mercredi 7 avril 2021 - par Père_Vaire

Liège, 3 : La fragmentation intégrale, nouvelle frontière de la politique

Diviser pour régner est probablement la stratégie la plus ancienne et efficace des dominants ; c’est même dans une large mesure une nécessité structurelle. Elle atteint actuellement de nouveaux sommets de raffinement. Il ne s’agit plus de dresser la « communauté nationale » contre un bouc émissaire, mais chaque groupe constitué, minorité ou identité, contre tous les autres, pour le plus grand profit des dominants, qui acquièrent ainsi la position enviable d’arbitre et de recours. Ceci explique que la répression soit particulièrement féroce contre les mouvements unitaires, se bornant à demander le retour rapide aux libertés constitutionnelles et non la prise en compte des revendications de telle ou telle catégorie. Tant que l’action est parcellaire, morcelée, elle peut être facilement contrée sinon récupérée. En revanche, si chacun est susceptible de s’y reconnaître, elle représente un grand danger ; ses initiateurs et animateurs sont sévèrement punis.

Liens vers les deux parties précédentes :

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/commotion-a-liege-les-nouvelles-231985

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/liege-partie-2-democratie-vs-232073

Illustrons cet axiome par les événements à Liège. Les gentils manifestants sectoriels ont-ils obtenu une quelconque avancée ? Bien au contraire. Quelques jours après ces grands déploiements, le plan de réouverture de l’Horeca tombe à l’eau, si bien que beaucoup, même parmi les plus installés, abandonnent définitivement. Il n’est plus question d’autoriser des événements culturels. Les écoles sont plus fermées que jamais, et les « rassemblements » sont limités à quatre personnes. Tous ces secteurs ont cru judicieux d’immédiatement se désolidariser des « pillards », avec lesquels ils n’auraient aucun lien, sinon d’appeler à une répression accrue contre tous les « barbares ». Pourtant, les seuls à avoir tenté d’unifier les causes dispersées qui occupaient l’espace public ce jour-là sont bien les lanceurs de cailloux. La fragmentation maximale des luttes est une configuration optimale pour les pouvoirs en place, qui peuvent alors à l’envi jouer une catégorie contre l’autre, encore et encore.

Autre exemple, tiré des pratiques de cette même police locale si soucieuse de cohésion sociale. Comme le rapportait France 3 sans le moindre recul critique, la police liégeoise a décidé d’importer des méthodes qui viendraient des USA ; ça situe tout de suite le niveau, et montre que décidément en Europe les flics tordus et racistes ça existe pas, que nous sommes à l’abri de toutes les dérives qui ont cours là-bas. Une jolie agente sert d’appât. Elle se balade dans des quartiers très fréquentés par les « jeunes », et lorsqu’un citoyen perpètre le crime de dire à un de ses amis qu’elle est jolie, il se fait « sensibiliser » à la dure ; s’il ose se plaindre de cette humiliation, il est évidemment appréhendé. La bonne façon de lutter contre les délits est donc de les provoquer ou de les mettre en scène. Pas au hasard néanmoins. On sait que certains courants féministes ont depuis longtemps embrassé la cause du « harcèlement de rue », manière consciente ou non de stigmatiser un peu plus les « jeunes » et leurs célèbres bas instincts, leur sexisme, leur caractère rétrograde sinon leur intégrisme. La police peut ainsi se targuer de défendre les femmes tout en s’adonnant à une de ses occupations favorites : la chasse aux « racailles » . Cela lui permet par ailleurs de mieux réprimer… des féministes. Pas les mêmes évidemment ; il y a les « braves féministes », celles qui jouent le jeu et diffusent les « bons comportements », et toutes les autres. En Belgique toujours, l’été dernier, trois jeunes femmes interpellent la police à la sortie d’une terrasse de café : elles auraient été harcelées. Aussitôt, elles se font arrêter et malmener, y compris par la commissaire locale ; en effet, elles auraient commis le grave délit d’être éméchées, qui dans la nouvelle normalité implique la perte de tout droit. Lorsque des associations féministes décident de manifester leur colère à ce propos, quelques mois plus tard, elles se font nasser, brutaliser, arrêter etc. Notons que les agents qui s’en sont chargés peuvent fort bien avoir participé la veille à une courageuse opération anti-harcèlement.

