mardi 15 mars 2022 - par Sylvain Rakotoarison

L’art vache de Philippe Alexandre

« Les journalistes sont, pour les politiques, des ustensiles à manipuler avec précaution et répugnance : des gens à renifler jusque dans les poubelles et à prononcer des jugements injustes, forcément injustes. Dès que nous avons tourné les talons, nous faisons les frais de cette haine recuite que nous suscitons. Les pisse-vinaigre, tout ce qui scribouille, c’est nous. » (Philippe Alexandre, 2011, éd. Plon).

L’éditorialiste politique Philippe Alexandre fête ce lundi 14 mars 2022 son 90e anniversaire. C’est l’occasion de proposer quelques unes des réflexions de ce journaliste qui a commencé sa carrière dans "Combat", le journal de Camus. Il est, avec Alain Duhamel, l’un des deux journalistes politiques qui connaissent probablement le mieux les mécanismes de la Cinquième République. Certes, il y en a beaucoup d’autres, comme Michèle Cotta, Christine Clerc, Catherine Nay, etc. mais eux deux ont une connaissance très marquante et passionnée des institutions et une connaissance aiguë des acteurs qui les ont fait fonctionner pendant plus d’une cinquantaine d’années.

À la différence d’Alain Duhamel plutôt consensuel, qui dirait plutôt "oui" à ses interlocuteurs, Philippe Alexandre est plutôt le rebelle, celui qui dirait "non", qui fustige tous les responsables politiques d’autant plus qu’ils ont du pouvoir. À tel point d’ailleurs que Philippe Alexandre était craint par toute la classe politique pour son sens de la formule, lui qui, chaque jour, apportait sa ration de fiel du matin sur RTL d’avril 1969 (la démission de De Gaulle) à juin 1996 (en pleine impopularité du gouvernement Juppé). La station de radio indépendante a eu de nombreuses pressions contre son chroniqueur maison mais elle l’a toujours protégé comme si c’était sa pépite. La "victime" pour qui il a eu la dent la plus dure fut sans aucun doute Martine Aubry, attaquée avec virulence pour ses 35 heures (ce qui lui a valu un pamphlet coécrit avec Béatrix de l’Aulnoit sorti en 2002).

Son CV, il est un peu spécial : « En politique, les rares qui subsistent sont confinés dans l’anonymat. Dans le journalisme, c’est pareil. Je me flatte d’être l’un des derniers à n’être pas passé ni par une école spécialisée ni par Science Po. J’ai publié mon premier article à 19 ans et j’ai appris mon métier grâce à des rédacteurs en chef qui me faisaient recommencer huit fois un entrefilet et me disaient : "Finalement, c’est la première version qui est la bonne". Quant à la politique, je l’ai apprise sur le tas, dans les congrès ou les corridors, en observant des maîtres comme il n’y en a plus, les Edgar Faure, Defferre ou Chaban-Delmas. » (2011).

Parmi ses nombreux ouvrages (écrits seuls ou coécrits), Philippe Alexandre a marqué, au-delà de cette diatribe contre la fille de Jacques Delors, par la publication en 1969 chez Fayard de son livre sur mai 1968 ("L’Élysée en péril : les coulisses de mai 68"), par "Paysages de campagne" (chez Grasset) qui retrace la campagne présidentielle de 1988 et par son "Dictionnaire amoureux de la politique" sorti en 2011 chez Plon. Ses derniers ouvrages sont soit autobiographiques ("Ma tribu plus que française" en 2017 chez Robert Laffont) soit biographiques ("Clementine Churchill, la femme du Lion" en 2015 chez Tallandier et "Thomas Cook, l’inventeur des voyages" en 2018 chez Robert Laffont).

Ce chroniqueur à l’aise autant à l’oral (RTL), à la télévision (France 3, "Dimanche soir" avec Christine Ockrent et Serge July) qu’à l’écrit (par exemple, au "Bien public" de 2007 à 2009) n’a jamais voulu entrer dans le paradigme des journalistes copains des politiques pour pouvoir garder ses distances et son indépendance même psychologique avec le monde politique. Je propose ici quelques échantillons issus de ses différents ouvrages ou chroniques.


