Ce que dit le conflit Air France de notre société
L’image du DRH d’Air France, grimpant aux grilles pour échapper à des salariés en colère, a fait le tour de la planète médias et du web. Les commentaires primaires ont ensuite cédé la place à une analyse politique plus poussée, qui continue cependant à masquer des aspects essentiels de l’évolution sociale de ces dernières années, aspects qui sont pourtant pour beaucoup à l’origine de cet évènement.
Un « dialogue social » dégradé
Le « dialogue social » que le PS veut promouvoir en mode de gestion reste en grande partie un concept qui ne se traduit pas dans les faits. Dialoguer signifie entrer en communication, échanger. Il ne s'agit pas d'avoir raison de la personne qui écoute, ni de lui imposer un point de vue. Force est de constater que nous sommes socialement bien loin de cette situation, et ce depuis des années. On se rappellera sans doute la mise en place d’une obligation du service minimum dans les écoles sous la présidence de M. Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa. On se rappellera aussi les grèves dans les raffineries sous cette même présidence, grèves qui avaient donné lieu à des réquisition autoritaires des personnels, réquisitions finalement cassées par la justice au motif d’absence des raisons valides de dernier recours que sont une situation d’urgence avec une atteinte à la sécurité publique, au bon ordre ou à la salubrité.
Cette dérive autoritaire dénoncée voilà des années sur Agaravox par l’auteur de ce billet et d’autres se trouve relancée sous la présidence de M. François Hollande sous forme de déclarations martiales du premier ministre M. Manuel Valls et surtout d’actes contraires à l’esprit du dialogue social, venant du pouvoir en place. Deux exemples pour illustrer le propos. Tout d’abord, le premier ministre a décidé d'appliquer l'accord sur la rémunération des agents de la fonction publique, même si le texte a été rejeté par FO, Solidaires puis la CGT, premier syndicat de la fonction publique. Ce texte n’ayant pas obtenu l'aval des syndicats représentant au moins 50% des voix aux élections professionnelles, il n’aurait donc pas dû être validé. Deuxième exemple, l’accord horaire à l’AP-HP, signé par M. Martin Hirsch et la seule CFDT syndicat minoritaire (18 % des voix), alors que les deux syndicats majoritaires (CGT, 38 % et SUD, 29 %) avaient refusé ce projet qui conduira à une perte du nombre de jours de vacances pour les employés. Commentaire de M. Olivier Youinou, représentant la centrale SUD, au sujet de M. Martin Hirsch, qui s’est toujours décrit comme un défenseur du dialogue social, « c'est la deuxième fois qu'il signe un accord ultra-minoritaire sur des sujets aussi importants », en référence au protocole signé en avril dernier, relatif à la titularisation de contractuels.
Nous sommes donc bien confrontés à un « dialogue à sens unique », d’autant plus insupportable que celui-ci s’inscrit dans une époque où une certaine forme de mépris, voire de violence patronale devient de plus en plus fréquente et odieuse, alimentée par les bonus de bienvenue, les salaires mirobolants des dirigeants et cadres sup-sup des entreprises, la distribution de stock-options et celle de « golden parachutes » à ceux qui n’auront eu pour action notable que de licencier des centaines et milliers d’employés, alors même que leur entreprise était bénéficiaire.
Des salariés sous forte pression
Cette « crise » à Air France s’inscrit donc dans un contexte où les salariés (et même au-delà les agents de l’Etat et assimilés) sont soumis à des contraintes, voire des pressions de plus en plus fortes. Quoi qu’en disent les hérauts néo-libéraux, les salariés comme les agents de l’Etat ont consenti déjà de très gros efforts de productivité dans un contexte de limitation salariale drastique. Rappelons que dans de nombreux secteurs d’Etat – y compris des secteurs du périmètre régalien (armée, police, justice) - le nombre de fonctionnaires a sensiblement été réduit et leurs traitements bloqués depuis 2010 jusqu’en 2017, ce qui conduira inéluctablement à une perte de pouvoir d’achat de l’ordre de 10 à 15%. Quant aux salariés du privé, où la productivité est plus facilement quantifiable parce que génératrice de valeurs financières et non pas de richesses non marchandes, on sait que la productivité horaire y est au top des pays industrialisé, et qu’elle se combine à une annuité horaire équivalente à celle de nombre de nos voisins. Pour ceux qui en douteraient, la durée annuelle de travail en France était de 1559 heures en 2010, contre 1419 en Allemagne, et 1640 au Royaume-Uni, pour une productivité horaire (en dollars US de PIB, par heure) de 64 pour la France, 63,5 pour l’Allemagne, et 49 pour le Royaume-Uni (données wikipedia et OCDE). Et les Japonais, travaillant presque 1735 heures par an, ont une productivité horaire de… 44 dollars US de PIB !
