dimanche 3 février 2019 - par Sylvain Rakotoarison

Grand débat national : un état des lieux plutôt que des opinions

« Afin que les espérances dominent les peurs, il est nécessaire et légitime que nous nous reposions ensemble les grandes questions de notre avenir. (…) Au moins montrerons-nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre. » (Emmanuel Macron, Lettre aux Français, 13 janvier 2019).

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Depuis trois semaines, les deux têtes de l’Exécutif ne lésinent pas sur leur énergie faire vivre ce grand débat national. Le Président de la République Emmanuel Macron a débattu avec des maires de Normandie le 15 janvier 2019 à Grand-Bourgtheroulde, avec des maires d’Occitanie le 18 janvier 2019 à Souillac, avec de "simples citoyens" (dont des gilets jaunes) le 24 janvier 2019 à Bourg-de-Péage, avec des maires de communes d’Outremer réunis le 1er février 2019 à l’Élysée, enfin, avec d’autres citoyens le 4 février 2019 à Évry. Le Premier Ministre Édouard Philippe a lui aussi débattu avec les Français le 25 janvier 2019 à Sartrouville, le 31 janvier 2019 à Juvisy-sur-Orge, et le 31 janvier 2019 à Lénax (dans l’Allier). Quasiment tous ces débats avec le pouvoir exécutif ont été retransmis en direct par les chaînes d’information continue, sauf le débat avec les maires d’Outremer (LCI a commencé à diffuser les premières minutes et s’est vite lassée, si bien que France Ô, vouée à disparaître sur le réseau national TNT, a pris la relève). Sans compter qu’Emmanuel Macron a rencontré des journalistes à l’Élysée le 31 janvier 2019 (ce qui est rare, au contraire de son prédécesseur).

Au fil des débats, les thèmes et les réponses reviennent forcément, ce qui laisse une certaine limite au principe de ces échanges. Je crois, comme je l’ai dit, que ce grand débat national, qui est un grand déballage national, a peut-être son utilité "psychologique" (le sentiment de ne pas se sentir écouté est très partagé), mais risque de mal finir "politiquement", car comment assurer qu’on écoute si l’on ne concrétise pas les propositions multiples des uns et des autres, parfois antagonistes ? Cela va forcément engendrer des frustrations et des déceptions, sans compter l’angoisse de la déstabilisation sociale, économique, fiscale, institutionnelle, de toute la société pendant cette période de grande incertitude.

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Pour l’instant, la participation au grand débat national est plutôt un succès : au 2 février 2019, il y a 3 234 réunions passées ou prévues et 161 060 contributions (je ne retrouve pas le nombre de 550 000, communiqué par le gouvernement il y a quelques jours, mais je n’ai pas compté les comptes-rendus de réunions locales).

Le sociologue Bruno Latour, invité de la matinale de France Inter le 18 janvier 2019, ne trouvait pas cohérent, quand on est au pouvoir, élu sur un projet, d’inciter les citoyens à donner leurs propositions pour leur pays, car c’est le rôle d’une campagne présidentielle, mais il aurait trouvé judicieux que cette expression des citoyens fût provoquée par une autre question : pas "que proposez-vous ?" mais "quels sont les problèmes que vous rencontrez dans la vie de tous les jours ?". Cela aurait eu l’avantage de poser un audit, un diagnostic avant de chercher à proposer des solutions. On ne résout bien les problèmes qu’en les posant bien initialement.

En clair, Bruno Latour aurait préféré inciter les Français à faire un état des lieux exhaustif des difficultés rencontrées dans le pays, plutôt que leur demander leurs opinions alors que certains sujets demandent à prendre de la hauteur, nécessitent parfois des connaissances approfondies, et surtout, imposent de prendre en considération l’intérêt général et pas son propre intérêt (résoudre mes problèmes personnels) ou des intérêts catégoriels de toutes sortes.

La responsabilité d’un gouvernement, l’acte politique fort, c’est ce qu’il propose comme réponse à cet état des lieux, pas satisfaire les propositions de tout le monde. C’est le gouvernement qui est le mieux placé (et c’est son boulot d’ailleurs) de faire des propositions politiques, mais ce sont les citoyens qui sont les plus aptes à décrire la situation réelle du pays. En substance : "Il ne faut pas demander aux gens leurs opinions, il faut leur demander de décrire les situations dans lesquelles ils sont".