I. De "L’Élysée en péril : les coulisses de mai 68" (Fayard)

1. Portrait d’un Valéry Giscard d’Estaing, alors jeune espoir : « En 1968, Giscard est la bête noir du Premier Ministre. Il a été, jusqu’en 1966, le plus jeune ministre des finances depuis Poincaré en 1894. C’est un aristocrate gourmé, au crâne en forme d’œuf, fasciné par l’Amérique et par Kennedy. Il a été écarté du gouvernement pour avoir affiché, avec une insolente candeur, ses ambitions présidentielles. Depuis, les écrans de la télévision sont pratiquement fermés au benjamin des "grands premiers rôles" de la politique française. Mais, élu président de la commission des finances de l’Assemblée, il darde un œil vigilant sur Pompidou. » (1969).

2. Les gaullistes jusqu’en 1967 : « La porte est ouverte à tout le monde : aux libéraux, aux jacobins, aux maurrassiens et aux socialistes. De Gaulle lui-même s’accommode de ces contradictions. Chemin faisant, des compagnons s’égarent, d’autres rejoignent le cortège. La petite troupe n’a pas de chef ; seulement un guide. » (1969).


II. De "Plaidoyer impossible pour un vieux Président abandonné par les siens" (Albin Michel)

3. Récupération : « En politique comme en spéculation, on pratique souvent la méthode du coucou, en s’installant dans un nid abandonné. » (1994).


III. Du journal "Le Bien Public" (chroniques)

4. L’Europe dans la crise financière : « S’il n’y a pas d’Europe quand le monde tremble, quand donc y en aura-t-il une ? » (26 septembre 2008).

5. Barack Obama, précurseur du futur Emmanuel Macron : « L’élection de Barack Obama a fait vieillir en une nuit notre façon de faire de la politique : chez nous, c’est une microsociété inamovible qui tient les affaires du pays en pratiquant effrontément le copinage et le népotisme. » (6 novembre 2008).


6. Sur Dominique Strauss-Kahn, scandale sexuel version 2008 : « La vie politique française est une espèce de feuilleton dont les ingrédients sont le dérisoire, l’absurde et parfois, le comique d’alcôve. » (20 octobre 2008).

7. Sur la décision du gouvernement de raser les maisons en "zone noire" du littoral à la suite de la tempête Xynthia : « La quasi-totalité de nos conflits sociaux tourne autour de cette incapacité à dialoguer de bonne foi et de bonne intelligence. Le gouvernement lui-même propose souvent le débat lorsque sa décision est déjà arrêtée. » (16 avril 2010).

8. Sur Daniel Bouton et le scandale de la Société Générale et la perte de 4,9 milliards d’euros par un trader (Jérôme Kerviel) : « À la Société Générale, ce président forcément brillantissime est entouré d’un régiment d’énarques ayant presque tous à leur actif d’aussi belles carrières de hauts fonctionnaires. Qu’un employé de la banque ait pu "frauder" (ne faudrait-il pas dire détourner) une telle somme au nez de tant de grosses têtes laisse pantois. Plainte a été déposée, naturellement, contre l’auteur de ce "casse" du siècle. Mais M. Bouton et son état-major sont coupables de catastrophiques négligences. En toute société développée, ce devrait être sévèrement sanctionné. » (25 janvier 2008).


IV. Du "Dictionnaire amoureux de la politique" (Plon)

9. Sur François Mitterrand et la folie des grandeurs : « Depuis qu’ils sont désignés par le peuple tout entier, et oints des saintes huiles républicaines, nos Présidents sont sujets à la folie des grandeurs. Leur fera-t-on l’injure de dire que la grandeur du pays leur importe moins que la leur propre, celle qui se mesure au nombre de lignes que leur consacreront les livres d’histoire ? C’est sans doute pour s’assurer une place intangible dans la mémoire du peuple que nos chefs de l’État s’emploient, à nos frais, à inscrire dans la pierre ou plutôt le béton, leur souvenir. » (2011).

10. Les ministres écrivains et les écrivains ministres : « Écrire ? C’est publier qu’il faut lire. Les politiques estiment que toute carrière un tant soit peu d’envergure exige la signature d’un livre qui fera briller le nom de l’auteur dans les librairies. (…) Les écrivains font rarement de bons politiques : Maurice Druon et Max Gallo n’ont pas été des ministres particulièrement efficaces et se sont bien gardés de confier à la postérité le récit de leurs passages respectifs au gouvernement. Mais dans notre République, sans une œuvre pour orner votre curriculum vitae, comme la cerise sur le gâteau, vous serez considéré comme un butor, un plouc, et ne mériterez pas la considération de vos électeurs. Donc il faut publier, et peu importe le jugement de la critique : on comptera le nombre de vos bouquins vendus comme préfigurant celui des suffrages que vous obtiendrez. » (2011). Évoquait-il par anticipation le polémiste et candidat Éric Zemmour ?

