logiciels spécialisés constituant des " plates-formes " (tels les navigateurs ou explorers ). Sa faiblesse, c’est le bas débit du flux d’images qui transitent par le réseau. La force de la télévision est le torrent d’images en temps réel qu’elle permet de capter à tout instant  : actualité, documentaires, événements sportifs, films, programmes éducatifs... Cependant, la télévision ne permet pas la navigation comme sur Internet. Les options qu’elle offre sont limitées. Grâce à la fusion avec Internet, la télévision acquerra les capacités de navigation offertes aujourd’hui sur le Web. On pourra alors cliquer dans une image animée et approfondir l’information qu’on recherche à partir de cette image. Un champ immense s’ouvre au mariage de la télévision numérique et de l’Internet.

Internet promet l’avènement d’un nouveau mode de communication, qui dépasse le multimédia. Il s’agit d’un nouvel espace, on pourrait même dire un nouvel espace-temps de communication. Le multimédia se transforme en " network media " : le multimédia en ligne et en temps réel, grâce à des réseaux à haut débit. Le network média représente un enjeu fondamental pour l’avenir. C’est pourquoi l’on voit déjà de grandes entreprises développer des alliances industrielles ou se lancer dans des fusions et des acquisitions pour conquérir les marchés du futur à partir de l’image en ligne à haut débit. C’est dans un tel contexte que la télévision va trouver de nouvelles applications : avec la naissance du network media, il ne s’agit plus, comme dans l’optique traditionnelle de diffusion, d’émettre vers les téléspectateurs et d’être capté par le plus grand nombre. Il s’agit d’attirer les usagers vers ses sites, et de les fidéliser en personnalisant la relation.

À quoi peut-on s’attendre dans les cinq prochaines années  ? Il est clair que l’enjeu majeur est l’accroissement des débits pour permettre le multimédia en ligne. Aujourd’hui, la transmission d’images de qualité est limitée par le faible débit du fil téléphonique. Mais déjà on voit apparaître des possibilités d’accroissement des débits grâce au câble de la télévision, à l’ADSL, à la compression des données, ou aux satellites à orbite basse. Voilà l’enjeu majeur des cinq prochaines années : l’accroissement des débits des réseaux multimédias en ligne offrant des images de qualité télévision. Certes, aujourd’hui, on peut recevoir une forme de télévision rudimentaire sur le réseau Internet. Grâce à des logiciels comme RealVidéo, il est possible de capter des émissions de télévision sur un petit écran de quelques centimètres de côté. L’image est saccadée, et pas toujours synchronisée avec le son. Néanmoins, c’est une prouesse technique que d’offrir la possibilité de regarder des chaînes de télévision en direct, par exemple le journal télévisé, lorsqu’on se trouve au bout du monde et qu’on est connecté à Internet par l’intermédiaire d’un fournisseur d’accès local. Déjà des entreprises proposent des canaux de télévision sur leurs sites Internet à partir desquels elles diffusent des films qui ont été stockés et qui sont mis à la disposition des usagers dans un catalogue audiovisuel et multimédia. Par ailleurs, on voit apparaître l’équivalent de canaux de télévision sur Internet. C’est le phénomène du " push media " ou du " Web casting ". L’usager peut sélectionner les domaines qui l’intéressent et, à partir de ces choix, l’ordinateur va rechercher dans l’ensemble des bases de données d’Internet les informations sélectionnées adéquates : culturelles, éducatives ou de loisirs. Cette forme de personnalisation de l’accès à l’Internet se développe rapidement et préfigure les canaux de télévision de demain sur les réseaux multimédias interactifs. Récemment, des boîtiers d’accès à l’Internet, connectables à un poste de télévision, ont été commercialisés dans les grandes surfaces. De la taille d’un décodeur, ils se branchent d’un côté sur la prise Péritel du téléviseur, et de l’autre, dans la prise téléphonique du mur. Grâce à une télécommande infrarouge, il est possible de naviguer sur des sites Internet, sans toutefois obtenir l’ensemble des fonctions offertes par un ordinateur multimédia. Le "push média " et les outils de navigation sur Internet à partir d’un téléviseur classique sont déjà des préfigurations de la fusion attendue entre l’Internet et la télévision numérique.

