lundi 20 novembre 2006 - par Philippe Aigrain

Six leviers pour rendre le politique à nouveau crédible (2)

Voici donc le second article d’une série de six présentant chacun un levier nécessaire pour rendre le politique à nouveau crédible. Ces leviers forment un ensemble, dont on rappelle ici la composition :

  1. L’autonomisation d’espaces d’expérimentation politique
  2. Une politique des modes de production et de consommation
  3. Mettre en priorité les libertés de circulation
  4. Une fiscalité pour l’ère de l’information
  5. Un espace public pour le renouveau démocratique
  6. L’articulation de l’individuel et du collectif
Les modes de production et de consommation

Il s’agit :

  • De tout ce qui fait qu’un type de bien est produit plutôt qu’un autre, un type de service proposé plutôt qu’un autre
  • De comment les biens sont produits et les services délivrés (avec quelles techniques, quelle organisation du travail, quelles localisations des activités, etc.)
  • De comment les biens et services sont promus et distribués aux consommateurs, clients ou usagers
  • Des conditions dans lesquelles la consommation s’effectue, par exemple l’organisation du temps dans une journée, l’environnement physique d’usage ou de consommation, la répartition des tâches domestiques entre femmes et hommes, etc.

Aïe, direz-vous, si on parle vraiment de tout cela, est-ce que cela a un sens d’envisager une action politique ? Pourquoi pas une politique du grand tout ? De nombreux facteurs qui influencent les choses listées ci-dessus semblent échapper à l’orientation politique. Je voudrais néanmoins convaincre de ce qu’il y a bel et bien un espace d’action politique, et de ce que cette action peut jouer un rôle essentiel dans les années à venir. J’ai deux arguments : d’abord il existe déjà des politiques en la matière (malheureusement, elles sont souvent mauvaises, de mon point de vue) ; ensuite, un petit nombre de choix stratégiques permettent de réorienter significativement dans la durée l’évolution des modes de production et de consommation.

 Trente ans de grande transformation

Le monde vient de connaître trente ans d’une grande transformation[1] qui a deux visages. Ces visages sont les deux faces de la "rupture informationnelle". D’un côté, les entreprises se sont saisies de l’informatique comme moyen d’optimiser (dans un but de profit) les processus de production, de reproduction et de distribution. Cette "optimisation" nous a donné la fragmentation de la production, la dévaluation des anciens savoir-faire au-delà de celle qui survient toujours dans les périodes de mutation technique et l’éparpillement des collectifs de travail. Mais aussi la baisse de prix des dispositifs de traitement de l’information et l’apparition de capacités à innover et produire dans de nouvelles régions du monde, en particulier asiatiques. De l’autre, les individus, les groupes et certaines entreprises se sont progressivement approprié les techniques informationnelles pour créer, échanger et coopérer, au départ dans des cercles spécialisés (surtout scientifiques) puis dans la société tout entière. Les moyens financiers et l’accès au pouvoir étant ce qu’ils sont, de grands acteurs industriels et certains idéologues de l’économie ont réclamé et ont obtenu un petit nombre de dispositions politiques :

  • la financiarisation de l’économie avec la fin de la convertibilité du dollar, la création de nouveaux instruments financiers, le développement des fonds de pension dans un tout petit nombre de pays et la promotion de la "shareholder value"
  • une extension tous azimuts des brevets, le durcissement du copyright et de son application par des technologies. L’ensemble forme la base du capitalisme informationnel avec ses entreprises qui vendent à prix de monopole la reproduction gratuite de l’information. Cette extension des mécanismes de propriété dans la sphère intellectuelle oriente l’innovation vers la recherche de rentes et vise à pouvoir délocaliser la production tout en freinant la capacité des pays "hôtes" à développer leurs propres modes de production et consommation
  • Le dogme d’une totale liberté de circulation des capitaux alors même qu’on mettait en place diverses entraves à la liberté de circulation et d’usage des connaissances
  • Une politique des médias et de leur financement qui a laissé s’installer une intégration jamais vue entre production, distribution, promotion (par les médias audiovisuels centralisés) et consommation, aboutissant à cette situation où "le consommateur perd sa vie à gagner du temps" pendant que "le salarié perd son temps à gagner sa vie" [2].

