samedi 18 septembre 2021 - par Sylvain Rakotoarison

La social-démocratie d’André Chandernagor malmenée par l’union de la gauche

« La voie parlementaire, c‘est la voie traditionnelle du parti socialiste. Mais en fait, les bons esprits se rendent compte que, depuis qu’il y a l’élection du Président de la République au suffrage universel [direct], toute la vie politique tourne autour et que les gouvernements se constituent à partir de cette élection. Il va donc bien falloir y aller ! » (André Chandernagor, revue "Parlement[s]", 2006/2 n°6, éd. L’Harmattan).



L’un des aventuriers du mitterrandisme socialiste, André Chandernagor fête son 100e anniversaire ce dimanche 19 septembre 2021. Haut fonctionnaire, il a surtout été connu pour avoir fait une grande carrière politique dans le Limousin avant d’atteindre les sommets dans la Mitterrandie triomphante.

Brillant élève du lycée Henri-IV, né à Civray, dans le Poitou, André Chandernagor a fait des études de droit, l’École nationale de la France d’Outre-mer et enfin l’ENA (il a intégré le Conseil d’État), dans la promo Europe, la même promo que Valéry Giscard d’Estaing et Marceau Long. Auparavant, il s’était engagé à la SFIO (parti socialiste) à la fin de la guerre et a été membre du cabinet du Ministre de la France d’Outre-mer, le socialiste Marius Moutet en 1946 (il venait d’être fraîchement diplômé de l’École de la France d’Outre-mer).

De février 1956 à novembre 1958, comme conseiller juridique, il a aussi intégré le cabinet ministériel du Président du Conseil Guy Mollet, par ailleurs indéboulonnable secrétaire général de la SFIO. Guy Mollet espérait parvenir à réformer les institutions après avoir réglé quelques "petits" problèmes (comme la guerre d’Algérie). André Chandernagor lui a ainsi préparé des notes pour une telle réforme. Dès octobre 1956, André Chandernagor a présenté la "grande idée de Guy Mollet", inverser la question de confiance en obligeant l’Assemblée à avoir une majorité de rechange pour pouvoir censurer le gouvernement. Et la note précisait : « Il faut donner au gouvernement de plus grands pouvoirs dans la fixation de l’ordre du jour des Assemblées. ».

Guy Mollet a préféré démissionner en mai 1957 après avoir beaucoup réformé (Traité de Rome, loi-cadre d’Outre-mer, une semaine de congés payés supplémentaires, etc.). Il manquait d’argent pour continuer la guerre d’Algérie or il n’était pas le mieux placé pour contracter de nouveaux emprunts. Guy Mollet est revenu au pouvoir dans les gouvernement de Pierre Pflimlin puis de De Gaulle.

En juin et juillet 1958, André Chandernagor travailla donc aux côtés du Ministre de la Justice Michel Debré au sein du comité d’experts, représentant Guy Mollet alors ministre d’État de De Gaulle, afin de définir les premiers principes d’une nouvelle Constitution. Et les idées d’André Chandernagor ont été prises en compte : article 49 aliéna 3, motion de censure, différenciation du domaine de la loi et du domaine du règlement, etc. Le travail estival sur les institutions fut passionnant pour André Chandernagor qui rappelait dans les "Archives constitutionnelles de la Cinquième République" (5e volume, 2003-2005) : « Étant issus pour la plupart d’entre nous du Conseil d’État, (…) nous nous connaissions tous, ce qui facilitait beaucoup les rapports. ». Il a eu le sentiment de vivre un moment historique.

Mais la lecture du parlementarisme rationalisé soutenue par Michel Debré et aussi la SFIO qui a voté la Constitution du 4 octobre 1958 ne fut pas privilégiée par De Gaulle qui, dès 1962, proposa l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, donnant une très grande place à l’exécutif. Ce que regrettait André Chandernagor qui a publié quelques années plus tard, en 1967, un livre sur les droits du Parlement, "Un Parlement, pourquoi faire ?" (éd. Gallimard).

Dans ce livre, il proposait une nouvelle voie pour augmenter le pouvoir parlementaire. Pas revenir à la Quatrième République comme l’imaginait Guy Mollet (à savoir, que les parlementaires retrouvent l’initiative de l’ordre du jour au détriment du gouvernement ; avec la réforme du 23 juillet 2008, les parlementaires ont gagné quelques journées par mois d’initiative). Mais imaginer et renforcer le pouvoir de contrôle : « Puisque nous sommes dans ce système, et qu’on ne va pas en sortir tout de suite, voyons si nous ne pouvons pas retrouver du pouvoir dans le contrôle. (…) Ne pourrait-on pas, comme les Parlements britannique ou américain, faire du contrôle effectif ? (…) Quand j’ai commencé mon livre, Guy Mollet m’a dit : "C’est une thèse". Cela ne l’intéressait pas, il était resté sur l’ancien système, et rêvait toujours d’y revenir. » ("Parlement[s]").

