Hommage à Mohamed Sifaoui, musulman laïc
1996. Une énorme explosion retentit rue Bachir Attar, près de la place du 1er Mai, à Alger, dans les locaux du quotidien Soir Algérie. Les vitres volent partout en éclats tranchants et meurtriers. Les bureaux d’une partie de la Maison de la presse, l’immeuble qui abrite les quelques rares titres de la presse indépendante algérienne, sont dévastés et ensanglantés. Quelques instants plus tard le journaliste Mohamed Sifaoui pénètre dans ce chaos où s’enchevêtrent débris matériels et corps humains en pièces détachées. C’était lui qui était visé par cet attentat que les terroristes islamistes du G.I.A revendiqueront cinq jours plus tard dans la revue islamiste Al-Ansar, alors publiée dans le [Londonistan. Les terroristes l’ont loupé de justesse.
Quel rapport avec le procès intenté à Charlie-Hebdo par des organisations islamistes et islamiques ? Les médias ont beaucoup glosé sur l’intervention des politiques (François Bayrou et François Hollande ont témoigné en salle d’audience et Nicolas Sarkozy a transmis un courrier) au cours de ce procès. On a peu entendu parler, en revanche, de Mohamed Sifaoui, qui a lui aussi témoigné et qui n’est pas un "people" mais un courageux journaliste algérien, un musulman laïc et un citoyen engagé qui fait bien son boulot et même plus. L’itinéraire singulier d’un musulman laïc : Mohamed Sifaoui est né dans le quartier-village de Kouba, à Alger. Dans son livre posthume Le Premier Homme, Albert Camus le décrit ainsi : "Kouba était le nom d’une colline, à l’est d’Alger, au terminus d’une ligne de tramway.
La ville en vérité s’arrêtait là, et la douce campagne du Sahel commençait avec ses coteaux harmonieux, des eaux relativement abondantes, des prairies presque grasses et des champs à la terre rouge et appétissante, coupés de loin en loin par des haies de hauts cyprès ou des roseaux. Des vignes, des arbres fruitiers, du maïs croissaient en abondance et sans grand travail. Pour qui venait de la ville et des ses bas quartiers humides et chauds, l’air était vif de surcroît et passait pour bénéfique". Lycéen, il a assisté à la montée de l’islamisme chez ses voisins et amis. Les visages mâles se couvraient progressivement de barbes. De plus en plus de femmes se voilaient.
L’intolérance moralisatrice s’en prenait aux gamins qui, comme Mohamed Sifaoui, osaient jouer au foot en short, fumer et boire de l’alcool. Devenu étudiant à l’université et tandis que ses amis d’enfance étaient de plus en plus nombreux à basculer dans l’intégrisme, il décida de combattre ce conservatisme moyen-âgeux. Il ne trouva comme compagnons de lutte que des marxistes clandestins. "Je n’étais ni marxiste ni athée, dit-il, mais je ne me sentais bien qu’avec eux. Nous avions en commun de ne pas supporter le fanatisme". Le 18 février 1989, Abassi Madani fonde le FIS (Front Islamique du Salut), parti politico-religieux très peu démocratique, puisqu’il ne faisait pas mystère de sa volonté de supprimer les élections dès qu’elles lui auraient permis de prendre le pouvoir.
L’un des leaders du FIS, Ali Belhadj, n’a ainsi pas hésité à déclarer, au cours d’une manifestation, que "si le peuple vote contre la loi de Dieu, cela n’est rien d’autre qu’un blasphème. Il faut tuer ces mécréants pour la bonne raison qu’ils veulent substituer leur autorité à celle de Dieu". Le FIS gagne haut la main les premières élections locales libres de 1990, puis le premier tour des élections législatives un an plus tard. L’armée fait alors un coup d’Etat, oblige le président Chadli Bendjedid à démissionner, interrompt le processus électoral, dissout les communes détenues par le FIS et emprisonne massivement ses militants. De pseudo-parti politique, le FIS dévoile alors son vrai visage et se transforme en un mouvement terroriste en lutte contre l’État algérien par l’intermédiaire de sa branche armée l’AIS (Armée islamique du salut). Mohamed Sifaoui a alors 25 ans et commence sa carrière de journaliste, alors que les cibles privilégiées du terrorisme islamiste sont les fonctionnaires, les intellectuels et les journalistes : il ne manque donc pas de courage et il lui en faudra beaucoup tandis que son pays s’enfonce dans une sanglante "sale guerre" opposant le pouvoir militaro-officiel corrompu aux terroristes islamistes qui fera environ 200 000 morts en une dizaine d’années.