Les pressions en ce sens ont trouvé leur idéologie fédératrice dans le fondamentalisme marchand : vision étroite de marchés censés être parfaits et portant sur des produits ou services considérés comme donnés ; mise en concurrence y compris pour les individus, les institutions et les territoires ; suspicion de toute forme d’action publique ; refus de considérer les motivations et mécanismes mixtes, économiques et non économiques, de la plupart des activités humaines ; arbitrage systématique en faveur du court terme. La plupart des économistes "réels" sourient de visions aussi simplistes, mais la promotion politique du fondamentalisme marchand ne s’embarasse pas, elle, de nuances. Au nom du refus d’intervenir sur le cours de l’économique, le fondamentalisme marchand a en réalité obtenu des règles et des structurations actives des marchés qui orientent les modes de production et de consommation dans une direction tout à fait particulière.

Ce versant des trente ans de grande transformation débouche aujourd’hui sur une grave crise environnementale, sociale et humaine. Certains aspects de cette crise seraient peut-être apparus de toute façon, mais il ne fait pas de doute qu’ils ont été amplifiés par l’orientation politique des modes de production et de consommation. La prise de conscience tardive de cette crise suscite des réactions élaborées dans l’urgence. Passons sur ceux qui ne critiquent les patrons voyous que pour mieux réaffirmer le fondamentalisme marchand que ceux-ci n’ont fait qu’appliquer un peu énergiquement. Le problème est que même les réactions sincères peinent à trouver des stratégies. Les symptômes paraissent si urgents à traiter (et ils le sont réellement) que l’on ne prend pas le temps d’envisager d’agir sur les causes. Les systèmes sociaux s’épuisent à maintenir la solidarité dans un contexte de plus en plus hostile. La mobilisation écologique agit à la marge sans parvenir à influer sur les grands facteurs de la consommation énergétique. Prenons garde à l’avertissement d’Edgar Morin : "A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel."

Les fondements d’une possible réorientation

Cet appel à l’essentiel serait de pure forme s’il ne pouvait prendre appui sur un certain optimisme. Il y a un autre visage de la grande transformation, celui qui résulte de la révolution informationnelle lorsqu’elle fait l’objet d’une appropriation humaine et sociale. La proportion de ceux qui sont capables de prendre en main les enjeux des modes de production et de consommation est plus importante que jamais. Et il ne s’agit pas de capacités virtuelles : ils et elles ont commencé à le faire. Cela prend des formes variées : le commerce équitable ; l’organisation de circuits courts entre production et consommation, notamment pour l’alimentation ; la production à grande échelle des biens communs informationnels comme les logiciels libres ou les créations partagées ; les médias d’expression directe et collaboratifs ; de nouveaux modes de vie qui reconquièrent le temps pour l’individu et la vie sociale ; la motivation croissante de l’utilité environnementale ou sociale dans l’innovation technique matérielle ; l’organisation directe dans un contexte difficile de la solidarité sociale dans les zones défavorisées, par exemple autour d’activités comme le soutien scolaire ; le renouveau de l’esprit coopératif ou associationniste. Le premier devoir du politique, c’est de donner à ce potentiel les moyens de s’exprimer.

