Le vertige du monde selon Facebook
Avec Google, le web avait deux dimensions. Puis Second Life et les univers virtuels annonçaient le web en trois dimensions. Aujourd’hui Facebook s’affranchit de ces métaphores pour nous donner du web l’image d’une abstraction formidable et monstrueuse : le « social graph », une représentation mathématique embrassant l’humanité réelle dans sa totalité. Vertige...
Le web est-il rond ou carré ? A-t-il un haut, un bas ? Une profondeur ? Quelle est sa forme ? Qui peut nous fournir un plan, pour savoir où nous allons ?
Depuis le début du web, nous courons après des représentations mentales nous permettant de cerner les contours de la « chose » et tenter de trouver notre chemin à l’intérieur. Mais elles se dérobent les unes après les autres...
De nouveaux outils de cartographie et de navigation nous sont proposés sans cesse et semblent donner un début de sens à cet énorme magma en croissance exponentielle, mais chaque fois de nouvelles technologies viennent bouleverser ces ébauches de certitudes, ouvrant des horizons béants vers un futur qui donne le vertige.
Après Google et le web en deux dimensions, Second Life et les univers virtuels préfiguraient un futur du web en trois dimensions... Facebook s’affranchit aujourd’hui de toutes les métaphores spatiales, pour nous donner du web l’image d’une abstraction au potentiel formidable et monstrueux : le « social graph », une représentation mathématique embrassant l’humanité réelle dans sa totalité. Un projet dément, qui provoque comme un malaise...
Au départ, le web était plat
Au départ, les choses paraissaient simples. Le web était plat.
Nous avions surtout besoin d’une bonne carte et de quelques panneaux indicateurs pour trouver notre chemin... On rédigea des annuaires, on construisit des portails. On se lança dans la cybergéographie. Mais le territoire était sans cesse plus grand, la frontière était repoussée toujours plus loin. Les annuaires n’étaient jamais à jour... Les portails n’étaient que des portes ouvertes... Et l’on commençait même à douter qu’il soit jamais possible d’établir la carte d’un monde qui devenait si grand...
Puis vint Google, l’indicateur automatique à vocation universelle. Il se présentait comme un guide austère mais efficace. Il lançait ses robots à travers le réseau, défrichant la voie jusqu’aux confins de la toile. Il répertoriait tout, mémorisait tout, traçait notre chemin dans la jungle en trois dixièmes de seconde, et nous menait à bon port en un clic de souris. On reprenait espoir d’y comprendre enfin quelque chose...
Puis le web changea de dimension
Ensuite vint Second Life, qui laissait entrevoir encore mieux, un web en trois dimensions (web 3D), qui prenait du volume, mais offrait l’image d’un monde balisé, aux rues taillées au cordeau. Un monde familier, qui commençait à ressembler au nôtre...
La métaphore spatiale des réseaux s’était imposée d’elle-même dès l’origine pour représenter le web. Elle commençait là à trouver une forme intéressante.
Le terme de « cyberespace » n’avait-il pas été forgé par le romancier William Gibson dix ans avant même que le web ne voit le jour... Il n’attendait que de prendre forme, et le dessin maladroit de Second Life commençait à évoquer quelque chose de connu. La matrice prenait forme, Matrix était pour bientôt... Ça n’était pas rassurant pour tout le monde, mais au moins, on savait qu’on allait quelque part...
Un monde presque parfait
Philippe Pérès imaginait déjà pour NetEco.com un monde presque parfait : « Car la 3D temps réel n’est pas seulement réservée au domaine du jeu, comme on pourrait le penser au premier abord. Elle permet aussi de développer de nouveaux environnements de travail collaboratifs (réunion à distance en web conférence, formation en classe virtuelle), de e-commerce (boutiques et galeries commerciales virtuelles) ou de réseaux sociaux d’expression et de partage (espaces personnels 3D)... des applications tant professionnelles que grand public qui reposent sur la 3D et la collaboration en temps réel. »
L’avenir était tracé : « La 3D est là pour apporter une dimension supplémentaire (un supplément d’âme) plus esthétique mais aussi et surtout pour permettre un accès plus immédiat à du contenu multimédia : c’est l’idée d’ "image habitable", telle qu’exposée par Sylvain Huet et Philippe Ulrich : "Habiter une image, c’est comme habiter une maison : on y entre, on y reçoit, on y partage, on y travaille, on s’y repose, on la construit, on l’emménage, on l’agrandit, on la range, on la dérange. La seule différence, c’est que l’image qu’on habite n’a pas de matérialité, ou plutôt sa matérialité est changeante (...)." »
Les mondes virtuels ne passeront pas
Sauf qu’à peine né, le projet commence à se fissurer... Rémi Sussan nous propose actuellement pour InternetActu une série en onze billets, qui s’annonce passionnante, sur l’avenir des mondes virtuels. Il souligne dès le second billet que « le premier goulot d’étranglement qui s’oppose à une extension massive des mondes virtuels est la lourdeur du système client serveur. » Notre futur en gestation est déjà étranglé par la limite technologique et financière indépassable de la bande passante !