La véritable révolution viendra de la fusion complète du code TCP/IP de l’Internet et du système de codage de la télévision numérique. Nous aurons alors affaire à un seul média interconnecté. L’écran des télévisions ou les écrans des ordinateurs vont fusionner. Même si l’on continue de disposer dans sa salle de séjour d’un téléviseur doté d’un grand écran, on utilisera également des ordinateurs capables de projeter sur un écran mural des images de qualité télévision. La distinction se poursuivra entre téléviseurs et ordinateurs, mais le fait de pouvoir accrocher au mur des écrans plats de télévision de grande taille, et de pouvoir projeter depuis son ordinateur des images numériques, fera tomber les cloisons existant encore entre l’ordinateur et le téléviseur. Le téléspectateur-internaute bénéficiera donc non seulement de l’accès en temps réel à des masses d’informations, qui jusqu’ici ne pouvaient circuler sur les réseaux interactifs, mais aussi d’une sorte de don d’ubiquité lui permettant, en temps réel, d’être présent dans le cybermonde. Le changement fondamental dans les usages de l’Internet et de la télévision viendra des satellites à orbite basse. Ce type de satellite va devenir un outil principal de diffusion de la télévision et de l’Internet. La fusion entre la télévision, le téléphone et Internet conduira au développement d’assistants personnels numériques (APN) qu’on portera dans la main et qui capteront la télévision, l’Internet, et assureront les fonctions de téléphonie habituelles.

Qu’en sera-t-il des programmes ? La télévision du futur sera en grande partie faite par les utilisateurs eux-mêmes. On peut déjà émettre sur Internet en radio ou en vidéo grâce à la norme RealVidéo, qui permet d’être capté au bout du monde, sans qu’il soit nécessaire de se doter de stations d’émission puissantes. Grâce à des éditeurs de pages en code Internet (HTML), il devient possible de produire ses propres pages Web et d’émettre de l’information sur le Web. C’est ce qui a conduit, au cours des dernières années, à l’étonnant succès des " home pages " ou pages personnelles. Ces pages prolifèrent sur Internet, tant pour des individus que pour des associations, des petites entreprises ou des groupes de personnes voulant faire connaître leurs programmes ou leurs projets. Avec l’apparition de la vidéo en compression numérique sur Internet, l’agrandissement des écrans et l’avènement de multiples canaux de télévision, ces pages personnelles vont se transformer en " home channels ", les chaînes personnelles de télévision. Ces chaînes personnelles vont proliférer dans le monde entier, proposant des centaines de milliers, voir des millions d’émissions quotidiennes à partir de programmes réalisés par les usagers eux-mêmes. De même que les officines d’imprimerie se sont multipliées après Gutenberg dans toute l’Europe, on va voir exploser le nombre de ces officines de télévision. Il sera aussi facile d’émettre sur les réseaux que de faire aujourd’hui sa page Web, et ceci grâce à de nouveaux logiciels permettant d’éditer les images vidéo et le son. On reproduira ainsi la démarche des " marchands de quatre saisons ", qui viennent avec leurs chariots proposer des légumes et des fruits sur les places des marchés...