Objections

Avant d’expliquer comment, il me faut répondre à deux objections potentielles. La première est celle qui argue du caractère limité des activités dont je viens de parler, ou du fait qu’elles mobilisent dans nos pays principalement (mais pas uniquement) des privilégiés, notamment sur le plan de l’éducation. Certains en déduisent qu’il n’y a là qu’éléments insignifiants ou symptômes de plus de l’explosion du lien social, les privilégiés se payant en supplément le luxe de l’art de vivre. Cette critique est historiquement myope, et politiquement dangereuse. Historiquement myope, parce toutes les grandes mutations facteurs de progrès social et humain ont été portées par des privilégiés de l’éducation à leur époque. La question n’est pas de savoir si leurs motivations sont pures, mais si les idées et activités concernées sont généralisables ou au contraire ne peuvent exister que parce que peu de gens les pratiquent. Or la plupart des activités décrites plus haut non seulement peuvent être généralisées, mais gagnent à l’être. Politiquement dangereuse, parce qu’à délégitimer immédiatement toutes les alternatives généreuses et innovantes, on ne laisse subsister que des attitudes défensives ou régressives.

La seconde objection est autrement crédible et mérite toute notre attention. Les processus que je viens de décrire se déroulent pour la plupart hors de la production matérielle industrielle et des services "marchandisables". Elles touchent soit des activités plus anciennes, soit des activités récemment apparues (biens communs de l’information, services à la personne). Or, la production matérielle industrielle est au coeur de la crise environnementale et sociale, en particulier si on la considère à l’échelle planétaire. Rien ne serait plus dangereux que d’ignorer la substance propre de l’industrie matérielle, l’existence par exemple d’effets d’échelle qui y justifient une certaine concentration. Bref, en matière de modes de production et de consommation, il n’y aura pas une solution magique applicable partout, mais bien des exigences communes et une recherche de solutions adaptées à chaque domaine.

Comment ?

Qu’on ne s’attende pas à trouver ici un programme avec ses propositions toutes faites, d’autant plus qu’un certain nombre des lignes d’action ne peuvent être mises en oeuvre qu’à l’échelle européenne, et supposent donc une négociation avec d’autres partenaires, d’autres visions. Mais voici quelques pistes qui devraient suffire à ouvrir un espace de proposition et d’action politique :

  • Réorienter l’innovation et la nature des produits et services par un nouvel équilibre des incitations. Il s’agit de favoriser l’innovation dont les résultats alimentent des biens communs utilisables par tous ou contribuent aux biens communs de l’environnement et aux biens publics sociaux. Cette action à long terme est la plus importante, car elle seule peut assouplir les contraintes futures. Pour les détails concernant les activités à fort contenu informationnel, voir les pages 232 à 242 de Cause commune. Pour les branches où le matériel et l’énergétique restent prédominants, voir plus bas.
  • Favoriser les circuits courts et la relation entre producteurs et consommateurs partout où cela peut être fait sans entraîner d’inefficacités trop sérieuses, et encourager le développement de consommacteurs occupant des positions intermédiaires dans tous les domaines où c’est possible
  • Oser réglementer directement sur la base de critères environnementaux et sociaux dans le domaine de la production matérielle et des services marchands. Ce type de réglementation demande évidemment une introduction progressive dans le temps, et il faudra la négocier avec les pays émergents et en développement. Je reviendrai dans le prochain article sur les approches possibles en matière de circulation des biens entre l’Europe et le reste du monde.
  • Décourager la production juste à temps et ses cortèges de camions dont la moitié circulent vides.
  • Rompre avec l’idée que la qualité est trop chère pour les pauvres, notamment pour l’alimentation et le cadre de vie. Le cas de l’alimentation est particulièrement éclairant.
  • Limiter toutes les situations qui induisent la dépendance à l’automobile. Cela suppose par exemple une lutte politique, fiscale et réglementaire contre l’étalement urbain et contre l’urbanisme commercial séparé de l’habitat et un effort massif d’investissement dans la desserte des quartiers défavorisés par les transports en commun. Il faudra également s’abstenir d’exporter le modèle de développement qui induit la dépendance à l’automobile dans les pays émergents, ce qui ne sera pas le plus facile.
  • Autonomiser les sphères d’activités sociales, culturelles et environnementales. Les autonomiser, cela veut dire leur permettre de créer de la monnaie pour solvabiliser leur propre demande sociale.
  • Permettre une seconde révolution de santé publique en questionnant le modèle fondé sur la prédominance de l’acte médical et du médicament de haute technologie. Questionner ne veut pas dire rejeter, mais évaluer les domaines où ce modèle a une réelle validité et un potentiel de généralisation, et ceux où il n’est porteur que de sociétés duales et de l’explosion des systèmes de santé publique.
  • Développer une politique des temps de vie en commençant par la reconquête du temps accaparé par les médias prédateurs (télévision et autres médias fondés sur la concentration de l’attention sur un petit nombre d’objets ou de sources), mais aussi en investissant dans le long terme sur une nature et une localisation des activités compatible avec ces temps de vie.
  • e tutti quanti !

