La transformation du paysage administratif local dépend des praticiens
Sortira-t-il vraiment quelque chose du rapport du comité Balladur pour la réforme des collectivités territoriales ? L’inefficacité actuelle du mille feuilles administratif est certaine, mais les solutions pourraient prendre un autre chemin que la réforme législative. Il faut surtout faire exploser la disparité des moyens de l’administration territoriale au lieu de la dissimuler. La révolution a peut-être déjà germé.
Edouard Balladur a intitulé son rapport sur la réforme des collectivités locales « Il est temps de décider ». Beaucoup de spécialistes des institutions publiques locales ont le sentiment qu’il est plus que temps. Ce titre donné au rapport est bien dans la ligne de la réhabilitation du volontarisme politique défendu par le Président de la République.
Tout le monde reconnaît l’excès du nombre de niveaux d’administration et la complexité du système préjudiciable à son efficacité. La perte de substance de nombreuses communes et des territoires ruraux est la première cause de difficulté et pourtant le rapport Balladur reste d’une grande discrétion sur cet aspect primordial. Les électeurs ruraux sont sur-représentés, mais leurs élus sont d’une discrètion de violette quand il s’agit de décrire la très forte disparité d’administration teritoriale dans notre pays.
Le schéma territorial dominant sous l’éteignoir
Le rapport s’attarde plus sur le couple région-département que sur le couple commune-communauté, et surtout il se penche bien davantage sur les métropoles urbaines que sur les incapacités d’adaptation des zones rurales. La création de pôles de gestion publique cohérents à l’échelle européenne est une préoccupation tout à fait compréhensible. Cette idée juste pêche néanmoins par un diagnostic insuffisant. Il suffit de regarder nos partenaires européens : nulle part en Europe, on ne laisse de vastes territoires ruraux exangues sans réels moyens d’administration publique locale comme en France. Au lieu de quitter les errements du centralisme, on risque de s’abandonner à la tentation de le multiplier : qu’importe les malheurs du sud-ouest pourvu que Bordeaux et Toulouse deviennent des pôles européens, tant pis pour la Corrèze pourvu que l’agglomération de Brive progresse... Cette facilité fait consensus parce qu’il y a des données simples et fondamentales dont les politiques ne veulent pas entendre parler. Ni les urbains, ni les ruraux.
« La structure même de l’administration territoriale de notre pays, parce qu’elle peine à s’affranchir du morcellement et de l’uniformité hérités de deux siècles passés handicape la société française, confrontée à des défis économiques inédits », le rapport décrit avec justesse la complexité brouillonne sur mais il garde sous la chappe du silence l’inégalité massive que cela recouvre et ses conséquences. L’appauvrissement des services publics des banlieues fait l’objet d’une allusion, mais le problème central soulevé ici est d’une nature différente, il ne s’agit pas d’une question intra-urbaine mais de la dispersion de l’administration publique sur des territoires dont la cohérence, à l’exception peut-être de quelques métropoles, mélangent de l’urbain et du péri-urbain qui pénètre de vastes secteurs ruraux. Ce faisant, le rapport met sous l’éteignoir le schéma dominant qui concerne au moins les deux tiers des français : une hétérogénéité considérable du potentiel administratif territorial entre le centre et la périphérie.
Il y a en France des arrondissements ruraux excempts de toute technocratie territoriale. Si l’on publiait une cartographie des cadres de catégorie A de la fonction publique territoriale, on découvrirait des arrondissements désertiques. Les petites collectivités rurales sont sans appui d’analyse ou de proposition dans leurs petites administrations. N’oublions pas que la capacité à produire des projets dépend étroitement du capital humain des administrations quel que soit le niveau. Cela met en dysharmonie les administrations de l’Etat lui-même. La nature même du travail de contrôle de légalité dans les services du Préfet est en réalité très différente dans un département peuplé et actif comme peut l’être la Seine Maritime, couverte de communes moyennes, et dans un département moins dynamique comme l’Orne qui compte 5 communes de plus de 5 000 habitants.
L’ignorance entretenue de la disparité des moyens de l’administration territoriale
La réduction des services déconcentrés de l’Etat n’ont pas les mêmes conséquences suivant le contexte territorial. Dans les territoires ruraux, il y a un véritable problème de prise en mains des évolutions sociales, économiques et même administratives. Par exemple, la Commission Départementale de la Coopération Intercommunale du Lot et Garonne relève que 11 communautés de communes sur 23 ont moins de 5 000 habitants, et que 8 de ces communautés parmi les 11 petites ont une « faible, voire très faible activité ». Beaucoup de ces collectivités rurales sont de fait dans l’incapacité technique de respecter les prescriptions règlementaires dans de nombreux domaines (police, instructions comptables, marchés publics, etc).
