Gaston Defferre, le monsieur X de Marseille (2)
« Ce qui m’a frappé, c’est son regard. Un regard pénétrant. Un regard tranchant. Un beau regard d’ailleurs qui essayait de savoir à qui il avait à faire. Sa diction ? Il en jouait. Non pas qu’elle ait été bonne, elle ne l’était pas nécessairement. Mais elle n’était pas si mauvaise que cela. Il était avocat. Il a plaidé fortement. Il a sauvé quelques têtes pendant la guerre. Il était capable de s’exprimer correctement. Mais quand il n’avait pas trop envie qu’on le comprenne, il savait s’arranger. » (Gérard Unger, le 2 avril 2012, auteur d’une biographie "Gaston Defferre", 2011, éd. Fayard). Deuxième partie.
Après avoir évoqué l’engagement très tôt dans la Résistance et sa passion pour la ville de Marseille, voici Gaston Defferre arrivé dans la cour des grands : et pourquoi pas lui ?
Les débuts de la Ve République
Hostile au retour du Général De Gaulle le 1er juin 1958 (il vota contre son investiture), Gaston Defferre lui apporta cependant son soutien lors du référendum de ratification de la Constitution de la Ve République le 28 septembre 1958 et aussi de sa confiance sur la politique algérienne (en août 1958), mais ce retournement ne fut pas suffisant pour conserver sa circonscription aux élections législatives de novembre 1958, en raison de la forte hostilité de l’électorat communiste à son égard.
Comme François Mitterrand, il se fit élire sénateur le 26 avril 1959, réélire le 23 septembre 1962, et siégea au Sénat du 26 avril 1959 au 13 décembre 1958, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Entre autres interventions au Sénat, Gaston Defferre posa une question au Ministre de l’Éducation nationale le 2 octobre 1962 pour s’inquiéter de la suppression de la subvention de l’État accordée à …l’UNEF !
Réélu député en novembre 1962, il fut élu président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale du 6 décembre 1962 au 22 mai 1981 (ce qui est très long). Comme sous la IVe République, Gaston Defferre fut un député très actif sous la Ve République.
Parmi ses très nombreuses initiatives, on peut citer les éléments suivants. Le 21 février 1963, il déposa une proposition de loi pour nationaliser les banques d’affaires (n°194). Le 7 juin 1963, il déposa une proposition de loi pour compléter la loi du 29 juillet 1881 et renforcer l’efficacité de la répression de la provocation à la haine raciste (n°322). Le 19 juillet 1962, il déposa une proposition de loi pour fixer à 18 ans l’âge de la majorité légale et électorale (n°438), ce qu’a décidé plus de dix ans plus tard Valéry Giscard d’Estaing. Dans une déclaration sur la déclaration de politique générale du Premier Ministre Georges Pompidou, Gaston Defferre évoqua la figure du colonel de La Rocque le 13 décembre 1962.
L’impossible candidature centriste
En début 1963, Gaston Defferre s’est retrouvé dans une position politique exceptionnellement flatteuse : réélu à la mairie de Marseille en 1959, retrouvant son mandat de député en novembre 1962, à la tête de la première fédération socialiste (11 725 adhérents en 1963 !), véritable homme fort de la SFIO après Guy Mollet (qui se voyait alors concurrencer), ancien ministre ayant montré ses responsabilités… et surtout, anticommuniste notoire.
En clair, il était le portrait idéal de celui qui aurait pu succéder à De Gaulle, voire le combattre dans le cas où ce dernier serait candidat à sa succession. Ce fut ainsi que démarra la célèbre campagne de presse orchestrée le 19 septembre 1963 par Jean-Jacques Servan-Schreiber, patron de "L’Express" avec le fameux "Monsieur X". La candidature de Gaston Defferre fut d’abord discutée au comité directeur de la SFIO le 18 décembre 1963 puis approuvée par le congrès extraordinaire du 2 février 1964.
Dans un voyage organisé de longue date, Gaston Defferre profita de son déplacement en Gironde pour démarrer sa campagne. Le 9 février 1964 à Floirac, il déclara : « Je suis socialiste et je le reste, et d’ailleurs, le pays ne comprendrait pas que, même pour avoir des voix autres que les nôtres, je m’éloigne de mes amis. » et devant un banquet républicain qui rassembla de nombreux élus et militants (plus de deux cent cinquante) le jour même à Floirac, il affirma : « Soyez assurés que je mènerai la bataille jusqu’à son terme et sachez aussi que je reviens chez moi avec le cœur réchauffé par votre amitié. » (cité par "Sud-Ouest" du 10 février 1964).