Dix ans pendant lesquels il multipliera les articles, les livres et les reportages télévisuels pour dénoncer l’islamisme en essayant de survivre dans un maëlstrom barbare et sanguinaire de meurtres, d’assassinats et de massacres commis par l’armée officielle ou par des escadrons de la mort à la solde du pouvoir, par les terroristes du MIS et du GIA comme par des brigades d’autodéfense villageoises, le tout dans un climat de désinformation permanent, chacun accusant l’autre d’être à l’origine de tueries qu’il a lui-même commises.
Et chaque citoyen étant sommairement sommé de choisir son camp : soit on est du côté des généraux corrompus, soit on est de celui des terroristes barbus, alors qu’on sait maintenant que le pouvoir instrumentalisait des groupes terroristes qu’il avait infiltrés, parfois avec leur pleine complicité. Au milieu de cette folle spirale de violence et de coups tordus, Mohamed Sifaoui a refusé d’être prisonnier de ce choix simpliste, il s’est toujours comporté en démocrate convaincu, dénonçant les massacres et turpitudes des uns et des autres, ce qui lui a valu la double haine et les menaces des deux camps. Comme l’écrit Caroline Fourest, "son travail dérange incontestablement. Tout a été écrit ou presque contre lui pour le discréditer : "pédophile", "assassin" "mythomane" et bien sûr "vendu aux services secrets algériens". Cette propagande, tantôt distillée par les islamistes tantôt par le gouvernement algérien lui-même pour discréditer ses opposants, fonctionne à tous les coups et a déjà tué".
Les pires attaques viendront quand même de la part des islamistes, qui feront courir la rumeur selon laquelle il serait "connu pour (son) hostilité contre les symboles de la pratique musulmane", c’est-à-dire qu’il aurait renoncé à l’islam, sa religion... alors qu’il s’est lui-même défini, lors du procès contre Charlie Hebdo, comme "musulman pratiquant" et laïc. Au début des années 2000, Mohamed Sifaoui, craignant pour sa vie de plus en plus menacée, demande et obtient l’asile politique en France et devient bientôt journaliste à Marianne tout en collaborant avec d’autres médias. Il continue à enquêter sur les filières islamistes et/ou islamo-terroristes. C’est ainsi qu’en 2002, faisant un reportage au tribunal où sont jugés les auteurs de l’attentat de Saint Michel qui a frappé Paris en 1995, il retrouve dans le public un ami d’enfance devenu islamiste, et qui croit que Sifaoui l’est aussi (il est barbu...).
Sifaoui se garde bien de démentir, engage la conversation avec lui, et gagne si bien sa confiance qu’il sera mis en contact avec une cellule djihadiste reliée à Al-Qaïda, qu’il filmera en caméra cachée et dont il fera un reportage. Il est ainsi un des rares journalistes à avoir réussi cet exploit d’infiltration. Evidemment, les réseaux islamistes hexagonaux le menacent aussitôt de mort et font courir le bruit qu’il est un agent des généraux algériens corrompus... Deux ans plus tard, en 2004, le CFCM (Conseil français du culte musulman) et les mêmes réseaux islamistes (représentés par la très officielle UOIF (Union des organisations islamiques de France) tenteront de censurer le documentaire d’Envoyé Spécial réalisé par Mohamed Sifaoui sur le double discours de Tariq Ramadan, qui cherche à se faire passer pour un musulman modéré et progressiste alors que c’est un authentique fondamentaliste. Le procès de Charlie Hebdo : Mohamed Sifaoui très relax... Retour dans la salle d’audience du procès des caricatures danoises reproduites par Charlie Hebdo. Devant l’assistance médusée, Mohamed Sifaoui, qui témoigne à la barre, brandit soudain le drapeau saoudien - http://www.flagsonline.it/Bandiere/adesivi/arabia-saudita.jpg]- représentant un sabre surmonté de la profession de foi coranique, puis exhibe l’emblème des Frères musulmans (secte à laquelle appartient Tariq Ramadan), représentant deux sabres croisés surmontés d’un Coran. Pas vraiment des symboles de paix, de tolérance et d’amour... et pas pires (quoiqu’un peu moins modernes) qu’une bombe à la place du turban du prophète. "Le premier à associer l’islam à une arme, ce n’est pas Charlie Hebdo, c’est l’État saoudien !", déclare alors Sifaoui, le musulman laïc qui expliquera également que pour lui, "certains exégètes du Coran sont des criminels.
On est en train de fabriquer des générations dénuées de tout esprit critique. Les musulmans sincères doivent d’abord s’élever contre ça ! Il faut faire le ménage de l’intérieur". Hommage donc à Mohamed Sifaoui, journaliste intègre, citoyen courageux et musulman laïc. Et, comme le disait Jean-François Kahn lors d’un procès qui l’opposait à Jean-Baptiste Rivoire, “Les journalistes algériens sont l’honneur de tous les journalistes.”