Ce n’est pas vers quoi l’on tend avec ce grand débat national. Cela ressemble plus à une campagne électorale où l’Exécutif veut autant écouter que se justifier, c’est-à-dire, expliquer sa propre politique. Et dans cet art, Emmanuel Macron excelle, évidemment. On aura du mal à parler d’arrogance après ces échanges. On peut parler de distance, voire de fossé (sa vie n’est pas celle que partagent la plupart des Français), mais parler d’arrogance, c’est concrètement contradictoire avec ce qu’il est en train de faire maintenant, s’asseyant humblement au milieu des autres à prendre en face, yeux dans les yeux, les critiques les plus vives et à y répondre le plus simplement possible.

Chose intéressante, Emmanuel Macron est prêt à ramer à contre-courant et à chasser les idées reçues. Dans ses échanges à Bourg-de-Péage, le 24 janvier 2019, il l’a fait plusieurs fois, notamment à propos de lui-même, de la critique d’avoir été chez Rothschild, etc.

Visiblement, il était en colère froide (« Je ne suis pas né avec une cuillère dans la bouche. », oubliant "en argent") lorsqu’il a rappelé qu’il s’est fait tout seul et grâce à l’éducation de ses parents, qu’il n’a pas été le fils d’énarque, qu’il n’a pas été le fils d’un banquier, et que toutes les responsabilités qu’il a obtenues étaient méritées. Il a même été jusqu’à dire que si son ancien employeur bancaire n’avait pas été Rothschild mais un nom plus "ordinaire", il n’y aurait pas eu toutes ces critiques, laissant entendre que l’antisémitisme était une part de la motivation de toutes ces critiques.

Notons au passage que je ne vois aucun problème à ce qu’une personne ayant travaillé pour un grand groupe privé fasse de la politique et s’investisse au service de tous les citoyens et de l’intérêt général (dès lors qu’il a quitté ses fonctions et son emploi dans ce groupe privé). Ce qui est plus douteux et critiquable, voire scandaleux, c’est plutôt l’inverse : après avoir eu de grandes responsabilités politiques (du moins publiques), ayant eu accès à des réseaux et à des informations parfois très sensibles, les utiliser pour son intérêt privé et celui d’un éventuel employeur privé (ce fut le cas de José Manuel Barroso, mais pourrait aussi l’être, dans une moindre mesure, celui d’Alexandre Benalla). Chez les hauts fonctionnaires (au service du bien public), on appelle cela d’ailleurs "pantouflage" qui est une pratique malsaine de mélange des genres.

Mais là, Rothschild, c’était personnel et pas politique. Plus intéressant, ce fut sur le (fameux) "référendum d’initiative citoyenne". Pour s’opposer au principe généralisé du référendum pour tous les sujets, Emmanuel Macron a fait un développement intéressant sur le déficit de confiance vis-à-vis d’institutions intermédiaires chargées de donner la "vérité" sur des sujets très techniques (scientifiques, médicaux, économiques, juridiques, etc.).

Or, aujourd’hui, avec ce qu’on appelle "fake news", il y a une offensive très intense pour mettre les citoyens dans l’erreur en diffusant des fausses informations, qui sont crues d’autant plus facilement qu’ils ne portent plus crédits à des organismes qui ont cette connaissance et cette compétence. Il est vrai que les communiqués optimistes sur les nuages radioactifs après la catastrophe de Tchernobyl n’ont pas aidé au maintien de cette confiance.

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Beaucoup d’exemples sont à l’esprit : récemment, sur le Traité d’Aix-la-Chapelle, mais aussi sur le TCE où n’importe quoi a été dit (rétablissement de la peine de mort, augmentation du temps de travail à 48 heures par semaine, etc.), ce qui a fait infléchir l’opinion de beaucoup d’hésitants.