Mais pour aller jusqu’au bout de cette candidature, il fallait une condition très importante : que "Monsieur X" ait pu fédérer toutes les forces antigaullistes, et en particulier le centre droit et la gauche, quitte à se mettre les communistes à dos. Autrement dit, il fallait une alliance entre centristes du MRP et socialistes de la SFIO, et tous les partis dans cet espace politique, dont les radicaux mais aussi la CIR de François Mitterrand et d’autres groupuscules.
Gaston Defferre, au contraire de Guy Mollet et de Pierre Mendès France, s’était bien adapté aux nouvelles institutions et en particulier, au principe de l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Au contraire, il estimait que c’était l’occasion rêvée pour prendre plus de poids par rapport aux communistes dans l’opposition au gaullisme. Car le principe majoritaire nécessitait d’une part d’être majoritaire dans son propre camp (donc que la SFIO dépassât le PCF) puis qu’il fût capable d’atteindre la majorité de l’électorat.
Les élections municipales de mars 1965 donnèrent un peu d’espace à Gaston Defferre qui fit des ouvertures au centre droit sur sa liste (avec Jean-Claude Gaudin, voir plus haut). Mais ce ne fut pas suffisant. Ce que voulait Gaston Defferre, c’était fonder une grande fédération de partis qui ne fussent ni communistes ni gaullistes sur des éléments de programme bien précis dont la construction européenne.
Au congrès de la SFIO le 6 juin 1965 à Clichy, malgré les réticences de Guy Mollet, Gaston Defferre a obtenu le feu vert pour démarrer des négociations en vue de créer cette grand fédération rassemblant tous les démocrates, du MRP à la SFIO en passant par les radicaux, à l’image du Parti démocrate de John Kennedy aux États-Unis.
Entre le 15 et le 18 juin 1965 ont eu lieu les premières (et seules) négociations pour fédérer l’opposition antigaulliste mais ce fut l’échec complet parmi les dix-sept délégués. Guy Mollet refusa toute concession au MRP, notamment sur les relations avec PCF, sur la laïcité, et même si le nom de la fédération. À quatre heures du matin, la grande fédération était morte née : « Les représentants des partis politiques ont dû constater qu’ils n’avaient pas pu parvenir à un accord assez large pour réaliser une formation politique unitaire. » (18 juin 1965).
Dans ses "Cahiers secrets", Michèle Cotta a décrit ainsi Gaston Defferre : « [Il] n’a pas été à la hauteur. Il fallait qu’il attaque, qu’il convainque, qu’il mobilise. Démoralisé, comme en retrait par rapport à lui-même, il a laissé se dérouler le scénario de sa propre défaite. (…) L’enjeu était trop élevé. Il ne s’est pas réellement battu. Ou pas assez. » (22 juin 1965).
Premier résultat, Gaston Defferre jeta l’éponge et annonça son retrait de la course présidentielle le 25 juin 1965. L’été fut donc de toutes les incertitudes. Antoine Pinay occupa l’espace médiatique pour évoquer son éventuelle candidature tout en la démentant : « J’ai toujours dit que je ne souhaite pas être candidat, mais je n’ai pris aucun engagement d’aucune sorte : je suis un homme libre. » ("L’Express" du 23 août 1965, cité par Michèle Cotta).
Autre résultat, Jean Lecanuet (président du MRP puis du Centre démocrate) a conclu que la SFIO serait toujours tributaire du torpillage de Guy Mollet et que Gaston Defferre n’y avait aucune influence, et que la seule alliance possible pour les centristes était vers leur droite avec les indépendants du CNIP et les radicaux (ce qui a conduit en 1978 à la formation de l’UDF). En attendant, Jean Lecanuet en profita le 19 octobre 1965 pour se présenter à l’élection présidentielle du 5 décembre 1965 et mener une campagne moderne très efficace qui lui fit obtenir, lui l’inconnu, 15,6% des suffrages au premier tour.