Cette forte productivité française que d’aucuns ne trouvent toujours pas suffisante et surtout trop coûteuse, s’inscrit par ailleurs dans un contexte international de concurrence biaisée. Ainsi, on entend dire qu’Air France ne tiendrait pas la route (ou pas l’air !) face aux tarifs des compagnies du Golf. C’est possible, mais la faute n’en revient pas aux salariés. Elle est le fait de l’Etat et de l’UE. Les compagnies du Golf sont en effet fortement subventionnées par les monarchies et sultanats pétroliers de la région. Une étude récente, publiée début 2015, révélait que Etihad, Qatar Airways et Emirates avaient bénéficié de près de 36 milliards d'euros de subventions au cours des 10 ans écoulés. Etihad aurait touché environ 16 milliards d’euros, Qatar Airways autour de 15 milliards et Emirates 5 milliards sous forme de prêts sans intérêts, fournitures non facturées. En regard de ce rapport, un silence assourdissant des autorités française et européennes devant ce qui semble être - pourtant - une entrave à la sacro-sainte concurrence libre et non faussée. Pourquoi ? Probablement parce qu’il ne faudrait pas que l’UE et la France perdent des parts de marché en termes de vente d’avions civils, de vente d’armes, et de créneaux de mouvements dans ces monarchies pétrolières. Pour être totalement honnête, les américains qui ont conduit cette étude n’ont pas, non plus, réagi, et ce sans doute pour les mêmes raisons. Pour résumer, on pourrait donc dire que les salariés d’Air France font partie des dégâts collatéraux de nos ventes d’armes à l’étranger !
Tout ce qui précède serait risible si cela ne s’inscrivait dans un contexte d’affaiblissement du droit du travail. Présentés sous l’angle de la « modernisation », de la rénovation des rapports dans l’entreprise, d’une meilleure adaptation à la concurrence, de multiples projets de lois ont directement ou indirectement ciblé ce droit, la France ne traduisant dans ses textes que la volonté européenne en la matière. Voir en ce sens l’édifiant livre vert « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du xxie siècle » de la commission européenne » qui part de l’hypothèse (probablement erronée) que les règles du modèle traditionnel des droits du travail ne sont pas adaptées aux défis économiques de la société mondialisée. Il y aurait donc urgence à la mise en place d’un « marché du travail flexible ». C’est typiquement ce que propose Air France, avec le projet de rémunérer moins ses salariés qui travaillerait autant, et autant ses salariés qui travailleraient plus, le tout avec un recours accru à la sous-traitance et aux CDD, que la compagnie a d’ailleurs été contrainte pour certains de réintégrer dans ses effectifs.
Un pouvoir politique très à l’écoute du patronat
Ce qui précède a été rendu possible parce que les gouvernements de M. Sarközy de Nagy-Bocsa et Hollande ont multiplié les mesures favorables au patronat : réductions des « charges » successives, limitation du droit salarial, mise en place de crédits d’impôts, etc. sans avoir exigé ou vérifié l’existence en retour de justes compensations. Ainsi le crédit impôt-recherche, vertement critiqué par la Cour des Comptes, a totalement manqué sa cible et ne bénéficie pour l’essentiel qu’aux grands groupes (ex. Axa, Total) et aux cabinets qui conseillent ces grands groupes pour en bénéficier ! Au total ce sont plus de 51 milliards d’aide publiques qui auront été distribués au cours des 4 années passées aux entreprises avec un retour sur l’emploi nul. Le million d’emplois créés que promettait le MEDEF s’est ainsi révélé soluble dans l’euro…
Dans le même ordre d’idées, on peut dénoncer le peu de logique qui a prévalu à la mise en place du contrôle renforcé des chômeurs. Le gouvernement via « Pole Emploi » estimait que la fraude aux allocations chômage s’élevait à un peu plus de 100 millions en 2014 et qu’environ 10 000 chômeurs étaient concernés sur les 2,7 millions de personnes inscrites cette année-là, ce qui correspond à un taux de fraude de 0,3 % environ. Dans le même temps, et selon la cour des comptes, la fraude aux cotisations sociales des patrons français représenterait environ 20 milliards d’euros par an soit environ 5% du total des cotisations et contributions sociales. Cette fraude couvre le travail dissimulé (entendre « au noir »), les heures non déclarées, l’assurance chômage, etc. On constate donc que le montant de la fraude des chômeurs ne représente que 0,5% de la fraude patronale, mais que le gouvernement entend faire porter ses efforts prioritairement sur celle-ci. Peut-être est-il plus facile de « taper sur les plus faibles ». C’est d’ailleurs ce qui vient à l’esprit quand on constate que les salariés d’Air France accusé d’avoir participé à la lacération d’une chemise se sont vu arrêtés par de nombreuses forces de l’ordre à leur domicile au petit matin, devant femme, enfants et voisins, alors que dans le même temps, de grands fraudeurs - comme plusieurs hommes et femmes politiques des Hauts de Seine - continuent à vaquer à leurs occupations en toute impunité.
