jeudi 5 avril 2007 - par Bernard Dugué

Non-esquisse de la Figure du cinquième pouvoir (I)

La question du positionnement des journalistes et autres écrivains de la Toile, diffuseurs, weblogueurs du Net, semble faire débat, notamment depuis que Thierry Crouzet a publié une réflexion originale sur ce thème, dans le sillage des analyses « pronétariennes » livrées par les deux fondateurs d’Agoravox, Carlo Revelli et Joël de Rosnay. Quel est le véritable pouvoir des Internautes ? Cette question mérite une analyse approfondie, notamment sur le statut anthropologique, voire même ontologique, de l’être humain couplé à un écran, un clavier, et connecté à ses congénères.

Ne voyez dans le titre aucune provocation d’ordre moral ou politique. Les connaisseurs auront vite deviné l’allusion à Der Arbeiter, autrement dit le Travailleur tel qu’il a été pensé par l’écrivain Jünger en 1933, en toute liberté, indépendamment de toute connivence avec le nazisme, s’interrogeant sur l’apparition d’une nouvelle Figure de l’être humain, celle du Travailleur. L’usage du F majuscule signale la conception spéciale de la notion de figure appliquée à un type d’humain dont le propre est de faire usage des machines industrielles en étant impliqué dans un système de production mobilisant des outils, des articulations mécaniques, des infrastructures puissantes connectées à des systèmes d’amplification et d’application de l’énergie mécanique. Après avoir lu le livre de Jünger, une question vient à l’esprit. Voit-on apparaître une nouvelle Figure, celle du Connecteur ? Et si oui, résulte-t-elle d’une transformation du Travailleur ou bien est-elle apparue en conjonction avec l’usage de l’ordinateur ? Enfin, qu’est-ce qui réunit et qu’est-ce qui distingue ces deux Figures ?

La réflexion en terme de Figure impose, comme le précisait Jünger dans son grand livre. Ainsi, pour un sociologue, l’ensemble humain sera sociologique, il sera organique pour un biologiste, il relèvera des échanges marchands pour un économiste qui ira traquer l’homme dans le moindre centime (Jünger, Le Travailleur, p. 97). L’auteur dénonce l’absolutisme de ces visions exposées et formées à partir du concept et, donc, que le soupçon présentera comme potentiellement déformées. Comme Nietzsche, Jünger préfère penser le concret, la Figure, au détriment d’une vision d’ensemble trop encadrée par des généralités conçues et donc, parfois préconçues. C’est un choix discutable mais qui possède un intérêt.

Ainsi, on ne parlera pas du côté économique lié à l’activité sur le Net. C’est comme dans l’édition. Les éditeurs en vivent, moins les auteurs. L’Internet n’étant que le reflet de la vie réelle, les producteurs de plates-formes (Web 1, Yahoo, Google puis Web 2 Daily motion, TypePad, You Tube) font de l’argent mais pas les auteurs, fournisseurs de contenu. La situation sociale des acteurs du cinquième pourvoir ne présente pas grand intérêt, pas plus que la situation économique. Le côté biologique est trivial pour qui a réfléchi à la connivence de ces trois notions : vie, technique, communication. Une analyse classique à la Montesquieu invaliderait déjà la notion de quatrième pouvoir, alors autant admettre que le cinquième bénéficierait du même sort.

Mais pourquoi au fait avons-nous pris l’habitude de mettre la presse au rang des trois pouvoirs conçus par Montesquieu ? Ne vaudrait-il pas mieux parler de puissance médiatique ? Auquel cas, nous pourrions tracer un spectre de puissances dans le sillage de la réflexion de Jünger. Ainsi, si le monde industriel a vu l’apparition d’une Figure anthropologique, celle du Travailleur, installé dans une liberté d’agir, en contact avec des puissances élémentaires, en rupture avec la bourgeoisie duXIXe siècle, alors quelques nouvelles Figures, dérivées ou étrangères au Travailleur, occupent des places bien installées, dans des lieux de puissance. Le Financier, le Médiarque, le Politicien représentent des lieux de concentration de puissance exercées sur la société avec ses (masses, troupeaux, individus, citoyens ?)

D’où une première thèse. Le monde actuel nous a montré que les citoyens (certains) sont passés du statut de cible de la puissance politique au stade de contestataire de cette puissance. Certes, avec une force très limitée mais qui a montré son impact lors du référendum de 2005. De ce fait, l’apparition des plates-formes d’édition a révélé l’installation des individus connectés dans une forme de puissance nouvelle. Celui qui blogue devient un écrivain en puissance, acquiert le statut de très petit écrivain, comparé au petit écrivain édité dans les maisons d’édition provinciales. Celui qui exerce la fonction de journaliste du Net acquiert le statut de petit médiarque. Il dispose d’une puissance qui, rapportée au nombre de lecteurs sur le Net, le range aux côtés du pigiste d’un journal local. Une différence doit être soulignée. Si les connecteurs du Net (je désigne les blogueurs, les journalistes numériques, les activistes des forums) ont une faible puissance, celle-ci est délocalisée ; ce qui n’est pas le cas d’un écrivain ou d’un pigiste, tous tributaires de la capacité de diffusion physique des supports papiers.