Les nouveaux " marchands de quatre saisons numériques " vont offrir une variété jusqu’ici inconnue de programmes sur les réseaux. Ces programmes seront de toutes natures, de bonne qualité comme de très mauvaise qualité, voire ce seront des programmes que la loi ou que la morale réprouve. Ils seront incontrôlables. Nous nous trouverons en présence d’un phénomène d’évolution darwinienne, par sélection naturelle, éliminant certains et favorisant d’autres. Chacun pourra proposer images et programmes, captés par d’autres, grâce aux moteurs de recherche d’images vidéo disponibles sur les réseaux. Car le vrai problème sera de trouver les émissions correspondant au goût de chacun. En présence d’un angoissant hyperchoix, comment s’orienter dans ces réseaux et trouver les thèmes, sujets et émissions d’intérêt ? La réponse sera apportée par les moteurs de recherche et les agents intelligents. Ils vont nous aider à naviguer dans cet océan d’informations pour trouver ce que nous cherchons. Ces agents vont nous avertir ou nous informer des émissions ou des sujets qui nous intéressent sur l’ensemble des réseaux interactifs multimédias planétaires. Grâce à nos téléphones portables, voire à un " bip ", nous serons informés de la programmation d’émissions ou du lancement de nouveaux sujets susceptibles de nous intéresser. Déjà la société IBM propose un ordinateur portable qui s’intègre à notre corps comme un vêtement. Grâce des lunettes, on peut voir l’écran de cet ordinateur, tandis qu’on contrôle la souris dans la paume de sa main ou par commande vocale. Ces systèmes préfigurent les télévisions portables et l’Internet téléphonie de demain avec une multitude de canaux à notre disposition. Dans un futur proche, on prévoit des écrans souples et plats comme les pages d’un livre. De nombreux laboratoires travaillent déjà à " l’ordinateur-livre ", comportant non plus un seul écran plat et rigide, mais plusieurs écrans souples comme des pages, se comptant par dizaines ou par centaines. Un livre qu’on pourrait adopter un jour en le laissant sur son étagère, qu’il s’agisse d’un catalogue, d’un annuaire ou d’une encyclopédie. Ce livre du futur pourrait se doter d’écrans sur lesquels il serait possible de capter la télévision. Le mariage de l’Internet, de l’écran de la télévision et du livre offrira, dans les années à venir, un nouveau média de loisirs culturels ou éducatifs, permettant d’accéder aux programmes les plus variés, avec une portabilité et une accessibilité encore jamais atteintes aujourd’hui.

Des programmes réalisés par les usagers, des usages à réinventer, comme jadis pour le Minitel, des " communicateurs personnels multimédia " mobiles, voici certains des changements technologiques qui vont bouleverser programmes et paysages audiovisuels. Voici également les enjeux auxquels seront confrontés les téléspectateurs de demain. Mais pourrons-nous encore les appeler " téléspectateurs  ? ". Ils seront devenus des " hybrides ", entre téléspectateurs passifs et internautes actifs, recherchant l’information à leur gré dans des canaux de diffusion de plus en plus complexes. Bien sûr, de nombreux téléspectateurs continueront à préférer être informés à heure fixe, afin de regarder les programmes qu’une majorité regarde en même temps qu’eux. Bien sûr, la télévision généraliste continuera à mobiliser des foules sur de grands événements nationaux ou internationaux. Mais on assistera à une forme de restructuration pyramidale de la télévision, avec quelques grandes chaînes généralistes au sommet, des centaines de chaînes spécialisées au centre, et à la base, des millions de chaînes individuelles produites par les usagers eux-mêmes. À quoi tout ceci conduira-t-il  ? À plus de liberté, plus de diversité, plus d’ouvertures culturelles et éducatives pour les citoyens ? Ou au contraire, à encore plus d’abrutissement de masse ? A l’émergence d’une intelligence collective, ou à celle d’une bêtise généralisée ? L’avenir de la télévision dépendra plus que jamais de ce que nous en ferons, et plus seulement de ce que quelques-uns voudront bien diffuser à notre intention.

Publié dans Les écrits de l’image, édité par Jacques Chancel, numéro 21, Hiver 1998, p.80



6 réactions


  • brch90 (---.---.177.219) 25 janvier 2006 14:04

    Bravo !

    on peut compter : 4x le mot « monde » 2x « univers » 6x « temps » 16x « information »

    Mes chevilles enflent...

    On n’y comprend rien.

    1) L’utilisateur n’a rien à faire des détails techniques entre réseaux sinon autant rester à notre bon vieux PC ordinaire. Comme s’il fallait être ingénieur/docteur en réseaux et TCP/IP pour utiliser une TV ? Les téléspectateurs se contentent de brancher leurs TV, de lancer la recherche automatique des stations et de regarder ! La plupart des gens savent à peine ce qu’il y a dedans alors comment ça marche ...

    2) Si les PC étaient si facile et bon marché à utiliser tout le monde en aurait. Les Macs/Powerbooks sont connus pour leur facilité d’utilsation - bien que je ne soit pas spécialiste de ce type de matériel.

    3) Le consommateur ne veut pas de « l’information » mais du divertissement : d’où l’essor du iPod du multimédia. Vous avez enregistré les informations de FoxNews en mp3, vous ? Quand vous avez écouté 10 minutes des propagandes merdiques d’Euronews - de France Info - de CNN - vous n’avez qu’une envie - c’est de zapper - surtout après une journée de travail.