Dans l’un comme dans l’autre cas, la police est assurée du soutien TOTAL des citoyens soucieux de démocratie, de progrès, d’égalité femmes-hommes et de pensée queer que nous avons croisés plus haut ; ce ne sont pas des ultra-zemmouriens qui vont s’émouvoir des brutalités infligées à des groupes féministes, ou LGBT+ demain, si la lutte contre tous les virus l’exige…

Quant aux « barbares », les partis et les citoyens respectables sont unanimes : plus question de leur permettre d’agir. Il faudra donc plus que jamais réprimer préventivement, multiplier les coups de filet dans les « quartiers », « responsabiliser » les parents etc. Bref, ce que les Le Pen et consorts n’avaient pu que rêver, la « guerre contre le Covid » est en train de l’accomplir : chasser les allochtones. Ceux-ci sont déjà nombreux à se dire qu’ils n’ont pas fui un pays inégalitaire, répressif et pauvre pour se retrouver dans un autre qui l’est encore plus et où ils ne peuvent même plus se déplacer, fréquenter leurs amis, écouter de la musique etc. ; où l’atmosphère devient de plus en plus hostile et irrespirable.

La fragmentation actuelle ne se borne pas aux origines ethniques, aux classes d’âge (haine des jeunes qui osent essayer de s’amuser et parallèlement des vieux qui privent les autres de liberté), au secteur professionnel, au genre et aux préférences sexuelles, mais aussi aux classes sociales (mise en scène des pauvres comme clusters à infections et des riches qui échapperaient totalement aux restrictions) et plus récemment, insidieusement aux modes de vie. Ainsi, des gens très hostiles aux mesures en viennent à déclarer qu’il est intolérable que les fumeurs puissent retirer leur masque, poussant inconsciemment les autorités à bannir la cigarette et donc ceux qui en sont dépendants de l’espace public (on constate déjà que les flics fumeurs sont obligés de vapoter pendant les opérations : le bon exemple doit être diffusé dans le corps social avant d’être imposé). D’autres s’insurgent contre les trains bondés, préparant la voie à une réduction des services, une hausse des prix et la « réinvention » des transports en commun, qui prendra la forme d’une libéralisation de façade, comme on l’a vu dans nombre d’autres secteurs. Les supermarchés, les centres commerciaux sont aussi dans le viser ; Bezos ne peut que s’en féliciter. Le principe du côté de la population est très simple : puisque je suis privé de ce que j’aime ou ce dont j’ai besoin, les autres devraient l’être aussi. Tous ces clivages et comportements nés du ressentiment font le jeu du nouveau régime, et il sera très difficile de les dépasser autrement qu’en paroles qui ne convainquent personne.

Pour conclure sur une note positive, il y a tout de même encore des endroits où les pauvres sont autorisés à se rassembler sans respecter la distanciation sociale : les files devant la soupe populaire, comme à Milan.

 



2 réactions


  • troletbuse troletbuse 7 avril 2021 19:46

    J’avais vu ça : Coluche pourrait être fier ; il n’y a que les restos du cœur qui fonctionnent aujourd’hui.

    Mais ce n’est plus tout à fait vrai. Sauf que ce n’est pas les mêmes clients  smiley


  • Oscar Ollo Oscar Ollo 8 avril 2021 13:54

    Article-plaidoyer pour les casseurs, les dragueurs lourds et la faune qui m’a fait quitter un quartier populaire bien avant le covid.

    Les casseurs sont une plaie : Père_Vaire ne tient visiblement pas un commerce saccagé par ces sauvages et sa voiture ainsi que ses biens sont à l’abri. N’importe qui de sensé ne peut les voir que comme une tentative de décrédibilisation des manifestations et l’absence ou la légèreté des suites judiciaires ne manquent pas d’étonner.

    Les dragueurs lourds ne sont pas verbalisés parce qu’ils ont dit à leur copain qu’une passante était jolie mais parce que les rembarrer, eux, leur vocabulaire ordurier et leur gestuelle de porc en rut, expose à des représailles parfois très violentes.

    Quant aux quartiers vidés soi-disant à cause du covid, c’est une vaste blague. La vérité est ici : https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/adieu-ma-banlieue-209754

    Le covid est instrumentalisé par l’état pour sabrer dans nos libertés et est récupéré par des causes bien peu recommandables...


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