Les tourments déontologiques et philosophiques du journaliste politique
Mon article écrit sur la prestation de François Bayrou amène une interrogation sur le rôle de la presse écrite (journaux et Internet). Est-ce que ce type de compte rendu sert la démocratie ? J’aurais tendance à dire oui si l’article n’est pas partisan et tente d’extraire une signification d’ensemble qui au premier abord, ne va pas de soi, ne tombe pas sous l’évidence. C’est un peu cela le travail intellectuel, prendre un décalage avec l’opinion et tenter une recension de raison. Un bon billet rédigé en visionnant l’émission deux fois ferait apparaître plus rationnellement la position intenable de Bayrou ainsi que je l’ai décelée et exposée trop rapidement (c’était un billet écrit à la hâte pendant la fin de l’émission). Autre chose. Il est bizarre que quelques-uns sur le Net jurent que Bayrou a été excellent et brillant. Comme quoi, quand on croit en une chose, on apprécie le réel différemment. Bayrou peut bien avoir quelques idées originales, comme ses concurrents, cela n’en fait pas un présidentiable pour autant, et son positionnement politique semble impossible, d’autant plus que Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal couvrent des champs étendus, entretenant volontairement le flou des frontières idéologiques.
Ce qui amène un questionnement plus large à propos d’un article qui porterait cette fois sur le mode de désignation de la candidate socialiste.
La presse presque unanime salue l’effort de démocratie interne et le côté inédit de ces primaires dans le grand parti de gauche qu’est le PS. En face, à l’UMP, quelques doutes, au vu de ce succès du PS à l’applaudimètre de l’opinion et de ses chauffeurs de neurone que sont les journalistes occupant eux aussi le temps de cerveau des citoyens, entre les spots publicitaires et les séries télévisées. Dans les états-majors de la droite, on réfléchit sur les moyens de répliquer, non sans que des regards sévères se croisent entre barons de la confrérie chiraquienne. Dilemme presque cornélien. Comment faire si plusieurs prétendants à l’investiture se déclarent ? Il faudra se positionner en image de parti démocratique, mais éviter un exercice tel que celui pratiqué par les trois prétendants socialistes, tout en sachant que le PS a pris quelques points dans l’opinion. L’UMP est embarrassée.
Voilà l’état de la situation. Eh bien, oui, ce n’est pas simple, la politique. Il faut non seulement un programme, mais une conquête intense de l’opinion en élaborant des tactiques de communication. Occuper le temps de cerveau, ai-je dit, mais aussi pratiquer des « implants d’opinion ». Ah ! Cette fameuse tactique qui, dans un conflit, se déroule sur le terrain avec des chars et des soldats. La bataille électorale principale se joue dans les médias à grande diffusion, quelques chaînes de télé et de radio. Le reste, c’est la presse écrite et l’Internet, réservé aux citoyens ayant le temps et le goût de la lecture. Se pose alors la question d’un article qui, au lieu d’aller dans le sens du consensus au sujet de ces primaires, en dénonce de côté artificiel et spectaculaire. L’exercice est assez facile. On peut la jouer pédagogie, façon ancien élève de Science po reconverti au journalisme, et faire du Eric Dupin, ou alors plus stylé, littéraire, avec force allégories. Là non plus, aucune difficulté. Trouver un schème pour organiser l’article et l’écriture se déliera. Le schème le plus efficace et dévastateur serait de comparer le fonctionnement des primaires à celui d’une émission de télé réalité, nouvelle Star sur M6, ou mieux encore, la Star Ac’ sur la Une. Autant prendre l’original plutôt que la copie.
Dans ce contexte, quel serait l’intérêt d’un tel article ? On y verrait apparaître les ressorts de l’affaire, les dessous de la mise en scène, sorte de making off reconstitué par un analyste. Fabius taper 1, DSK taper 2, Royal taper 3. Prix de la communication, celui d’une adhésion au PS, vingt euros pour les derniers arrivants. Le vote des Français sera donné par les sondages, à titre informatif. Les professeurs de la PS Ac’ Lang, Mélanchon et Jospin donnent également leur avis... Bref, voilà un brouillon permettant d’imaginer ce que pourrait être cet article ; qui du reste n’inventerait rien, renforçant l’idée que la démocratie d’opinion, la télécratie, s’étend sur le territoire. Et la question c’est : à quoi ça sert, ce genre d’article ? Au bout du compte, cette analyse renforcerait ceux qui sont déjà convaincus, tout en faisant basculer les rares indécis, alors que l’opinion reste acquise à la thèse du bel exercice de démocratie. L’effet sera donc quasi nul, mais admettons qu’il ne le soit pas...
