vendredi 15 mai 2009 - par William7

L’idéologie de la responsabilisation

En février 2000, Loïc Wacquant rédigeait un article concernant la nouvelle doxa pénale qui, selon lui, se diffusait massivement dans l’espace public. Le postulat de cette doxa était, selon lui, de faire « une césure nette et définitive entre les circonstances (sociales) et l’acte (criminel), les causes et les conséquences, la sociologie (qui explique) et le droit (qui régule et sanctionne)". Hier encore, le sociologue Gérard Mauger, sur le plateau de C dans l’air, a été rappelé à l’ordre par d’autres invités, pour avoir remis en cause ce postulat idéologique qui se présente comme une position de bon sens pourfendant courageusement l’idéologie dominante. Aujourd’hui, il semble bien que ces discours de responsabilisation, ces représentations individualisantes des problématiques sociales ou collectives, outre qu’elles n’ont jamais été absentes de l’espace publique, se radicalisent. Par certains aspects, ces débats sont d’ailleurs séculaires et recoupent les conflits internes au champ politique (gauche-droite), et philosophique (déterminisme-libre-arbitre). Cependant, ne substitue-t-on pas à ces débats profonds et complexes, une rhétorique intimidante et vulgaire ? En effet, aujourd’hui, il semble presque incongru d’expliquer socialement ou sociologiquement des phénomènes tels que la délinquance, le chômage (les chômeurs sont fainéants), la précarité (les « profiteurs de l’assistance »), le sans-abrisme (les SDF sont « inadaptés ») puisque ceux qui essaieraient seraient automatiquement et fermement éconduits comme démobilisateurs,dé-responsabilisants, voire (ne pas rire)...simplificateurs. Cette position critique est donc repoussées d’un revers de la main, avec la pointe d’ironie et la suffisance qui sied à ces thèses « archaïques ».
On peut sans doute retrouver les prémisses de ces représentations chez les théoriciens libéraux, comme l’expliquait la sociologue québécoise Laurin-Frenette : « L’inégalité sociale (économique, politique et autre) n’est donc conçue en aucune manière comme la condition et le résultat de pratiques collectives, déterminés par la nature des processus sociaux capitalistes et liés à l’exploitation, la domination et l’oppression qu’ils impliquent. Elle est conçue de la même manière que tout fait social : comme une nécessité inscrite dans la nature humaine une contribution à l’harmonie essentielle entre l’individu d’une part, et d’autre part, la société comme système de rapports rationnels entre ces individualités, nécessaires à leur réalisation respective ». En outre, à l’instar de Loïc Wacquant, le philosophe allemand Axel Honneth, explique dans on ouvrage « La société du mépris », que : « le discours sur la responsabilité personnelle tend à détourner complètement le regard des instances de l’Etat-social, ignorant, par ailleurs, « dans quelle mesure l’attribution de responsabilité individuelle dépendait de conditions internes et externes qui doivent être rassemblées pour que des sujets puissent être tenus ou non, de manière fondée pour responsables de leurs actes ». Plus grave encore : « lorsque la responsabilité est encouragée sans prise en considération de ces conditions, elle se transforme en un impératif aux allures paradoxales, justement lorsqu’il s’est avéré que, pris dans les conditions d’une société de plus en plus complexe, les sujets ne peuvent plus, dans maints aspects de leur existence, assumer des responsabilités au sens plein du terme. Le caractère impératif (notamment dans des dispositifs du travail social) imposée s’accroît dans la mesure où les individus doivent assumer des responsabilités pur des faits desquels ils ne sont de facto pas responsables ». S’il serait abusif de « tordre le bâton dans l’autre sens » et affirmer que la responsabilité personnelle n’est qu’une figure de la domination sociale, il y a bel et bien lieu de critiquer ce mouvement dit de « responsabilisation ». Le sociologue Martucelli l’explique parfaitement ici : « Hier, l’appel à la responsabilité individuelle était supposé participer activement de l’établissement des fondements de l’économie capitaliste et plus largement de l’intronisation de l’individu (Abercrombie, Hill et Turner, 1986). Mais au sein de ce processus général et désormais indissociable de la modernisation occidentale (dont la place accordée à l’individu dans le droit est la plus solide expression), il y a bien eu, pendant longtemps, la volonté du législateur de distinguer entre ce qui revenait en propre à la responsabilité individuelle et ce qui en appelait à une nécessaire socialisation des risques face aux aléas de la vie. Cela fut même pendant longtemps l’équation minimale de la rationalité libérale. Comme le montre Ewald, ce principe fut au fondement d’une rationalité juridique et politique qui a d’abord entravé, puis rendu possible l’émergence de l’Etat Providence avec la reconnaissance graduelle de la régularité probabiliste de l’extension des risques sociaux et de l’existence de souffrances imméritées dans la société (Ewald, 1986). En revanche, et en rupture avec cette tradition, le principe de responsabilisation apparaît aujourd’hui comme un transfert à l’individu lui-même de tout ce qui lui arrive, en tant que conséquence « inévitable » d’une société étant devenue « incertaine ». Ce n’est qu’a l’issue de cette inflexion que la responsabilisation - et non pas la responsabilité - apparaît comme un mécanisme d’inscription subjective sui generis de la domination. In fine, il y a quelque chose de profondément troublant à voir les laudateurs de la « responsabilsation » (dont la position n’est pas neutre d’un point de vue axiologique) accuser leurs contradicteurs d’idéologie, voire d’archaïsme. Sources : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/wacquant/excuses.html http://www.france5.fr/c-dans-l-air/index-fr.php?page=resume&id_rubrique=1118 http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2004-3-page-469.htm http://classiques.uqac.ca/contemporains/laurin_frenette_nicole/classes_et_pouvoir/classes_et_pouvoir.pdf HONNETH Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La découverte, p. 297, 2008