11. Changement de paradigme avec le smartphone : « Le portable ne garantit pas plus le secret que jadis les lettre cachetées sous Richelieu. Comme chez le commun des mortels, il provoque déjà dans le monde politique des malentendus, des brouilles, des divorces Il véhicule toute sortes de fables, de mensonges et de calomnies. Un jour, peut-être, déclenchera-t-il des guerres. » (2011).

12. Le verbe haut : « Les hommes politiques, du moins les bons, ont le goût et l’art des mots, savent qu’un mot qui fait mouche vaut cent fois le plus savant discours. » (2011).

13. La vérité en politique : « Dans la vie publique, mentir est une obligation : c’est beaucoup moins dangereux que de parler vrai. » (2011).

14. Les velléités de retrait de la vie politique (en exemple, Alain Juppé) : « Chez un politique d’un peu d’assurance, le renoncement à la vie publique, à sa pompe et à ses œuvres, n’est jamais pris au sérieux. » (2011).

J’oserais ajouter et conclure que les velléités de retraite chez les éditorialistes politiques non plus, ne sont jamais prises au sérieux. Bon anniversaire, monsieur Philippe Alexandre !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 mars 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :

Indépendant et caustique.
Philippe Alexandre.
Thierry Le Luron.
David Sassoli.
Jean Roucas.
Jean Amadou.
Philippe Labro.
Romain Goupil.
Pierre Vidal-Naquet.
Éric Zemmour.
Dominique Jamet.
Olivier Duhamel.
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Alfred Sauvy.
Claude Weill.
Irina Slavina.
Anna Politkovskaïa.
Le Siècle de Jean Daniel selon Desproges, BHL, Raffy, Védrine et Macron.
Claire Bretécher.
Laurent Joffrin.
Pessimiste émerveillé.
Michel Droit.
Olivier Mazerolle.
Alain Duhamel.

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7 réactions


  • Lynwec 15 mars 2022 08:26

    Rototo, l’homme (la société ?) qui écrit plus vite que son ombre. Même pas lu la daube, le dé-goût de déjà lu ou de déjà vomi habituel sera amplement suffisant.


  • Clark Kent Kaa 15 mars 2022 08:26

    “Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste ?”

    Bernard Tapie


  • chantecler chantecler 15 mars 2022 09:09

    Finalement je le connais assez peu P. Alexandre .

    Les articles journaux s’envolent , restent quelques livres ...

    Je m’étonne que ne soit pas signalé un d’eux :

    « le duel De Gaulle Pompidou »

    Livre sur lequel j’étais tombé par hasard , qui m’avait beaucoup intéressé car très fouillé , documenté et dont j’ai parlé un peu ici il y a quelques mois ...

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Alexandre#Publications

    J’avais signalé au passage que le titre était douteux car il n’y jamais eu de véritable duel entre ces deux personnages : G. Pompidou ayant été jusqu’au bout le compagnon de combat ou de pouvoir de CdG ...

    De mon point de vue il y aurait eu davantage duel avec V.G d’Estaing mais ce n’était pas l’objet du livre . VGE y était évoqué naturellement ...


  • ETTORE ETTORE 15 mars 2022 09:33

  • ETTORE ETTORE 15 mars 2022 09:38

    Bon je passais simplement sur le chemin, et j’ai buté, contre la racine Rakototatanobis d’AVOX !

    C’est dangereux quand même, cette excroissance ligneuse, qui traine à tout bout de champ.

    On se demande toujours où elle s’arrête !

    Etonnant quand même que les ouvreurs de ce GR.. O, ne fassent pas plus d’entretien que cela sur ce sentier public !


  • sylvie 15 mars 2022 11:34

     


  • Delphus Delphus 15 mars 2022 16:23

    Dans notre pays, être journaliste politique implique une langue hors du commun... pas celle censée faire honneur au vocabulaire, non, celle capable de remplacer le PQ...


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