 


[1] L’expression "grande transformation" provient du titre de l’ouvrage de Karl Polanyi, dans lequel il l’appliquait à diverses périodes antérieures à celle dont il s’agit ici.
[2] Dans Hélas pour moi, Jean-Luc Godard fait dire à un de ses personnages que "le salarié perd son temps à gagner sa vie alors que le consommateur perd sa vie à gagner du temps". La bande son de ce film étant truffée de citations, j’ai cherché s’il y avait une source originale, mais sans succès. Il est donc possible que Jean-Luc Godard soit l’auteur de la formule. L’inspiration provient clairement d’Ivan Illich sur le fond et des situationnistes sur la forme (ce qui prouve que Godard n’est pas rancunier).


14 réactions


  • arturh (---.---.119.98) 20 novembre 2006 10:44

    C’est beau les utopies.


  • (---.---.228.110) 20 novembre 2006 11:11

    C’est beau les utopies et c’est une grosse mascarade ! Un beau miroir aux alouettes !!! Ils ne tiendront jamais leurs promesses car il n’y a plus un sou dans les caisses de l’état ! à mois de pondre encore des impôts et des taxes nouvelles, ça , ils savent très bien le faire !

    Qu’ont ils fait de bien pour la France les partis politiques depuis 25 ans ?

    Pouvez vous me répondre franchement ?

    - 2000 milliard d’euros de dette !

    - RDS, CSG, et autres...

    - Répression des automobilistes à outrance jusqu’à frôler le ridicule ! Pour un ou deux Km/h ! Il y des gens qui sont obligés de rouler sans permis car ils croisent tous les jours des routes avec plusieurs radars.

    - Répression des citoyens pour un oui pour un non !

    - Augmentation des taxes et impôts divers...

    - Gel des salaires et maintien organisé avec le patronat d’un quota de 10 % de chômeurs pour avoir une main-d’oeuvre corvéable à merci, prête à tout pour un CDI.

    - Saisies automatiques sur les comptes en banque pour recouvrer les amendes (illégal).

    - Radars automatiques (jackpot, limite de la légalité).

    - Organisation dans les hautes sphères de l’augmentation des prix de l’immobilier (100 % en seulement 5 ans) qui met les plus faibles dans la rue, même ceux qui travaillent... Ce n’était jamais arrivé avant !

    - Interdiction partout de : Fumer, boire, manger, conduire, penser bientôt de faire l’amour ?j’exagere à peine...

    Et vous continuez à croire à ces conneries ? c’est grave !


  • cdg (---.---.24.9) 20 novembre 2006 12:26

    « Ce versant des trente ans de grande transformation débouche aujourd’hui sur une grave crise environnementale, sociale et humaine ». C est vrai pour les perdants de la mondialisation (ie nous). Demandez a un chinois ou un americain ce qu il en pense.