10 réactions


  • abdelkader17 15 mai 2009 12:15

    Cette idéologie ne fait que servir un discours politique et des orientations économiques, la généralisation du modèle de dérégulation néolibéral et son corollaire le chômage de masse.
    En évacuant tout déterminisme social, l’individu est laissé seul face à ses choix d"existence, sa réussite ou son échec ne sont plus le fruit de facteurs complexes, mais d’une mauvaise adaptation ou d’un refus d’adaptation au modèle capitaliste.
    L’école de Bourdieu à du plomb dans l’aile elle n’est plus dans l’air du temps, assimilée à une constante pratique de l’excuse sociale.
    La démocratie libérale ayant désormais largement rejoint le camp de la réaction,mise en oeuvre de politiques sécuritaires, adhésion massive au capitalisme déréglementé,un boulevard à été taillé aux experts et aux théories de la responsabilité individuelle.
    C’est dans l’air n’est qu’une émission qui sous couvert de débats contradictoires ne fait que véhiculer l’idéologie dominante, les intervenants réguliers en sont une belle démonstration.
    (Xavier Raufer ancien activiste d’extrême droite,Alain Bauer ancien patron du grand orient de France loge franc- maçonne recycler dans l’expertise sécuritaire ou l’économiste Jacques Marseille grand pourfendeur de la dépense publique...)


  • barbouse, KECK Mickaël barbouse 15 mai 2009 12:37

    bonjour,

    alors si je comprend bien, l’exemple venant « d’en haut », avec cette idéologie, les « responsables mais pas coupable », vont imposer aux citoyens une logique du « tu es coupable, si si tu es responsable »...

    amicalement, barbouse.


  • William7 15 mai 2009 13:13

    Intéressant de parler du si « détesté » Boudieu dont je suis en train de relire les « méditations pascaliennes ».

    Il explicite cette question en partant de l’exemple radical d’Otto Weininger dans lequel il voit : « le paradigme de la haine raciste, dont on pourra trouver des exemples chaque jour dans les discours et les pratiques à propos de tous les groupes dominés et stigmatisés, femmes, homosexuels, Noirs, immigrés, dépossédés, ainsi déclarés responsables du destin qui leur est fait ou rappelés à l’ordre de »l’universel" dès qu’ils se mobilisent pour revendiquer les droits à l’universalité qui leur sont, en fait, refusés.