Entre-temps, André Chandernagor n’était plus un simple conseiller mais il était devenu un parlementaire chevronné.

_yartiChandernagorAndre02

Dès mai 1953, André Chandernagor (à 31 ans) fut élu maire de Mortroux, une commune de la Creuse (d’où venait sa femme). A commencé alors une longue carrière d’élu local et national, dans le cadre de son engagement socialiste, un socialisme de centre gauche, proche du centrisme, viscéralement anticommuniste et partisan de la construction européenne. Son échec en avril 1955 aux élections cantonales n’a pas réduit son ambition politique, et il tenta un autre canton : il fut élu conseiller général de Bourganeuf six ans plus tard, en avril 1961 (succédant à un sénateur socialiste qui est mort). Ces deux mandats, constamment réélu, il les a gardés jusqu’à sa démission en décembre 1983.

Le mandat cantonal était important puisqu’il fut élu président du conseil général de la Creuse de septembre 1973 à décembre 1983 (il succéda à un autre socialiste), et il fut également élu président du conseil régional du Limousin de 1974 à 1981, à une époque où cette fonction avait peu d’influence (avant la décentralisation). Ses fonctions exécutives montraient qu’il était un des potentats locaux du socialisme du Sud-Ouest. Son fils Thierry Chandernagor fut élu par la suite également maire de Mortroux et président du conseil général de la Creuse.

Parallèlement, et ce fut pour lui d’occasion de participer aux nombreux débats politiques de la Cinquième République, André Chandernagor fut élu député SFIO puis PS de la Creuse, de novembre 1958 à juillet 1981, sans cesse réélu (il fut vice-président de l’Assemblée Nationale de 1967 à 1968). Sa première élection a eu lieu après son vote favorable à la nouvelle Constitution. Il a choisi une circonscription où le parti communiste français était très fort mais il a pu devancer le candidat PCF au premier tour et le battre au second tour. Dans sa propagande électorale : « Si la République demeure laïque, démocratique, sociale, c’est à l’effort d’hommes comme lui que nous le devons. ». On comprend pourquoi il était anticommuniste : son électorat penchait sur sa droite pour battre le candidat communiste.

Sur le plan politique, il était donc un proche de Guy Mollet au sein de la direction de la SFIO. Guy Mollet et François Mitterrand se haïssaient, l’un parce que l’arrivée de l’autre lui paraissait suspecte et arriviste, l’autre qui considérait le précédent comme un immobile incapable de reprendre le pouvoir après 1958. Entre la grande défaite d la gauche à l’élection présidentielle de juin 1969et le congrès d’Épinay (le second) en juin 1971, la gauche était en pleine ébullition, en particulier le parti socialiste. La SFIO était devenue PS en 1969 sous la direction d’Alain Savary, dauphin de Guy Mollet après avoir pensé à Pierre Mauroy. On comprend d’ailleurs ainsi pourquoi Pierre Mauroy tenait tant à diriger le PS en 1988, et auparavant, pourquoi Pierre Mauroy a apporté toute la légitimité et crédibilité socialistes à François Mitterrand en 1971.

André Chandernagor se trouvait dans une situation assez flottante, pendant cette période (1969-1971). Il était opposé à la politique d’union de la gauche pour les élections municipales de 1971, refusant l’alliance avec le parti communiste français.

Dans la revue "Parlement[s]" déjà citée plus haut, André Chandernagor expliquait qu’il n’était pas très éloigné des objectifs du gouvernement : « "La nouvelle société" de Chaban, je dois dire, ce n’était pas mal, en matière de réformisme. Nous étions gênés. ». Il restait cependant un député de l’opposition, n’hésitant pas à s’opposer au Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas malgré ses positions ouvertes, libérales dans la communication, et modérées ou au Président ultérieur, Valéry Giscard d’Estaing, malgré ses propositions également plus libérales.



Ainsi, il a attaqué Jacques Chaban-Delmas dans l’hémicycle le 10 mai 1972 lors du débat sur la libéralisation de l’ORTF, au sujet des publicités clandestines. Au Congrès de Versailles le 21 octobre 1974, André Chandernagor a aussi balayé d’un revers de main la (très importante) révision constitutionnelle permettant aux groupes parlementaires de l’opposition de saisir le Conseil Constitutionnel : « Il dénonce une révision inopportune, parce que éloignée des préoccupations des Français, et dérisoire, car elle n’apporte aucun commencement de solution aux problèmes constitutionnels fondamentaux qui touchent au déséquilibre essentiel de nos institutions. » (Michèle Cotta).