La réaction de François Mitterrand est évidemment tout le contraire, ayant laissé Gaston Defferre échouer tout seul : « Moi, je dis aujourd’hui : oui, il faut créer un nouveau courant autour d’un regroupement des forces politiques. La voie est fermée à droite ? Il faut passer par la gauche ! » (20 juillet 1965). Ayant eu la garantie d’un soutien de Pierre Mendès France et de Guy Mollet, coaché par Georges Dayan, André Rousselet, Charles Hernu et Claude Estier, François Mitterrand eut l’audace d’annoncer officiellement sa candidature à l’élection présidentielle le 9 septembre 1965, à la même minute que De Gaulle prononçait une allocution solennelle.
Maurice Faure a regretté cette candidature de type Front populaire car il souhaitait avant tout une candidature centriste, sans soutien des communistes, et il s’y voyait déjà : « D’un côté, il estime qu’il aurait été le meilleur candidat au centre ; de l’autre, un engagement actif et personnel dans une campagne lui fait peur. Résultat : il est de très mauvaise humeur depuis plusieurs semaines. » (Michèle Cotta le 19 octobre 1965).
La candidature de François Mitterrand en 1965
La stratégie de la Troisième force fut un échec et se révéla jusqu’à maintenant un échec sous la Ve République, que ce soit avec Gaston Defferre en 1965, Jacques Delors en 1995, François Bayrou en 2007 et l’initiative du Ministre de l’Économie Emmanuel Macron (ni à droite ni à gauche) est une nouvelle tentative de réunir le centre droit et le centre gauche, tout comme tente également de le faire le candidat LR Alain Juppé de son côté.
Après l’échec de sa candidature, Gaston Defferre a soutenu la tentative de François Mitterrand de fédérer la gauche non communiste, avec la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste), créée le 10 septembre 1965 (jusqu’au 7 novembre 1968). Au contraire du projet de Gaston Defferre, les centristes n’étaient pas intégrés à la FGDS présidée par François Mitterrand (et dont le délégué général fut Charles Hernu) et seuls la SFIO (Guy Mollet), les radicaux (René Billères), l’UDSR et le CIR (François Mitterrand) et divers clubs socialistes (Jean Poperen, Alain Savary, etc.) furent rassemblés.
Le demi-succès de la candidature de François Mitterrand (avoir mis en ballottage De Gaulle) a conduit François Mitterrand à nommer quelques mois plus tard, en mai 1966 (au grand dam de Guy Mollet), un contre-gouvernement qu’il a voulu présider lui-même (selon la tradition britannique du shadow cabinet) et Gaston Defferre en fut le contre-ministre des Affaires sociales et administratives, tandis que Guy Mollet était à la Défense et aux Affaires extérieures et René Billères à l’Éducation nationale. Le principe d’un tel collège fut décidée lors des assises de la Convention des institutions républicaines (CIR) le 13 mars 1966 à Lyon. Il n’a eu aucune efficacité et même aucune utilité.
Retour à la troisième force ?
Au cours d’un débat turbulent à l’Assemblée Nationale, le 20 avril 1967, Gaston Defferre traita d’abruti le député gaulliste René Ribière. Ce dernier, heurté par l’insulte, demanda réparation, à défaut des excuses que lui refusa Gaston Defferre. À cette occasion, l’un des derniers duels officiels en France a été disputé entre les deux hommes à Neuilly-sur-Seine. Il fut arbitré par le député gaulliste Jean de Lipkowski et Gaston Defferre gagna la partie après avoir blessé deux fois jusqu’au sang son interlocuteur qui arrêta le combat sur ordre de l’arbitre.
Dans sa vie politique, Gaston Defferre a souvent prononcé des lapsus et des boulettes. La plus marquante fut sans doute dans un enregistrement pour la campagne officielle à la télévision du référendum du 27 avril 1969 : « C’est pourquoi je vous demande de voter "oui". Enfin, je veux dire "non", bien sûr ! Excusez-moi ! » (à l’époque, les prises de vue étaient très limitées).
Les réticences des socialistes contre la personnalité de François Mitterrand ont profité à Gaston Defferre qui s’est finalement présenté à la Présidence de la République à l’élection du 1er juin 1969 en "ticket" avec Pierre Mendès France qu’il a promis de nommer à Matignon.