    Vous de décompressez jamais ?

    Merci tout de même pour votre tentative d’explication 8-)


    • Joël de Rosnay (---.---.46.121) 29 janvier 2006 16:28

      Ces deux articles écrits il y a une dizaine d’années, ne prennent sans doute pas assez en compte, j’en conviens, la nécessaire facilité des usages pour accéder à des contenus intelligents et la composante humaine et éducative, notamment pour la construction du sens dans un univers « pessimiste et fluctuant » comme le dit très bien Didier.

      Voici quelques commentaires chechant à dépasser les thèmes traités dans les articles cités et ouvrant le débat sur la relation entre « temps court » de la télévison et « temps long » de l’éducation, ainsi que sur le caractère dramatique des informations télévisées.

      La télévision est le principal concurrent de l’enseignement linéaire traditionnel. La vitesse de transmission des idées, des modes de vie, des comportements par la télévision fait apparaître une école figée dans ses rites. Le conflit entre le temps long de l’éducation et le temps court de l’actualité apparaît dans toute sa force. La culture de la médiasphère est éphémère dans le court terme, et persiste pourtant dans la mémoire des consciences. Chaque nouvel événement doit remplacer les précédents grâce à une charge émotionnelle plus forte. La monotonie de scènes revues des centaines de fois sur la même trame de fond (catastrophes, attentats, incendies, inondations, démissions, scandales) n’est valorisée que par la personnalisation émotionnelle des personnes mises en cause ou atteintes par le malheur.

      L’ingrédient de base d’une bonne communication télévisée est l’émotion, pas la raison. La télévision est ainsi devenue progressivement la télémotion. L’approche des sujets est souvent superficielle, la forme est favorisée au détriment du fond. La pratique du zapping procure au téléspectateur l’illusion de la sélection consciente alors qu’il ne répond souvent qu’à des réflexes immédiats d’ennui passager. Les études effectuées sur de jeunes enfants font ressortir l’influence du zapping, du clip, de la pub, du « replay », sur la notion de temps long et de temps court, sur l’irréversibilité et la réversibilité du temps. L’oeil des plus jeunes « balaye » la page au cours des premières lectures plutôt qu’il ne suit la ligne (comme celui de la caméra vidéo). Avec le « replay » du magnétoscope ou la console de jeu vidéo, on peut en une fraction de seconde ressusciter les morts, reconstruire la maison écrasée, reconstituer la voiture accidentée. Cette manipulation du temps, qui transforme chaque joueur en démiurge, ne s’applique pas à la vraie vie qui, elle, n’est pas « zappable ». Cela explique la difficulté que connaissent parfois de nombreux jeunes, habitués à la réversibilité d’un monde intemporel contrôlable, à s’engager dans la vie réelle avec son cortège de responsabilités et ses contraintes d’irréversibilité.

      La télévision, reflet du monde, est à la fois source et miroir des informations. Un étonnant catalyseur de comportement, d’habitudes, de pratiques, de modes de vie. Elle se révèle, en ce sens, puissant outil de transmission de cultures, à travers les éléments, les règles, lois et pratiques qui cimentent ou fragmentent une communauté. La télévision intervient dans un temps plus dense encore que celui de l’école, du livre, de la presse traditionnelle. Elle parvient presque au temps réel dans le suivi de certaines affaires ou actions concernant des millions de personnes. Un événement, une idée, une attitude, créent des oscillations chaotiques amplifiées ou abandonnées, capables de provoquer des phénomènes (divergents ou convergents) imprévisibles. La télévision est le véhicule dématérialisé des émotions qui amplifient et motivent les actions. L’émotion maximale, c’est la mort. Voir celle des autres évacue la peur de la sienne. Le journal du soir, s’il dispose d’images, s’ouvrira toujours sur la mort en direct. Nous sommes devenus « téléthanatophiles », friands de la morts à distance des autres. Cette propriété du cerveau apparaît comme une des conditions de la survie du monde animal. Un être vivant aura de meilleures chances de survie s’il se souvient des situations dangereuses auxquelles il a été confronté. Il semble que certaines formes d’émissions télévisées aient progressivement construit leur audience (et leur audimat) sur une telle propriété biologique. Une boucle de renforcement s’est amorcée entre rédactions et public, conduisant à une surenchère émotionnelle. La charge affective des images se trouve ainsi utilisée pour renforcer la rétention d’une succession de séquences dramatiques et semblables, qui risqueraient d’induire la monotonie et donc le désintérêt des téléspectateurs. Les bonnes nouvelles sont moins facilement mémorisées que les mauvaises. « Good news is no news » disait déjà Marshall MacLuhan.

