Yves Montand, une grenouille de la politique qui chantait : vive la crise !
Au-delà de ses activités de chanteur puis d’acteur reconnues très tôt dans sa (belle) carrière, Yves Montand, grand séducteur, avait montré quelques velléités d’engagement politique, en tant que représentant d’une étrange gauche reaganienne.
Il est né neuf jours avant Georges Brassens et ce mercredi 9 novembre 2011, on fête le vingtième anniversaire de sa disparition : il ne s’agit pas de De Gaulle (mort un 9 novembre aussi), mais de… Yves Montand, chanteur, acteur et même …grenouille de la politique, celle qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf.
Je ne veux pas m’appesantir sur sa vie, son œuvre très importante tant dans la variété que dans le cinéma, ni sur ses relations avec Simone Signoret, mais plutôt sur son action politique. Car un peu malgré lui, Yves Montand a eu également une action politique en raison de sa très grande notoriété.
D’une tentation communiste…
Issu d’une famille communiste, il a été dans les années 1930 l’archétype de l’enfant immigré italien (Ivo Livi) qui a dû se coltiner avec la xénophobie de certains Français soi-disant patriotes pour qui l’apport extérieur ne pourrait jamais enrichir la culture nationale. Yves Montand a prouvé le contraire par son talent.
Après sa rencontre coup de foudre et son mariage avec Simone Signoret, Yves Montand a pris l’habitude de recevoir de nombreux "intellectuels de gauche" dans sa propriété normande, allant de Jorge Semprun à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et fut rapidement étiqueté communiste.
Ce qui est vrai, c’est qu’il n’annula pas sa tournée à Moscou juste au moment de la répression des manifestations de Budapest par les chars soviétiques en octobre 1956. Il y rencontra même Nikita Khrouchtchev (pour lui demander des explications) et continua sa tournée triomphale en 1957 dans les pays satellites de l’URSS.
…À un combat contre toutes les dictatures
Son succès aux États-Unis et la déception de ce qu’il a pu observer comme application concrète du communisme dans les pays communistes, renforcée par l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, l’ont rendu anticommuniste et en 1981, même partisan du syndicat polonais Solidarnosc.
Plus généralement, Yves Montand s’était senti engagé à lutter contre tous les totalitarismes, d’où qu’ils vinssent. Il l’a en particulier joué dans quelques films de Costa-Gavras très démonstratifs et politiques : dans "Z" (1969) contre la dictature des colonels grecs, dans "L’Aveu" (1970) contre la dictature communiste (il incarna Arthur London), dans "État de siège" (1973) où il jouait un agent américain conseillant des dictateurs militaires et enlevé par des communistes, et d’autres films comme "I comme Icare" (1979) d’Henri Verneuil où il se frotta à la fameuse expérience de Milgram.
D’abord cinématographiques, ses engagements politiques ont reçu un écho de plus en plus médiatique dans les années 1980.
Un "phare de la pensée contemporaine"
Ce qui étonna son public, c’est qu’à partir de 1983, Yves Montand est devenu au fil de ses apparitions médiatiques une sorte de nouveau Coluche, au sens personnalité du spectacle prenant part au débat public, cependant bien moins à gauche que l’humoriste puisqu’il n’a jamais accepté l’idée de la présence de ministres communistes au gouvernement et qu’il a soutenu l’installation des fusées Pershing en Allemagne de l’Ouest.
Il a même montré beaucoup d’intolérance en affirmant dans "Paris Match" du 2 mars 1984 : « Si un homme de plus de cinquante-cinq ans et encore membre du Parti communiste veut me rencontrer et me dire bonjour, je lui fous sur la gueule. » (Montand avait alors 62 ans).
Yves Montand, qui soutenait publiquement la politique culturelle de Jack Lang le 8 mars 1986 (à une semaine des élection législatives), a souvent utilisé le mot "racisme" à toutes les sauces, s’inquiétant du supposé "racisme anti-vieux" du chanteur Charlélie Couture (26 ans) le 3 mai 1982 sur Antenne 2 ou encore de l’hypothétique "racisme anti-saltimbanque" qui voudrait que les chanteurs ou acteurs n’aient pas le droit de s’exprimer comme les autres.
Deux jours après sa participation à "Sept sur Sept" le 6 novembre 1983 sur TF1, il était l’invité du journal d’Antenne 2 et fut interviewé par Christine Ockrent qui n’hésita pas à sortir le grand jeu : « Alors, on va innover ce soir, on ne va pas parler de politique, Yves Montand, mais quand même, une question. Comment expliquez-vous que vous soyez devenu dans les médias en France et dans l’opinion, il faut bien le dire, un tel phare de la pensée contemporaine, ou disons, en tout cas, un tel point de repère ? Comment expliquez-vous ce phénomène ? ».