Dans ces années "fondatrices" de la transformation de la gauche non communiste, Michèle Cotta a suivi avec assiduité les débats au sein du parti socialiste. Dans ses "Cahiers secrets", elle a raconté notamment le (premier) congrès du PS à Épinay, le 21 octobre 1970, un congrès pour préfigurer le ralliement de la Convention des institutions républicaines (CIR) de François Mitterrand : « L’alliance Mauroy-Chandernagor ? Ce n’est pas une alliance, mais un collage dont Mauroy ne veut pas, mais qu’il subit. En réalité, Chander, comme on l’appelle, entendrait bien les sirènes centristes. Savary le rappelle sèchement à l’ordre : "La recherche de l’unité de la gauche doit être une constante du mouvement socialiste". Mauroy pensait à cette occasion conquérir la majorité du parti. Tout dépendait de Guy Mollet. Mais celui-ci maintenant le déteste : "Mauroy, c’est Poulidor, dit-il, il sera toujours second". En réalité, les intérêts des ténors du PS sont divergents. Les uns ont besoin de l’union de la gauche pour être élus dans leur ville ou leur circonscription (…). Les autres pensent pouvoir l’éviter, tel Defferre, qui accuse Mollet de "jouer les Robespierre". »

Le 7 novembre 1970, François Mitterrand a prononcé un discours à Château-Chinon où il a proposé de rejoindre le PS. Deux jours plus tard, François Mitterrand s’est estimé satisfait devant Michèle Cotta, car les socialistes ont semblé répondre positivement à son appel : « Il considère que l’opération est réussie et que l’on repart pour l’unité. Pourquoi en a-t-il parlé dimanche ? [ce serait plutôt samedi]. Parce que, à trop attendre, il risquait de récupérer un cadavre. Il fallait que ce fût assez tard pour que l’opération n’ait pas l’air dictée par les municipales [de mars 1971], et assez tôt pour que la liquéfaction du parti socialiste ne soit pas trop avancée. » [Michèle Cotta utilisait le mauvais terme, une liquéfaction est le passage de l’état vapeur à l’état liquide, or, ici, il s’agit du passage de l’état solide à l’état liquide, ce qui est une fusion, même si effectivement, Le Larousse donne un troisième sens, familier : "état d’amollissement, d’abattement physique et intellectuel"].

Et pour réussir son coup politique, François Mitterrand a mis au courant les hommes qui comptaient au sein du PS : « Avant de prononcer son discours, il avait joint, en dehors d’Alain Savary [premier secrétaire], les quatre tendances du parti socialiste : Chevènement, Chandernagor, Mauroy et Poperen. Les quatre lui avaient dit qu’il était temps, pour lui, de lancer l’offensive. Mitterrand a pensé qu’Alain Savary n’aurait d’autre issue que d’accepter. (…) Je m’aperçois que [François Mitterrand] avait pensé à tout, préparé ses arrières, vu les alliés qu’il fallait, alors que, il y a moins d’un mois, il me paraissait avoir pris sa retraite et vouloir se consacrer à l’écriture. » (Michèle Cotta).

Parallèlement à son engagement dans l’unité du PS, André Chandernagor louchait aussi à droite en participant (et intervenant) à des journées centristes les 21 et 22 novembre 1970 organisées par Pierre Abelin et Jean Lecanuet (du Centre démocrate ; rappelons que les centristes étaient encore dans l’opposition). Avec les trois cités, on pouvait retrouver Edgard Pisani (comme gaulliste de gauche), Maurice Faure (radical), etc. Les deux thèmes de prédilection des centristes étaient déjà l’Europe et la décentralisation : « Chandernagor, qui sent bien que c’est la question, s’efforce, le dimanche [22 novembre 1970], de définir une identité commune à tous ceux qui sont là : "Définissons-nous d’abord nous-mêmes", demande-t-il en proposant sa propre définition : "La force que nous voulons bâtir ne peut être qu’un rassemblement allant des socialistes au Centre démocrate inclus". ».

Mais Michèle Cotta a analysé l’échec de ce week-end : « Ils se sont tous dégonflés pour des raisons différentes entre le samedi et le dimanche et (…) ils n’ont même pas été capables de faire un nouveau parti et de se lancer dans une nouvelle aventure politique. Ils ont tous peur de quitter, qui le PS, qui le parti radical. Et ils préfèrent rester le roi de leur petit mouvement plutôt que partager avec d’autres le leadership d’une nouvelle formation réformatrice. ».