La disparité des moyens génèrent une disparité des pouvoirs, et notamment du partage réel de leur contenu entre les collectivités et les administrations déconcentrées de l’Etat. Ces administrations départementales françaises sont plus hétérogènes qu’elles n’y paraissent elles aussi, elles s’adaptent à leur contexte, même si cela doit être officiellement bien dissimulé derrière l’unicité indivisible et règlementaire. D’un côté les urbains ne partagent pas toujours les difficultés des ruraux, de l’autre les notables des zones rurales tirent encore leur pouvoir de l’opacité qui règne entre l’administration de l’Etat et les électeurs, les élus municipaux ou même les personnels de mairie.
Bruno Sido, président du conseil général de la Haute- Marne, a parfaitement expliqué devant le comité Balladur les conséquences de cette disparité des moyens d’administration dans les territoires et les conséquences au regard de la question de la clause générale de compétence pour les départements : « il y a deux types de département : les départements ruraux et les autres ». Si les départements ne sont pas présents dans l’aménagement des territoires ruraux, il n’y a personne d’autre pour le faire. C’est le cas en particulier pour le développement du haut débit par wimax ou par la fibre optique. Si le Conseil Général de la Haute Marne ne s’était pas porté maître d’ouvrage pour le mémorial Charles de Gaulle, son Président peut affirmer que cette réalisation n’aurait tout simplement pas été envisageable.
La disparité du niveau des capacités des administrations locales dans les territoires est un fait majeur. Une cartographie du nombre d’agents territoriaux ou de la dépense publique locale par habitant serait sans doute très instructive également. Exemple comparé : le bilan social de la ville de Sceaux, 20 000 habitants, affiche 422 salariés ; la communauté du Pays des Brières et du Gesnois, 20 000 habitants aussi, avec ses 15 communes et son administration n’en cumule pas la moitié. Sans parler de la communauté d’agglomération des Hauts de Bièvre dont Sceaux est membre, ni des différences de moyens entre les départements de la Sarthe et des Hauts de Seine. Mais surtout, la ville de Sceaux a un bilan social, des cadres territoriaux et un comité technique paritaire municipal pour discuter l’organisation des services, alors qu’aucune des 15 communes sarthoises ne dispose d’un seul de ces trois éléments. La communauté des Brières et du Gesnois est elle-même dans le quasi-dénuement de ces instruments. L’illisibilité de la disparité de moyens d’administration locale est aussi une ignorance entretenue.
La révolution s’organise chez les praticiens
En décrivant le morcellement sans traiter de l’abandon de nombreux territoires qui en résulte, le rapport Balladur est voué à une radicale insuffisance. Il est cependant possible d’être optimiste et qu’une évolution significative prenne corps sans aucun texte législatif de réforme. Ce n’est pas forcément à l’Etat de décider l’essentiel, en est-il capable ? Depuis quelques mois, on voit poindre une réflexion sur la mutualisation des services communaux et communautaires et surtout il y a des débuts de mise en oeuvre : à Blois, à Besançon, à Mulhouse, à Saint-Seine l’abbaye ou dans la communauté de la Plaine tonique , à Belfort, etc.
Toutes ces tentatives d’avant-garde prennent corps à contre-pied de l’option juridique fondamentale des textes de la décentralisation des années 80 et de l’intercommunalité des années 1990 qui voulaient la séparation absolue des moyens sur la base de la distinction des compétences. Les praticiens veulent au contraire donner la priorité à la coopération de moyens avec des administrations territoriales qu’on appelle à travailler pour plusieurs conseils élus. Il a fallu passer des obstacles de la réglementation nationale mais aussi européenne. Le plus remarquable, c’est que toutes ces expérimentations sont confrontées à l’hétérogénéïté du niveau d’administration publique locale entre la ville centre et la périphérie. Dans le cas évoqué plus haut du Lot et Garonne, le bassin de vie d’Agen comprend la seule communauté d’agglomération du département mais aussi 4 communautés de communes de moins de 5 000 habitants. Le double enjeu est bien là : en finir avec les charges de centralité indues pour les villes et développer un niveau unique de service public sur l’ensemble du bassin de vie de la population.
Le Législateur est nécessaire dans la transformation de notre paysage administratif local, mais il n’a pas forcément à tenir la place centrale. Le changement réel ne vient pas du haut, la mise en oeuvre de communautés locales cohérentes plus puissantes pourrait même jouer un rôle considérable dans la réforme de l’Etat. Par exemple, si nos communautés locales étaient moins nombreuses et plus puissantes, aucun ministre ne pourrait se permettre de proposer au Parlement la mise en place d’un service minimum d’accueil pour faire face aux grèves de ses fonctionnaires avec les moyens d’administrations locales dont il n’est pas le patron. L’Etat ne peut vouloir rationaliser l’administration locale et profiter de ses faiblesses en même temps.
Illustration : plus la ville grandit, plus le nombre d’agents par habitant monte (Source : Centre de gestion de la Grande Couronne – Versailles)