Une analyse des primaires ainsi faite servirait à démonter la « machine télécratique » en défaisant ce que cette machine a construit. Ce faisant, notre journaliste est quand même piégé, parce qu’il reste dans le dispositif, déconstruisant ce qui a été construit. Mais c’est peut-être là une manière de faire fonctionner la parole et la raison, procéder par petites touches de déconstruction. Une méthode apparemment légitime, mais quid des fins ? Quid de 2007 ? L’essentiel ne se résume pas à des questions d’opinion mais de construction politique d’une société dont on espère qu’elle sert équitablement les fins de l’homme, donnant à chacun les moyens de progresser et à tous la possibilité d’être à la fois les acteurs et les scénaristes d’une histoire commune. Après tout, on peut penser qu’une politique efficace se mettra en place après les élections, et être indulgent face à cette désignation d’une candidate « formatée » pour gagner les élections, et que les responsables habilités pour gouverner seront désignés le moment venu, non sans prendre en compte les législatives, dont personne ne parle.
Et donc, je dois avouer ma perplexité sur ce jeu médiatique, sur l’activité journalistique, les recensions, les analyses, les critiques. Le temps de cerveau disponible est presque saturé. Je parle du cerveau des téléspectateurs, auditeurs, lecteurs, autant que de celui des intellectuels, essayistes, journalistes. La confusion s’installe dans les esprits. Il devient impossible de se représenter l’avenir qui se prépare, ni la gouvernance qui sera mise en œuvre. Nous avons dans les tactiques électorales une composition d’ingrédients, des programmes pour ceux qui s’intéressent aux programmes et des petites phrases et autres prises de positions, des généralités genre l’ordre juste est bon et sert à combattre le désordre injuste qui est mauvais. Ainsi, les présidentiables doivent faire preuve d’un dédoublement de personnalité, un œil sur le programme, comme futur gouvernant, et un œil sur la communication, pour faire du candidat un attrape-tout électoral.
La position du journaliste politique paraît bien fragile, dans un contexte où la technique règne et où le chaos communicationnel se développe. Pour preuve, on peut lire sur le blog d’Eric Dupin que le PS est dévitalisé, alors qu’un analyste sur la 5 jure que ce même PS est sur le chemin de la renaissance. On apprend aussi que des cellules ouvrières de la République travaillent depuis quelques mois sur un projet dont la grande ordonnatrice serait Ségolène Royal. Il faut reconnaître que cette idée d’associer les forces vives industrieuses et associatives à l’action politique est séduisante autant que légitime, mais pourquoi avoir attendu trente ans pour le faire ? A moins que ce ne soit qu’une instrumentalisation au service d’un dessein des dirigeants socialistes. Je doute de tout, et l’histoire, récente et plus ancienne, (1933) me fait douter des élans populaires, bien que la société soit devenue intellectuellement puissante et réfractaire aux vieux démons. Toujours est-il que le mythe de la taupe marxienne reste opérationnel.
Tout semble relever de la plus grande confusion, si l’on observe les écrits des analystes dans les journaux. Le devenir des sociétés nous échappe. Se pose la question du journalisme constructif, qui relaie les initiatives. C’est assez emblématique de notre société : force est de constater que le journalisme est souvent déconstructeur, pour ne pas dire destructeur. Comment conjurer ces tendances au dénigrement et au mépris, comment composer avec toutes les mouvances édificatrices ? Voilà la question. La réponse est que ces mouvement édificateurs sont de faible intensité, du moins c’est ce que je pense, en toute méconnaissance de cause, ce qui veut dire, en connaissance acquise avec une expérience de proximité et une lecture des papiers médiatiques.
Et donc, la machine qui commande tout, c’est le système productif et le système de la consommation. L’impossible défi du monde politique est de donner à cet ensemble la forme d’une civilisation et d’en faire un espace pour tous. Voilà l’inconnue majeure du futur et le principe architectonique d’où découle cette interrogation initiale sur le rôle et la pratique du journalisme politique. On comprend alors comment tout ce jeu est vain et dérisoire, tant que ne seront pas éclaircis les vraies alternatives et les réalités faisant que le système est ce qu’il est devenu. A quand un journalisme des Lumières ? Contre toutes les tyrannies ?