Ainsi, pas étonnant qu’aux assises de la CIR le 12 décembre 1970 à Suresnes, il y ait eu des réticences à s’allier avec des personnalités comme André Chandernagor : « Mitterrand me paraît exaspéré par le procès que lui fait la minorité "gauchiste" de la CIR, qui refuse l’union avec les socialistes sous prétexte que Chandernagor et Defferre sont orientés vers une alliance avec le centre. ».

La position d’André Chandernagor dans l’opposition pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing n’était pas facile à tenir : « Nous étions quand même dans une logique d’opposition. (…) Il a fallu repartir avec le nouveau parti socialiste ; cela a été tout autre chose. Nous avons eu une sorte de passage à vide, il faut bien le dire. Nous avons appuyé certains éléments de l’expérience Giscard. (…) Nous n’essayons plus de participer au travail législatif. Pour le reste, nous témoignons : c’est tout ce que nous pouvons faire. Il m’est arrivé de dire : "Pendant vingt ans, j n’ai parlé que pour le Journal Officiel". » ("Parlement[s]").

Après le (second) congrès d’Épinay, pendant les années 1970, André Chandernagor a continué à apporter son soutien au courant de Pierre Mauroy au sein du PS. En tant qu’un des hommes forts des territoires, il fut nommé Ministre délégué auprès de Claude Cheysson, chargé des Affaires européennes dans les trois gouvernements de Pierre Mauroy, du 22 mai 1981 au 7 décembre 1983.

Une carrière ministérielle assez brève car il a été ensuite désigné comme Premier Président de la Cour des Comptes du 7 décembre 1983 au 19 septembre 1990, laissant place ensuite à Pierre Arpaillange. Il a ainsi quitté la vie politique au début de la Présidence de François Mitterrand caractérisée par la politisation de cette fonction administrative (tête de la Cour des Comptes). Pierre Joxe aussi fut un de ses successeurs et d’autres hommes politiques (pas de femmes !) les ont suivis : Philippe Séguin, Didier Migaud et aujourd’hui Pierre Moscovici. Il faut noter qu’André Chandernagor est arrivé à la Cour des Comptes par la politique et pas par la haute administration (Pierre Joxe et Philippe Séguin, par les deux), car son corps d’origine était le Conseil d’État et pas la Cour des Comptes.

L’un des avantages pour François Mitterrand d’avoir "évincé" André Chandernagor du gouvernement (sa nomination provenait de sa proximité de Pierre Mauroy et de son poids de notable local), c’était de pouvoir nommer son très proche compagnon politique Roland Dumas comme successeur aux Affaires européennes, puis aux Affaires étrangères.

Malgré le grand âge, André Chandernagor a salué l’initiative de créer le parti En Marche, qui correspondait au rassemblement qu’il avait défini le 22 novembre 1970, et a soutenu Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2017. Il retrouvait ainsi sa tendance socialo-centriste pro-européenne qui ne l’avait jamais quitté, même avec l’union de la gauche.

Malgré toutes ses lettres de noblesse dans la vie politique, il est probable qu’on parlera plus aisément de lui comme …du père de l’écrivaine Françoise Chandernagor, auteure d’une vingtaine de romans, essais et pièces de théâtre, et membre de l’Académie Goncourt, qui fut également diplômée de l’ENA (première femme majeure, elle a intégré le Conseil d’État, comme son père), dans la même promo que Philippe Jurgensen (son premier mari), Guy Sorman, Gilles Ménage, Daniel Lebègue, Pierre Chassigneux, Philippe Auberger, Jean-Claude Guibal, Bertrand Cousin, François Gautier… et même Jacques Cheminade. Qu’il fête son (premier) centenaire dans les meilleures conditions de vie !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 septembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu



Pour aller plus loin :
Anne Hidalgo.
André Chandernagor.
Michel Jobert.
Arnaud Montebourg.
Roland Dumas.
Bernard Tapie.
Laurent Fabius.
Louis Mermaz.
Marie-Noëlle Lienemann.
Jean-Luc Mélenchon.
Danièle Obono.
François Ruffin.
François Mitterrand.
François de Grossouvre.
Le congrès de la SFIO à Tours du 25 au 30 décembre 1920.
Le congrès du PS à Épinay-sur-Seine du 11 au 13 juin 1971.
Le congrès du PS à Metz du 6 au 8 avril 1979.
Le congrès du PS à Rennes du 15 au 18 mars 1990.
Le congrès du PS à Reims du 14 au 16 novembre 2008.
Édith Cresson.
Pierre Joxe.
Patrick Roy.
Raymond Forni.
Georges Frêche.
Michel Delebarre.

_yartiChandernagorAndre03



6 réactions


Réagir