  • ZEN ZEN 15 mai 2009 13:29

    "Ce n’est qu’a l’issue de cette inflexion que la responsabilisation - et non pas la responsabilité - apparaît comme un mécanisme d’inscription subjective sui generis de la domination. .« 

    Article important , qui souligne bien un phénomène vécu sans être compris
    Bourdieu n’a jamais été le théoricien de »l’excuse sociale« . C’est mal le lire. Les »Méditations cartésiennes" sont admirables

    Dommage que l’article ne soir pas aéré. Cela nuit à la lecture.
    Il faudra y revenir...


    • William7 15 mai 2009 16:41

      Cet article fut « aéré » lors de la rédaction, mais visiblement il fut compacté lors du service après-vente. smiley

      Sinon, désolé d’avoir laissé ici ou là quelques coquilles.


  • ZEN ZEN 15 mai 2009 16:54

    William

    C’est le fond qui compte !
    Dommage que votre article ne soit pas assez lu
    L.W. cite une intervention de Reagan, trés révélatrice de la pensée ultralibérale en la matière, à la fois caricature et aveu :

    Il n’est que trop évident que l’essentiel de notre problème de criminalité a été causé par une philosophie sociale qui conçoit l’homme comme étant principalement un produit de son environnement matériel. Cette même philosophie de gauche qui entendait faire advenir une ère de prospérité et de vertu par le bais de dépenses publiques massives voit les criminels comme des produits malheureux de mauvaises conditions socioéconomiques ou du fait d’être issu d’un groupe défavorisé. C’est la société, disaient-il, et non pas l’individu, qui est en défaut quand un crime est commis. C’est à nous la faute. Eh bien, aujourd’hui un nouveau consensus rejette totalement ce point de vue. "


  • William7 15 mai 2009 17:40

    Ma réaction est tombée dans les limbes du net, alors je vais reprendre brièvement.

    Cette vision libérale a d’ailleurs été défendue depuis longtemps, sans faux-fuyants ou précautions rhétoriques, par des auteurs comme Ludwig von Mises. C’est là qu’on perçoit l’apparente cohérence de ces théories (Méritocratie, responsabilité individuelle, théorie psychologisante du ressentiment, racisme de classe etc.).

    En même temps, on retrouve cette idée bizarre et qui fonde, comme dirait Bourdieu, une sociodicée, celle d’un pseudo-naturalisme qui justifierait les places des uns et des autres dans une joyeuse harmonie inégalitaire. Dans le même temps, nous avons donc l’assurance d’une égalité des chances dans la compétition, la justification que les places entrent en correspondance avec le mérite individuel, mais qu’advient-il de celui-ci puisque, de toute manière, les dés sont pipés dès le départ par ce naturalisme ou ce « racisme de l’intelligence ».

    Les hommes n’ont pas tous la même valeur, la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont besoin d’être conduits par ces chefs ; à cela les institutions démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis pionniers qui fraient la route. (Le socialisme, Ludwig Von Mises)

    Il faut, par ailleurs, lire « La mentalté anti-capitaliste ». C’est un livre très instructif... qui vous tombe des mains. :)


  • ZEN ZEN 15 mai 2009 19:06

    Merci pour le lien vers von Mises
    Voici une traduction pour ceux que cela intéresse


  • ZEN ZEN 16 mai 2009 09:11

    Bonjour William,
    Je me suis permis de relayer votre article dans un cadre élargi
    Je persiste à dire qu’il est fondamental
    J’attends vos remarques. Merci
    Cordialement


  • William7 18 mai 2009 16:05

    Visiblement, c’est un sujet qui intéresse peu de monde. :D

    Sinon, j’ai un petit faible pour la citation de Reagan qui est un idéal-type splendide.


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