Et Yves Montand de lui répondre : « (…) Il y a des circonstances et des moments où je pense avoir dit certaines choses qui me semblaient, à moi en tout cas, élémentaires. Certains l’ont mal pris. Mais je ne retire pas un mot ni une virgule de ce que j’ai pu dire à l’émission de "Sept sur Sept". (…) Ils savent très bien que je ne le fais pas d’une façon intéressée. Je n’en tire ni gloire ni argent. Je ne brigue aucun poste officiel. Mais il y a des choses qui ne peuvent pas être acceptées si on triche, et quand on se veut de la famille de gauche, je pense qu’il faut appeler un chat un chat, et puis, dire, si on s’est trompé, qu’on s’est trompé et non pas faire toujours tomber la responsabilité sur les gens de droite, ce qui est un peu facile. » (8 novembre 1983, Antenne 2).
Entre 1983 et 1988, les interventions politiques d’Yves Montand se sont multipliées à la télévision, que ce soit par ses prises de position aux "Dossiers de l’écran" en janvier 1984, par sa présence à Jérusalem le 4 juin 1986 pour soutenir les réfugiés juifs russes en Israël et saluer Natan Sharansky, ancien déporté du Goulag (libéré le 11 février 1986 et futur ministre israélien de 1996 à 2005), ou encore par sa participation à "Apostrophe" du 24 avril 1987 pour commenter l’autobiographie de son ami Lech Walesa.
Vive la crise !
Le sommet de sa visibilité politique fut en 1984. Yves Montand a en effet été recruté comme une sorte de porte-parole pour transmettre un message clair, celui du « capitalisme libéral » de la « gauche tendance Reagan » professé par des intellectuels de la Fondation Saint-Simon, Michel Albert ("Le Pari français", 1982), Alain Minc ("L’Après-crise", 1982) et aussi des personnalités comme Serge July, Laurent Joffrin, voire François de Closets ("Toujours plus", 1982). Il a présenté l’émission "Vive la crise !" diffusée sur Antenne 2 le 22 février 1984 à 21h40.
À l'origine, c'était Bernard Pivot qui aurait dû présenter l'émission, mais après son refus, Jean-Jacques Guillebaud, le principal auteur de l'émission (avec Pascale Breugnot, la productrice de "Psy Show" et de "Gym Tonic"), a alors proposé le job à Yves Montand qui a tout de suite accepté, sans cachet, en une journée de tournage.
Le contexte était morose. Cela faisait près d’un an que le gouvernement Mauroy avait tenté de faire machine arrière à la « rupture du capitalisme » devant d’évidents défauts de gestion. Le chômage ne cessait de grimper (deux millions de chômeurs), la croissance était molle (0,8%) et si l’inflation commençait à ralentir, la balance du commerce extérieur était très déficitaire et les industries périclitaient (textile, sidérurgie lorraine) ou étaient sous respiration artificielle (Creusot-Loire). Le Ministre de l’Industrie de l’époque s’appelait d’ailleurs Laurent Fabius. C’était le temps où Henri Amouroux s’inquiétait dans ces termes : « À croissance molle, société dure ».
L’émission a bénéficié d’un matraquage médiatique exceptionnel et fut confortée par un supplément spécial de "Libération". Son objectif affiché était pédagogique dans le but de vulgariser les nouveaux enjeux économiques de la France après les Trente Glorieuses.
Yves Montand était assez transparent dans le texte qu’il prononçait et avec lequel il était d’accord à 90%. Il expliquait dans "Libération" ceci : « La gauche est bien obligée de reprendre des positions sur l’économie qui étaient traditionnellement celles de la droite. L’ennui, c’est qu’elle a perdu trois ans. ».
L'émission a commencé avec un flash alarmiste de Christine Ockrent qui citait des mesures de remises en cause des acquis sociaux par Max Gallo, à l'époque porte-parole du gouvernement socialo-communiste dont le directeur de cabinet était... François Hollande.
Puis, a suivi une introduction "douche froide" : « Nous avions des privilèges historiques. Or, c'est peut-être dur à admettre, mais à présent, cela est changé, comme est changée la carte du monde de fond en comble. La plupart de ces privilèges sont bel et bien perdus. C'est fini. Finie l'énergie bon marché (...). Finies les matières premières pour presque rien (...). Finie la jeunesse ; vous savez tous que la natalité, chez nous, s'est effondrée et que l'Europe devient un continent de vieux (...). Et enfin, finie la puissance militaire ; savez-vous que des petits pays comme la Syrie, Israël et le Vietnam ont davantage d'avions et de chars que la France ? ».