Emmanuel Macron a donné l’exemple très instructif du Brexit : il y a trois ans, les promoteurs du "oui" (au Brexit) ont dit n’importe quoi pour faire triompher leurs vues, que les Britanniques gagneraient immédiatement 30 ou 40 milliards d’euros, que l’immigration serait stoppée, qu’il serait facile de quitter l’Union Européenne du jour au lendemain. Maintenant qu’on a du recul (et ce n’est pas terminé), on voit comment c’est compliqué de sortir de l’Union Européenne, à la suite de près de trois ans de négociations douloureuses et épuisantes, que le mur avance à vitesse rapide sans aucune solution (Brexit sans "deal"), que cela va coûter très cher aux Britanniques, que l’immigration n’est pas stoppée. Et d’ailleurs, les promoteurs démagogues du Brexit ne s’y sont pas trompés, poules mouillées, ils ont déserté les responsabilités politiques, ils se sont bien gardé de faire le service après-vente de leur victoire référendaire…

Dès lors qu’il n’y aurait plus d’institutions dignes de confiance pour délivrer une parole de vérité, scientifique, économique, etc., quand je dis "dignes de confiance", c’est-à-dire dont les informations, vérifiables, sont comprises et acceptées de tous, une campagne référendaire serait une pleine jungle sans règles où les groupes de pression les plus habiles ou les plus puissants imposeraient "leurs" vérités et influenceraient de manière déterminante la réponse des citoyens. En somme, le règne de l’ultralibéralisme si décrié, mais décliné sur le plan démocratique. Cela sert à cela, la démocratie représentative : des régulations pour que la parole du peuple ne soit pas une parole de tyrannie (je rappelle la belle définition de la démocratie par Albert Camus : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. »).



C’est pourquoi Emmanuel Macron considère qu’il y a un travail à faire en amont avant de verser systématiquement dans la "démocratie directe" pour que tous les citoyens puissent être éclairés convenablement de la réalité, c’est-à-dire, du point de départ, de l’existant, avant de prendre position pour l’avenir.

Cette confrontation des idées, Emmanuel Macron l’apprécie et même l’adore, et sans doute que cela l’a aidé dans sa conquête inattendue (et parfaitement démocratique) de l’Élysée. Cette capacité à tordre les idées reçues est intéressante, mais malheureusement, cela ne l’exonère pas de diffuser lui-même des idées reçues et de les prendre comme bases pour de futures propositions politiques. C’est l’objet de mon prochain article.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 février 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Quatre idées reçues du Président Macron.
Grand débat national : un état des lieux plutôt que des opinions.
Emmanuel Macron face aux citoyens : Marianne en gilet jaune sans filtre.
Grand débat avec Emmanuel Macron le 24 janvier 2019 à Bourg-de-Péage (vidéo intégrale).
Les leçons du Traité d’Aix-la-Chapelle.
Texte intégral du Traité franco-allemand signé le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle (Aachen).
Débat citoyen avec Emmanuel Macron et Angela Merkel le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle (vidéo intégrale).
Grand débat avec Emmanuel Macron le 18 janvier 2019 à Souillac (vidéo intégrale).
L’incroyable prestation d’Emmanuel Macron à Grand-Bourgtheroulde.
Grand débat avec Emmanuel Macron le 15 janvier 2019 à Grand-Bourgtheroulde (vidéo intégrale).
Le grand n’importe quoi national selon Emmanuel Macron.
La lettre à tous les Français d’Emmanuel Macron le 13 janvier 2019 (à télécharger).
Institutions : attention aux mirages, aux chimères et aux sirènes !
Les vœux du Président Emmanuel Macron pour l’année 2019.
Allocution du Président Emmanuel Macron le 31 décembre 2018 à l’Élysée (texte intégral).
L'an 2019, la peur jaune et l'urgence économique et sociale.
Gilets jaunes : un référendum sur l’ISF ? Chiche !
Strasbourg : la France, du jaune au noir.
Allocution du Président Emmanuel Macron le 10 décembre 2018 à l’Élysée (texte intégral).
La hotte du Père MacroNoël.
Ne cassons pas nos institutions !
La Révolution en deux ans.
Ivan Tourgueniev, toujours d'actualité ?