    Pour le reste, plein d objectif mais aucun moyen concret de les atteindre. ex decourager la production juste a temps. Soit mais comment ? Vous allez mettre un fonctionnaire pour verifier dans toutes les usines ? Le transport routier coute pas cher car c est un secteur hyper concurrentiel avec peu de barriere a l entree. Pour votre info, sachez que le juste a temps est rentable dans l automibile meme si on fait venir des pieces par helicoptere (en attendant que le camion du sous traitant arrive). Je l ai vu chez Audi a Ingolstadt

    Pour le reste vous oubliez le fait majeur. On est maintenant dans un systeme qu on peut qualifier de capitaliste patrimonial. C est a dire que ceux qui ont le pouvoir sont ceux qui ont les capitaux (ie action des societes) et dont le but est un rendement max sans risque car cet argent sert a nourir les retraites (fond de pension).

    C est le resultat de 2 phenomenes, le viellissement de la popualtion dans les pays riches (et donc de + en + de retraites qui coutent de + en + cher) et de l autre l arrivee sur le marhcee du travail de 2 millards de salaries potentiels (inde+chine) qui sont pres a travailler pour rien (si on compare au cout d un europeen). Donc cout du travail qui s aligne sur le moins cher

    Tant que nos politiciens n aurant pas compris qu on a change d epoque rien a en tirer.


    • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 20 novembre 2006 13:15

      En réponse à : <« Ce versant des trente ans de grande transformation débouche aujourd’hui sur une grave crise environnementale, sociale et humaine ». C’est vrai pour les perdants de la mondialisation (ie nous). Demandez a un chinois ou un americain ce qu’il en pense.> Ca dépend de quels chinois et plus encore de quels américains. Je ne nie pas l’existence de gagnants et de perdants au processus enclenchés par le fondamentalisme de marché, mais vous invite à les analyser avec soin dans chaque société, dans chaque ville même. Pour ce qui est de la mondialisation, elle appartient tout autant au deuxième versant, et sur ce plan, je salue les bénéfices qu’elle apporte aux chinois, indiens et brésiliens, bénéfices d’autant plus importants qu’ils ont su bien mieux que nous canaliser les effets du fondamentalisme de marché.

      En réponse au  : le juste à temps est rentable parce qu’on l’a rendu tel par des politiques fiscales et sur les coûts de transport, et qu’on l’a encouragé systématiquement dans les programmes de recherche et d’innovation. Sans ces politiques, il aurait peut-être existé dans l’automobile, mais ne se serait jamais répandu comme il l’a fait à tous les secteurs. Ce n’est pas une loi de la nature, c’est même tout le contraire.

      Mais pour répondre plus au fond : je ne crois pas qu’une politique des modes de production et de consommation évitera la concurrence sur les coûts de travail dans différents domaines. Elle l’atténuera, et elle permettra surtout à nos sociétés (et à celles des pays émergents) de l’aborder dans de meilleures conditions. Si vous défendez la politique du « on résoud tout, ou ne peut rien faire » vous êtes à l’opposé même de ce que je défend avec ces « leviers ».


    • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 20 novembre 2006 13:23

      La réponse précédente a vu les citations du commentaire auquel elle répond disparaître. C’est apparamment dû à un bug du site (en mode prévisualiser, le formattage HTML ou SPIP apparait correctement, mais il disparait dans la version finale). J’espère que les lecteurs reconstitueront d’eux-mêmes à quoi je répondais.


  • DEALBATA (---.---.166.140) 20 novembre 2006 13:47

    Le seul levier à manipuler, c’est celui qui ouvre la trappe, alors dans la fosse ou ailleurs ... (noter l’excellent jeu de mots !)


  • gibus (---.---.227.197) 21 novembre 2006 00:33

    Le « tutti quanti » des comment pourrait inclure un questionnement du mode salarial sur lequel se fondent et s’organisent les modes de production et de consommation critiqués ici.

    Il y a par exemple une indiscutable production de valeur dans l’écriture, la lecture et le commentaire du présent article. Pourtant cette valeur créée n’est récompensée par aucun salaire. Or c’est encore le salaire qui reste la principale (seule) source de revenus, au moins dans le monde occidental (je ne m’aventurerais pas à généraliser à des sociétés que je ne connais malheureusement pas bien).