      Par la mémorisation des séquences dramatiques et leur effet de rémanence, la télévision véhicule l’image d’un monde en train de se défaire. Le caractère répétitif des images de catastrophes et de mort suscite une impression de désespoir. Il existe ainsi une face cachée du monde que la télévision ne voit pas. Si elle ne dispose pas d’images de visages en gros plans, d’émotion, d’urgence, il n’y a pas d’actualité. Un bon sujet télévisé est un drame humain mettant en scène des responsables et des témoins avec des images choc tournées à un endroit et un moment précis. Unité de lieu, de temps, d’action, comme dans le théâtre antique. Il est clair que dans ce contexte, les processus, les structures, les organisations, les réseaux, les projets, les explications, les raisonnements, sont invisibles. Ils font partie de la face désormais cachée du monde. L’oeil de la caméra de télévision a des taches aveugles. Le monde apparaît ainsi dans son drame permanent. Tout progrès semble impossible, toute amélioration discutable, tout effort de construction voué à l’échec, toute tentative de rapprochement vaine. Pourtant, ce qui se transmet par la télévision est aussi une culture de l’avenir. Une culture capable de motiver la volonté d’agir, de transformer, de faire bouger les choses. A nous de savoir en tirer le meilleur profit pour construire l’avenir.


    • Joël de Rosnay (---.---.46.121) 29 janvier 2006 16:39

      Merci pour ces intéressants commentaires et la référence à Bourdieu. J’ai également traité de tels thèmes dans « le Macroscope » publié en 1975 (chapître 7, intitulé « Vouloir : culture et valeurs pour un nouveau monde ». Dans mon message daté du 29 janvier (et intercalé par erreur juste après celui de « brch30 » !), j’ai tenté de prolonger la réflexion de Didier sur la constitution de l’identité dans un monde « fluctuant ».


  • didier (---.---.98.92) 25 janvier 2006 16:12

    Monsieur

    Vous éludez certaines questions qui me paraissent essentielles. Tout d’abord un constat : nos concitoyens sont à la fois trop et mal informés. La fragmentation informative et son caractère essentiellement pessimiste - nihiliste ? - englue l’intelligence, la morcèle et lui donne un caractère schizoïde. Comment se construire une identité en baignant perpétuellement dans du fluctuant ( les modes journalistiques), du vacarme ( saturation des orifices ), du chaotique, des peurs ? Et comment résister à ce maeström technologico - informatif qui broie notre histoire collective et notre culture à une vitesse sidérante, si ce n’est en marquant ses distances ? Car une évidence doit être remis en question : pourquoi s’informer par les mass - médias ? Le monde en devient - il plus intelligible ? Nous permettent - ils de construire du sens, de franchir un palier intellectuel ou spirituel ? Non. Alors marquons une pause médiatique, retournons aux sources, aux textes fondateurs, à la philosophie, soyons obsédé non pas par notre bien - être mais par ce qui a une valeur objective. Aristote n’est pas une marque de chips, Mizoguchi un jeu vidéo, Voltaire une émission d’Arthur, Gauchet un footballeur. Alors nous aurons peut - être l’opportunité de devenir des individus et de ne pas rejoindre la cohorte de « zombies impersonnels » qui peuplent, en dépit des apparences, notre monde moderne.


  • brch90 (---.---.199.209) 26 janvier 2006 11:26

    Absolument d’ailleurs le sociologue Pierre Bourdieu a depuis longtemps décrit ce phénomène à propos de la télévision...


  • 31 janvier 2006 11:26

    oir une forme de télévision rudimentaire sur le réseau Internet. Grâce à des logiciels comme RealVidéo, il est possible


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