Emmanuel Macron, futur "gilet jaune" ?
Discours du Président Emmanuel Macron le 11 novembre 2018 à Paris.
10 et 11 novembre 2018 : la paix, cent ans plus tard.
Emmanuel Macron et le Vel’ d’Hiv’.
Dossiers de presse à télécharger sur les célébrations de 1918.
La Grande Guerre, cent ans plus tard.
Maréchal, vous revoilà !
Texte intégral de l’allocution du Président Emmanuel Macron le 16 octobre 2018.
Emmanuel Macron : la boussole après les horloges.
Les nouveaux ministres dans le détail (16 octobre 2018).
Les étagères de l’Élysée.
La Cinquième République.
La réforme des institutions.
L’affaire Benalla.
La démission de Gérard Collomb.
La démission de Nicolas Hulot.
La démission de François Bayrou.
Emmanuel Macron et l’État-providence.
Emmanuel Macron assume.
Édouard Philippe, invité de "L’émission politique" sur France 2 le 27 septembre 2018.
La France conquérante d’Édouard Philippe.
Le second gouvernement d’Édouard Philippe du 21 juin 2017.
Le premier gouvernement d’Édouard Philippe du 17 mai 2017.
La relance de l’Europe à la Sorbonne.
Discours d’Emmanuel Macron au Congrès de Versailles le 3 juillet 2017.
Programme 2017 d’Emmanuel Macron (à télécharger).
Le Président Macron a-t-il été mal élu ?
Audit de la Cour des Comptes du quinquennat Hollande (29 juin 2017).
Pourquoi voter Bayrou ?
Les élections sénatoriales de 2017.
La XVe législature de la Ve République.
Les Langoliers.
Forza Francia.



5 réactions


  • Clark Kent François Pignon 3 février 2019 18:26

    Pour clore le « grand débat », il parait que Choupinet veut organiser un référendum avec plusieurs questions pour faire un solde de tous comptes et qu’on n’en parle plus !

    Les questions qui seront posées au peuple ne sont pas encore connues, mais il n’y a pas de raison qu’il fasse autre chose que l’inventeur de la magouille, De Gaulle, qui avait le don d’envelopper le cocolat dans le papier alu pendant que la marmotte regardait ailleurs.

    Cette fois-ci, ça pourrait être :

    êtes-vous pour ou contre :

     une hausse de 10 % de tous les salaires

     une baisse de 10 % des tous les impôts

     une baisse de 10 % du prix de l’essence

     une sixième semaine de congés payés

     la suppression du parlement, de l’élection présidentielle et ma nomination à vie 

    deux bulletins : un oui et un non, toute rature annulera le vote


  • Emohtaryp Emohtaryp 4 février 2019 11:37

    Le grand débat va déboucher sur le grand dégât et la grande débâcle.....


  • Eric F Eric F 4 février 2019 14:57

    Il apparait qu’un grand nombre d’électeur ont voté en 2017 pour une « belle gueule » mais sans lire le programme, puisqu’une majorité plus forte encore conteste sa politique. Il y a eu cumul de « mauvais messages », comme supprimer l’ISF alors que par ailleurs la CSG était augmentée, bloquer les retraites, multiplier les taxes notamment sur les carburants, etc.. En plus, la communication a été déplorable et condescendante (Macron le reconnait du reste). Si encore la « potion amère » avait donné des résultats en matière de reprise économique et d’emploi, mais ça a été le contraire. Donc il ne peut plus être question de « garder le cap sans changer d’un iota ».

    Le grand débat part forcément dans tous les sens, mais il est clair que s’il y a manipulation, style réintroduire la taxe carbone en prétendant « comme vous l’avez demandé », ça se retournera contre le pouvoir. Il va donc saupoudrer quelques babioles qui ne mangent pas de pain, comme les réformes qui étaient déjà prévues auparavant de réduction du nombre de députés et une dose de proportionnelle (vous m’en remettrez une pincée), peut être rétablir les 5 euros d’APL, et hop emballé c’est pesé. Mais les gens veulent du concret, comme réindexer les revenus sur l’inflation, ou imposer les revenus du capital comme ceux du travail. On verra ce qu’il en adviendra.


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