    Le financement de la création de valeurs non marchandisées se doit d’être envisagé, par d’autres biais que le salariat...

    En bref, comment je fais pour faire manger ma famille si je passe mon temps à réfléchir à ces questions ? ;)


  • Céline Ertalif Céline Ertalif 21 novembre 2006 23:21

    Dans le cadre même du titre consacré à cette série d’articles, je pense qu’il y a d’abord lieu de critiquer l’obsession économique. Je suis étonnée que l’on parle beaucoup aujourd’hui d’éducation, par exemple, sans discuter la caractère taylorien de l’organisation scolaire : il s’agit toujours de former des gens qui devront être plus productifs et plus consommateurs. Les vrais objectifs restent dans le non-dit (comme d’hab !).

    On peut souligner aussi que le libre-échangisme libéral est de moins en moins libre et de moins en moins échangiste avec la montée très visible des droits et brevets qui, plus que les taxes, mettent en place de nouveaux octrois et privilèges. Les frontières elles-mêmes retrouvent un rôle important dans la concurrence entre les marchandises qui circulent en cloisonnant les mains d’oeuvre et la fiscalité. Tout cela mis bout à bout rappelle autant l’ancien régime que la modernité. La plus ancienne vérité sur le capitalisme, c’est qu’il repose sur une combinaison du marché et de la capitalisation (l’accumulation disait Marx) et que, naturellement, la capitalisation n’est rien d’autre que ce qui ne s’échange pas.

    Je suis en accord avec le fond avec cet article, cependant il est accueilli avec un scepticisme un peu inquiétant. Comment y répondre ? Peut être en revenant avec moins de complexe dans la bataille idéologique en soulignant que la diminution du travail est un bien, que la réappropriation du temps, de l’environnement et de la technique (oui, je souligne bien de la technique) est un objectif. Le travail lui-même doit sortir de l’horizon marchand.

    Je suis assez frappée d’entendre ces derniers temps Christine Boutin reprendre le thème de l’allocation universel - pour revaloriser le travail, dit-elle, pour justifier sa distinction de la gauche. Il y a une cohérence avec sa prise de position dans le débat sur la DADSVI.

    Les premiers commentaires ci-dessus soulignant le caractère utopique de l’article sont symptômatiques de l’ambiance actuelle, très défaitiste sur les capacités d’une rénovation politique capable de modifier les règles sociales. Je crois que ce pessimisme est aveugle et que nous rentrons, au contraire, dans une phase de turbulences assez profondes.


    • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 22 novembre 2006 09:04

      Merci de cette réaction constructive et de mettre l’accent sur un point clé que j’avais prudemment contourné. Sur le fait que les premiers commentaires de l’article aient été désabusés ou animés d’un ressentiment si profond à l’égard du politique que l’idée même de le crédibiliser était rejetée : il y a je crois un effet retard du ressentiment. Alors que nous sommes entrés dans une période de reconstruction - désordonnée et turbulente effectivement - la lame de fond de la déception continue à enfler. Cela rend la période actuelle difficile et potentiellement dangereuse. Sur la bataille idéologique et la réappropriation de la diminution du travail comme bien : c’est effectivement un point essentiel. Mais cette affirmation reste inaudible par ceux et celles qui sont tout à la fois démunis d’emplois (ou d’emplois valorisés) et de la reconnaissance sociale qui continue à être indexée sur cette insertion, et plus encore par ceux qui se sentent menacés de perdre l’un et l’autre. Bien que j’aie écrit sur le revenu minimum d’existence, que je salue le potentiel de la libération de l’activité et du travail dans le sens profond de son assujettissement au salariat, je ne me sens pas d’en faire le signe de ralliement d’un nouvel optimisme tant que nous n’aurons pas su esquisser une trajectoire de transition un peu crédible. Je préfère proposer une conjonction de l’exploration de nouvelles formes de mutualisation sociales du financement des activités (très éclectiques, parfois spécialisées à un type d’activité, parfois généralistes) et de protections sociales renouvelées type sécurisation des parcours professionnels. C’est un cocktail un peu contradictoire, mais inévitable à mon sens si l’on veut passer à travers les années qui viennent sans trop de dûreté pour ceux qui les abordent à partir de situations difficiles.