Il y aurait bien une solution, suggère Rémi Sussan, mais ça n’est pas Second Life... « Une technologie comme celle de Croquet, un logiciel pour la création et le développement d’environnements pour mondes virtuels, pourrait démocratiser quelque peu le processus. Ce système tout à fait original repose en effet sur une technologie peer to peer. Chaque monde développé avec Croquet se situe sur un ordinateur particulier, et le calcul est distribué entre les machines : pas de “gros serveur” centralisant les données de nombreux visiteurs, chacun gère son espace virtuel et les informations partagées sont “répliquées” entre les machines. Une bande passante très faible est suffisante pour cela. »
Des univers instables et disloqués
Mais nous sommes loin du monde bien policé de Second Life, que n’aurait pas renié Walt Disney (même si, bon, c’est vrai, dans Second Life il y a du sexe, ce qui n’est pas le cas dans le monde de Mickey)...
Les mondes de Croquet sont des univers disloqués, instables, imprévisibles, en métamorphose constante, explique Rémi Sussan : « Croquet est un monde virtuel d’une nature différente (de celui de Second Life). Son modèle n’est pas le web, mais les applications pair à pair, comme Emule... Avec ces programmes, rien n’est fixe, l’environnement accessible est constitué par les internautes branchés simultanément. Contrairement au web, on a du mal à imaginer de tels réseaux ad hoc comme des “espaces”. La configuration de l’univers est chaque fois différente, dépendante de la connexion entre les machines présentes sur le réseau. Un “monde” peut disparaître tout simplement par ce que son possesseur aura décidé d’éteindre sa machine... Avec ses mondes isolés, mais reliés par des “portails” qui peuvent ou non aboutir à leur destination, avec une géographie en constant flux, Croquet ne ressemble en rien à une “seconde terre”. »
Nous espérions des repères, un monde balisé, compréhensible... Nous n’obtiendrons qu’un chaos supplémentaire et nous savons encore moins où nous allons...
L’angoissante beauté des abstractions mathématiques
Voilà déjà qu’un nouveau modèle se présente. Une nouvelle révolution est en marche : une image du web qui rompt radicalement avec cette fameuse métaphore spatiale qui nous tient depuis le début. Elle se nomme Facebook.
« Ici », nous ne sommes dans aucun un « lieu ». Mon « profil » Facebook n’est pas un « site ». Sur Facebook, on rédige une fiche personnelle. 70 millions de personnes dans le monde l’auraient déjà fait (un chiffre qui reste à vérifier...). La fonction du logiciel est d’établir des liens entre ces fiches. Ces liens, ce sont précisément ceux qui vous lient dans la « vraie » vie à vos relations : votre famille, vos amis, vos relations professionnelles, et tous ces nouveaux amis que vous vous êtes faits sur le web...
L’ensemble de vos liens, multiplié par l’ensemble des adhérents de Facebook (et à terme, selon l’espoir de son promoteur, l’ensemble de l’humanité), formera le « social graph ». Un nouveau graal. Plus fort que la matrice...
Quand la carte recouvre le territoire
L’ambition du projet est bel et bien de répertorier l’ensemble des relations qui existent entre tous les membres de l’humanité. Google voulait avaler tout le web, Facebook s’en prend à tous les hommes... Selon Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, le « social graph », « c’est l’ensemble des relations de toutes les personnes dans le monde. Il y en a un seul et il comprend tout le monde. Personne ne le possède. Ce que nous essayons de faire c’est de le modéliser, de représenter exactement le monde réel en en dressant la carte (to mirror the real world by mapping it out) » (traduction Francis Pisani).
L’expression de Mark Zuckerberg renvoie immédiatement à une nouvelle de l’écrivain argentin Jose Luis Borges, qui raconte cette histoire : « les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point ».
L’image pouvait déjà convenir pour nos mondes virtuels, appelés à reproduire à l’identique l’ensemble du territoire (mais on doute, on l’a vu, que la bande passante soit suffisante pour y parvenir avant longtemps sur le web). Elle prend un autre sens avec Facebook. Car s’il ne s’agit plus d’une carte, il est bien question des personnes réelles, celles du vrai monde...
Les fiches de Facebook ne sont pas les personnes, bien entendu, comme la carte n’est pas le territoire. Mais le projet est bien de construire sur le web une représentation des relations qui existent entre tous les gens, au sein de la totalité de l’humanité, une représentation abstraite, mathématique, bien moins concrète qu’une carte, moins « intuitive » comme on le dit des interfaces logicielles, mais à la puissance bien plus redoutable...
Quand la carte remplace le territoire...
Jamais projet humain n’avait été aussi loin. Si ce n’est la fiction racontée par Borges, mais c’était une fiction. Elle a pris forme aujourd’hui sur Facebook...
La représentation mentale du web que nous propose le projet Facebook est vertigineuse... Le « social graph », cette représentation mathématique de l’humanité, dénouant, grâce à la puissance de calcul des ordinateurs, l’inextricable écheveau des relations humaines, nous renvoie une image du monde qui n’est pas possible dans le monde... Elle n’est possible que sur le web, et avec une économie de moyens technologiques qui la rend bien plus crédible que les illusoires mondes virtuels...
Nous en sommes donc là pour le moment. L’histoire se poursuivra-t-elle comme celle de Borges ? « Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. »