Dans l’émission, il récitait ainsi certaines prévisions "alarmistes" : « Le troisième choc pétrolier est inévitable. En l’an 2000, le baril atteindra sans doute 55 dollars contre 29 actuellement. ».
Ou encore : « Une chose qui est peut-être plus dangereuse que tout le reste, c'est le désordre monétaire international. Imaginez qu'un pays refuse de pays ses dettes... ».
Il a été le porte-voix de la gauche gestionnaire qui voulait arrimer la France à la solidarité européenne dans une crise qui se poursuit encore trente ans après. Sa prestation a été très apprécié de tous les dignitaires socialistes du moment : François Mitterrand (Président de la République), Jacques Delors (Ministre de l’Économie et des Finances), Michel Rocard (Ministre de l’Agriculture), Pierre Bérégovoy (Ministre des Affaires sociales) etc.
Transmettre le goût d’entreprendre
Yves Montand a par exemple présenté au cours de l’émission comme un jeune entrepreneur de 34 ans …l’ancien sous-préfet (et énarque) Philippe de Villiers pour son spectacle du Puy-du-Fou, ce qui lui donna une certaine notoriété et le propulsa dès deux ans après au sein même du gouvernement pour épauler un Ministre de la Culture (François Léotard) qui ne connaissait pas grand chose dans ce domaine.
Le but (très louable) de l’exercice était de donner aux Français l’envie d’entreprendre, mais un autre but (moins avouable) était de culpabiliser les "assistés" de l’État-providence : « Maintenant, il va falloir payer ! » pour finalement secouer les téléspectateurs, un peu sur le ton volontariste d’un Bernard Tapie : « C’est vous et vous seuls qui trouverez la solution. Y a pas de sauveur suprême. Y a pas de super-caïd. Y a pas de Superman. C’est vous ! Prenez-vous par la main. Sachez ce que vous voulez. Demandez-le. Voyons ce qu’on peut faire. Et avancez ! Alors, ou on aura la crise, ou on sortira de la crise. Et, dans les deux cas, on aura ce qu’on mérite ! ».
Tellement particulière, cette émission "Vive la crise !", qu’elle fut reprise et rediffusée dans certaines classes de lycée pour faire une analyse tant de l’économie que …de la communication politique.
Encouragé par l’audience de sa première émission (vingt millions de téléspectateurs !), Yves Montand a présenté une seconde émission plus tournée vers la politique étrangère, la géopolitique et la défense avec la collaboration d’un jeune chercheur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Pierre Lellouche (33 ans), aujourd’hui ministre dans le gouvernement Fillon (Secrétaire d’État au Commerce extérieur).
Épilogue en queue de poisson
Fort du succès de ses deux émissions télévisées qui se voulaient didactiques, Yves Montand s’est transformé en candidat possible à l’élection présidentielle de 1988 (à 66 ans), au moment où l’incertitude de la candidature de François Mitterrand était encore élevée, la candidature de Jacques Chirac, Premier Ministre de la cohabitation, plombée par la mort de Malik Oussékine (le 6 décembre 1986), et la candidature de Raymond Barre de plus en plus incontournable.
L’idée de comparer sa trajectoire à celle d’un Ronald Reagan le hissait à l’avant-scène du paysage politique. Certes, lui n’était pas un acteur de série B, lui n’avait pas fait de la politique avant (aucun mandat électoral) mais souvent, les modes médiatiques viennent de comparaisons un peu superficielles, ou artificielles.
C’est donc dans l’émission "Questions à domicile" du 19 décembre 1987 sur TF1, qu’Yves Montand a attendu la fin de la dernière page de publicité pour annoncer à Anne Sinclair qu’il renonçait finalement à se présenter à l’élection présidentielle. Ce qui paraissait somme toute naturel pour un non politique qui aurait risqué de grossir comme la grenouille de la fable.
En fait, le suspens avait été artificiellement monté en sauce pour augmenter l’audience de l’émission et on apprit plus tard que, bon acteur, Yves Montand avait même reçu pour l’occasion un cachet de huit cent mille francs de la part de la chaîne de télévision qui venait d’être privatisée.
Yves Montand a été effectivement un très bon acteur, notamment lorsqu’il faisait de la politique.
« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (9 novembre 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Milgram et "I comme Icare" revus à la sauce télévisuelle.
"Z", une autre vision de la Grèce.
Une émission de candidature.
Une émission de non-candidature.
On peut réécouter l'émission "La Marche de l'histoire" sur ce thème (France Inter, 4 novembre 2011).
Citations de l’émission reprises du journal "Le Monde diplomatique" (de février 1999, page 3).