Cette première thèse, je ne crois pas qu’elle désigne un phénomène de grande ampleur (dans l’efficace) pour l’instant. Elle dit peu de choses, juste que la cible citoyenne peut répliquer aux flèches médiatiques instituées, tel le rocher créant le ressac d’une vague trop entreprenante, et Dieu sait si les vagues médiatiques le sont. Le « cinquième pouvoir » incarne une Figure de la puissance médiatique. Je crois profondément que cette puissance pourra rivaliser avec celle des médias conventionnels si elle veut la concurrencer, car elle est de même essence. Le journal Libération a représenté le « cinquième pouvoir » dans les années 1970. Il est passé au statut de « quatrième pouvoir » la décennie suivante. Autrement dit la vérité est évidente.

La puissance du journalisme du Net repose sur les idées, le contenu, le sens d’une époque et de gens en connivence, l’excellence des textes, la création, l’innovation, la liberté de parole, les chaînes de la censure brisées. Si telle est la voie suivie par les activistes du Net, alors le salut et la réussite seront acquis dans un contexte éthique, spirituel et républicain. Si la quête de la cinquième puissance n’est que la puissance, alors l’issue sera celle d’un mouvement sectaire de gens qui n’ont d’autres fins que de se voir en influenceurs. Nous pouvons d’ores et déjà capter les travers de cette « cinquième puissance ».

Cela mérite-t-il un livre ou un billet de plus sur ce sujet ?

A suivre... ?



4 réactions


  • aquad69 (---.---.100.34) 5 avril 2007 13:28

    Bonjour Bernard,

    en effet.

    Mais il y a une différence tout de même entre Libération a ses débuts et Agoravox :

    Il pouvait alors y avoir consensus à la rédaction de Libé, et donc discipline, ce qui impliquait filtre : par exemple, un journaliste d’extrême-droite ne serait pas resté longtemps dans l’équipe ; libé était donc déjà orienté, peigné en qque sorte, ce qui est la condition première pour être un pouvoir ; il faut que les « atômes » soient orientés dans la même direction pour que la « force » puisse s’exercer.

    Toute différente est la situation d’Agoravox : tous les points de vues y sont représentés, ce n’est pas orienté et ça part dans toutes les directions.

    C’est donc encore seulement de l’information ; pour devenir un pouvoir il faudrait que s’impose un consensus sur tel ou tel sujet particulier, et que l’ensemble des possibilités de pression de nos internautes puisse s’orienter dans une direction précise, et qu’elle se discipline donc en suivant un mot d’ordre.

    Non seulement ce ne serait pas facile à réaliser, mais celà pourrait faire perdre à ce genre de site précisément tout ce qui fait pour nous ses qualités...

    Je vous avoue que je reste sceptique...

    Amicalement Thierry


    • Bernard Dugué Bernard Dugué 5 avril 2007 13:46

      Bonjour,

      Bonne remarque qui impose une précision. Je parlais de rapports de positionnement et de pouvoir. Libération se situait comme une nouvelle offre de presse face à un establishment de grosses machines, Figaro, Monde etc. De ce point de vue, je crois qu’on peut comparer les deux situations. Après, c’est une question de contenu. Agoravox se veut indépendant et pluriel. Libération a proposé une offre « gauchiste » face à une presse politiquement installée et mandarinisée, Agoravox propose une offre « citoyenne-libertaire » face à cette même presse qui s’est étiolée par excès de professionnalisme et un peu starisée, bref, trop formatée et convenue


  • Thomas Roussot Thomas Roussot 5 avril 2007 17:02

    Le bavard c’est vous DW, B. Dugué fournit des articles toujours denses et porteurs de sens, même si l’on en partage pas tous les aspects, il y a de la substance, celle qui fait quasi systématiquement défaut à tous vos articles.


  • chantecler (---.---.146.2) 5 avril 2007 19:26

    Article quasi exhaustif : pas grand chose à ajouter.

    La fondation de Libé s’est faite dans un contexte historique particulier : les suites du mouvement soixante-huitard, la nécessité de trouver un journal en résonnance avec tout ce qui en était sorti (les comités,une forme de liberté qui rendait d’autres journaux désuets, et la présence immense de JP Sartre) et l’ORTF qui bridait l’information. Je pense que malgré la multiplicité des chaînes actuelles un retour en arrière s’est effectué dans un formatage absolu de l’opinion à quelques nuances prés.

    Pour en revenir au cinquième pouvoir et Avox, tant qu’ils maintiendront leur diversité et leur indépendance, ils auront leur intérêt. Si un jour il y a une main-mise l’expérience s’arrétera d’elle-même. J’ajouterai aussi s’ils arrivent à faire de l’investigation, du terrain, et non que de l’opinion.


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