    • Neos 22 novembre 2006 15:38

      Intéressant article, merci pour votre intervention sur le travail et l’approche du travail en France.

      Il est clair que le travail est intimement lié au concept de reconnaissance sociale et la place de l’économique (pour reprendre le terme utilisé plus haut « l’obsession économique ») est immense dans notre société d’aujourd’hui.

      La valeur du « tout travail » comme mode de reconnaissance sociale, auquel vient se coller une incitation légale à moins travailler, percute les mentalités et... c’est bien normal crée des malaises sociaux, un mal-être généralisé en France dans le milieu du travail.

      Travailler devient pénible psychologiquement : obligation légale de travailler moins longtemps, obligation des faits à dépasser les taux horaires de travail, obligation contractuelle de rentabilité élevée pour répondre aux besoins des marchés, obligation morale de conserver son emploi par crainte de ne pouvoir en retrouver un autre et de perdre son crédit, sa reconnaissance sociale.

      Le paradoxe est peut-être là : aimer travailler devient tabou. Se passionner pour son travail rare. Et s’évader de ce monde de plus en plus dur une forme d’exclusion sociale. Une forme de ... Marginalisme.

      Il faut revenir à + d’humanisme dans notre société et remettre l’homme au centre de celle-ci.

      L’idée serait peut-être de sortir de l’obsession du travail à tout prix d’une part, et de l’obsession économique de l’argent d’autre part.

      Un juste milieu en quelque sorte. Avec l’être humain au milieu.


  • Padapoum (---.---.83.37) 3 janvier 2007 00:13

    J’apprécie beaucoup cet article, comme beaucoup de ce que vous écrivez ailleurs. Sur le juste-à-temps, il me semble que vous vous trompez néanmoins dans la définition de ce dont il s’agit, qui diffère de la manière dont il est souvent pratiqué et que, de ce fait, vou smanquez un levier potentiel.

    Le juste-à-temps, tel que défini par Toyota et ses épigones, c’est de produire en flux tirés et de dimensionner l’outil de production en fonction de la demande. Les camions Toyota sont les plus pleins de l’industrie, et la performance écologique de la logistique de ce constructeur écrase celle de ses concurrents (facile à vérifier : le rapport annuel de Toyota porte depuis plusieurs années sur les aspects environnementaux). De ce point de vue, le juste-à-temps implique des connexions beaucoup plus fortes entre chaînons d’un flux de valeur et ce n’est pas sans raison que Toyota est aujourd’hui le seul constructeur automobile à ouvrir des usines dans les pays à haut coût de main d’oeuvre (France, USA, Canada, etc.)

    En revanche, beaucoup croient (ou disent) faire du juste-à-temps en se contentant de faire de la régression sociale.

    Qu’en pensez-vous ?


    • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 22 janvier 2007 16:36

      Je réagis bien tardivement à votre commentaire qui m’avait échappé. La production juste à temps s’est développée à partir de l’automobile, domaine dans lequel elle avait la preuve d’une réelle augmentation d’efficacité (mais aussi de pression accrue sur les sous-traitants dont les salariés servent à l’occasion de variables d’ajustement). Dans des domaines de ce type caractérisés par de forts effets d’échelle parce que matériels, et la possibilité d’organiser les flux de façon assez continue, la logistique peut effectivement faire quelques miracles. Mais le modèle s’est répandu à de tous autres secteurs, des ordinateurs à l’agro-alimentaire et même à l’agriculture proprement dite. Les travaux de spécialistes des transports comme François Ploye et Philippe Bovet ont montré qu’il y avait une responsabilité indéniable du modèle dans son ensemble dans la croissance du trafic de marchandises à longue distance et la circulation de camions vides. Ceci dit, il est toujours utile d’éviter une affirmation dogmatique d’ensemble : il y a des domaines dans lesquels le bilan environnemental et social peut être positif.