Pierre Mauroy a très rapidement apporté son soutien au maire de Marseille pour empêcher que Guy Mollet ne proposât la candidature de Christian Pineau, ancien Ministre SFIO des Affaires étrangères partisan de la construction européenne. L’objectif de Guy Mollet était de proposer un candidat socialiste inacceptable pour les communistes. L’explication, c’est que s’il y avait une candidature unique de la gauche, alors celle de François Mitterrand serait restée encore la plus indiquée.
Finalement, la candidature de Gaston Defferre fut approuvée par le comité directeur de la SFIO du 30 avril 1969 puis le congrès extraordinaire du 4 mai 1969. Gaston Defferre avait déjà sondé le terrain alors que l’élection présidentielle était prévue pour 1971. En janvier 1969, puis février 1969 à Megève, il a rencontré deux fois Pierre Mendès France qui lui a affirmé qu’il n’aurait aucune visée présidentielle.
Le résultat fut pour lui très décevant, en recueillant juste 5,0% des suffrages (un peu plus d’un million de voix), alors que les derniers sondages lui attribuaient dans les 9%. Gaston Defferre, socialiste modéré, a été écartelé entre la candidature communiste de Jacques Duclos, très dynamique et vivant malgré ses 73 ans, qui a recueilli 21,3% des voix (4,8 millions) et celle du centriste Alain Poher, 23,3% (5,3 millions de voix) et la candidature de Michel Rocard (étiqueté PSU) ne l’a pas aidé en éparpillant les voix socialistes (Michel Rocard n’a eu que 3,6% des voix).
Parmi les raisons de l’échec de Gaston Defferre, il y a eu nécessairement la manière de créer un ticket là où l’élection se basait sur la personnalité d’une seule personne. En voulant "utiliser" l’aura politique et morale de Pierre Mendès France, il laissait entendre aux électeurs qu’il n’était pas, seul, à la hauteur, pas seul autosuffisant à l’Élysée (la logique voudrait qu’aucun candidat ne soit autosuffisant à l’Élysée mais le peuple français recherche systématiquement un personnage providentiel).
Pour seul commentaire devant les journalistes médusés le soir de sa défaite, il déclara : « La politique, c’est comme une course en mer. Un jour, on gagne ; un jour, on perd. Aujourd’hui, je perds ! » (1er juin 1969). Il ne gagna jamais, à ce jeu élyséen.
La stratégie d’union de la gauche
Si son destin national fut abandonné, Gaston Defferre a su se replier sur Marseille et assurer sa réélection en mars 1971. Entre temps, il avait apporté le soutien de toute sa fédération (très forte) à la motion de François Mitterrand au congrès d’Épinay du PS le 15 juin 1971 en écartant Alain Savary, soutenu par Guy Mollet. C’était Alain Savary qui fut le premier secrétaire du nouveau Parti socialiste du 17 juillet 1969 au 16 juin 1971 (et pas Pierre Mauroy, ancien dauphin de Guy Mollet qui l’avait déçu).
Après la prise de pouvoir au sein du PS, véritable complot des mitterrandistes en s’appuyant à la fois sur des élus SFIO incontestable comme Pierre Mauroy et Gaston Defferre, et sur des jeunes intellectuels très virulents et gauchisants comme Jean-Pierre Chevènement, François Mitterrand a franchi une deuxième étape vers sa candidature présidentielle, le programme commun du PS et du PCF, finalisé le 26 juin 1972. Gaston Defferre, en bon pragmatique, trouvait que la liste des entreprises à nationaliser était un peu trop fournie (dopée par les communistes).
Au cours d’une convention socialiste sur l’Europe le 15 décembre 1973, Gaston Defferre étonna beaucoup de monde en affirmant un certain antiaméricanisme et en souhaitant que l’Europe se tournât vers l’Union Soviétique.
Dans le prochain article, j’évoquerai le sommet de la carrière de Gaston Defferre, avec le retour au pouvoir des socialistes et sa place prédominante au gouvernement.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 mai 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Animal politique.
Front populaire.
Jean Jaurès.
Léon Blum.
Général De Gaulle.
Colonel de La Rocque.
Guy Mollet.
Maurice Faure.
Daniel Mayer.
Gaston Defferre.
Pierre Mendès France.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Pierre Sudreau.
Pierre Messmer.
François Mitterrand.
Alain Poher.
Pierre Mauroy.
Jean Lecanuet.
Laurent Fabius.
Michel Rocard.
Marseille plus tard.
Congrès de Metz.
Les "Cahiers secrets" de Michèle Cotta.