Une spéculation boursière délétère
Les éléments décrits ci-dessus s’inscrivent à l’heure où un gouvernement se disant socialiste – mais qui ne l’est pas et ne l’a jamais été – est aux commandes. A sa tête, M. François Hollande, qui avait déclaré faire de la finance son ennemi. Magistral mensonge, comme en atteste le peu de courage, voire les entraves que met et a mis M. Michel Sapin, ministre des finances, au niveau européen à l’imposition à tous les pays d’une taxe sur les transactions financières, et plus récemment à l’élargissement du champ d’application de cette taxe aux opérations dites « intraday ». Celles-ci sont des opérations d’achat et de revente de titres dans la même journée, voie à quelques minutes d’intervalle, à des fins spéculatives. Or la spéculation boursière s’avère extrêmement délétère pour l’emploi, et ce à deux niveau au moins. Le premier est lié aux krachs boursiers ? Ainsi, depuis deux décennies, l’histoire de la finance mondiale dérégulée n’est fait que d’une longue suite de crises : 1987, krach boursier ; 1990, crise immobilière aux Etats-Unis, en Europe et au Japon ; 1994, krach obligataire américain ; 1997 et 1998, crise financière internationale ; 2000-2002, krach internet ; 2007-2008 enfin, crise immobilière et crise financière globale. Ces crises ont couté des milliards d’euros aux Etats qui ont soutenu les banques qui en étaient à l’origine selon la double logique du « Too big to fail » et du « privatiser les bénéfices, mutualiser les pertes ». Or cet argent utilisé pour renflouer les banques a été prélevé sur les fonds publics, majoritairement alimentés par l’impôt direct (revenu, impôt sur le bénéfice) et indirect (TIPP, TVA, etc.). Le train de vie de l’Etat, celui des entreprises (PME, TPE, etc.), les salaires et traitements ont donc été, par voie de conséquence, fortement réduits…
Le second niveau de dangerosité de la spéculation boursière pour l’emploi est plus évident. Il s’agit de la rémunération de l’actionnaire, qui demande des taux de rendements toujours aussi déconnectés des réalités, ne peut se faire qu’au détriment de la force de travail qui devient qu’une variable d’ajustement des coûts. ¨Pour toujours plus de bénéfices, on peut réduire les coûts de production au travers d’une baisse de la qualité ou de la quantité de « produit » par exemple. Compte tenu des contraintes concurrentielles, cette solution est peu réaliste. Seule solution, agir sur la masse salariale, au travers de sa diminution, soit par le biais d’une réduction du coût unitaire (entendre moins payer les salariés), soit par réduction du nombre d’unité (entendre réduire les personnels). Nous sommes dans le cas d’Air France dans la double approche décrite ci-dessus, au travers des licenciements et de la réduction salariale annoncés. Et d’une façon générale, chômage, précarisation, accroissement des inégalités : les salariés et surtout les plus pauvres d’entre eux, sont voués à faire les frais soit de la spéculation, soit des nuisances du krach qui s’ensuit.
Certains pourraient penser, aidés en cela par les médias, que cette réduction est due au fait que la compagnie est en grande difficulté. Que nenni : Air France- a vu son bénéfice au 3ème trimestre 2015 net s'envoler à 480 millions d'euros, contre 86 millions un an plus tôt. Le chiffre d'affaires augmente aussi de 4,2% à 7,2 milliards. Pourtant le plan « Transform 2020 » est maintenu, avec l’objectif d'atteindre, à l'horizon 2017, plus de 700 millions d'euros de résultat d'exploitation et une baisse de 8,5% des coûts unitaires. Air France prévoyant 1 000 suppressions de postes en 2016, et possiblement 1 900 en 2016, on ne peut que constater que dans cette entreprise, comme dans d’autres, le vrai coût du travail n’est pas celui des salaires mais celui du capital.