  • Georges Debrégeas (---.---.121.125) 22 janvier 2007 16:04

    Plusieurs remarques et questions :

    - Pour « favoriser l’innovation dont les résultats alimentent des biens communs », pourrait-on dans un premier temps agir dans la sphère publique. Peut-on envisager d’imposer que l’ensemble des découvertes faites au sein d’institutions de recherche et d’innovation publique soit protégé par une licence de type creative commons. La tendance actuelle en France, initiée par la loi sur l’innovation de 1999, est au contraire l’alignement sur le Bay-dole act américain, qui incite les centres universitaires à une valorisation propriétaire de leurs découvertes.

    - Peut-on évaluer l’impact en matière économique d’un tel changement de politique publique ? Mon intuition est qu’elle permettrait de développer des activités industrielles qui aujourd’hui ne peuvent simplement pas émerger du fait du coût d’entrée élevé associé à l’achat ou au maintien des brevets. Y a-t-il des exemples en dehors de la sphère du logiciel libre ? A l’inverse, le paradigme du logiciel libre n’est-il pas en train de se retourner : il semble qu’il ne parvienne pas à stopper la constitution d’oligopoles de fait (google pour n’en citer qu’un).

    - Peut-on aussi clairement séparer la production matérielle industrielle et la production de biens informationnels ; Derrière le réseau immatériel, se cache des industries, ordinateurs, réseaux physiques (fibres optiques notamment), qui ont toutes les caractéristiques d’industries traditionnelles. Une telle séparation risque de masquer les enjeux classiques, et notamment la nécessité pour l’Etat de garantir l’accès au réseau. L’annonce par Free d’installer 1 million de km de fibres optiques en France - essentiellement dans les grands centres urbains - va créer une situation de dépendance et de fortes inégalités territoriales entre les différents usagers. Une politique publique en matière de développement des biens informationnels ne doit-elle pas commencer par organiser un service public en charge du réseau physique et de sa régulation.


    • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 22 janvier 2007 17:01

      Sur le premier point, les licences creative commons ne sont adaptées qu’à des résultats couverts par le droit d’auteur / copyright. Mais effectivement, des mouvements croissants existent pour que les résultats de recherches recevant des financements publics soient diffusées sous des régimes de biens communs adaptés à leur nature, et ne fassent l’objet d’appropriation exclusive par un acteur que dans des cas exceptions dûment justifiées. Les « mécanismes de biens communs adaptés » sont par exemple les Creative Commons pour les publications scientifiques (cf la Public Library of Science, www.plos.org par exemple), des régimes de « science commons » pour les données scientifiques (non appropriables mais qui doivent avoir des mécanismes de gouvernance adaptée quand ils sont diffusés publiquement, par exemple pour les données personnelles), des pools de brevets dans des domaines relevant de façon légitime des brevets ou l’absence systématique de brevets dans les autres domaines, etc.

      Deuxième point : d’accord, expérimentons pour le vérifier.

      Troisième point : Oui il y a des infrastructures physiques et d’autres formes de ressources rares cachées dans l’abondance informationnelle. Oui cela justifie une action publique pour la création et la gestion de celle-ci au bénéfice des sociétés dans leur ensemble. Mais attention, il ne faudrait pas que cela conduise à ignorer à quel point dans le champ informationnel pur (ex : logiciels) de nouveaux modes de gouvernace sociétale sont possibles. Voir par exemple le processus de débat associé à la révision de la licence libre GNU GPL. Là où il y a vraiment un problème complexe de difficulté à séparer l’informationnel et le matériel, c’est dans les phénomènes physiques de très petite échelle. Il y a des domaines comme les biotechnologies qui associent de façon complexe l’information et la matière ou les organismes. Là il faut s’affronter à cette complexité.


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