C’est le sujet d’un livre important de Jean-Marie Muller, que les éditions Le Relié Poche ont mis en circulation en janvier de cette année. En ce début de troisième millénaire il serait temps de se consacrer sérieusement à cette tâche, malgré les institutions dirigeant actuellement les grands monothéismes, lesquelles s’y opposent toujours avec entêtement.
Jean-Marie Muller a consacré une grande partie de sa vie à la recherche obstinée de la non-violence. Il en a cherché, promu, organisé les moyens, dans tous les domaines, depuis des décennies. Il a créé des mouvements, notamment le MAN (Mouvement pour une Alternative Non-violente), organisé des rencontres en France et à l’étranger, rassemblé des hommes et des associations, écrit de nombreux livres. Il s’attaque ici à la violence religieuse, celle que l’on présente comme étant "voulue par Dieu", ce qui conduit des croyants, dans les différentes religions, à la pratiquer et à la justifier.
La notion de "guerre juste" est particulièrement inacceptable pour J-M. Muller. Il la combat là où elle est explicitement défendue, mais il montre aussi comment de nombreux théologiens ou responsables religieux, qui a priori la rejettent, finissent par la réintroduire dans leurs raisonnements. C’est là, me semble-t-il, que son livre est le plus utile car c’est là que se trouvent les justifications les plus tenaces, les plus durables de la prétendue "bonne violence", celle que l’on s’entête à nous présenter comme ne pouvant pas être traitée comme celle du monde profane.
Le livre donne de nombreux exemples de violences commises au nom de Dieu dans les grandes religions monothéistes. J-M. Muller analyse les textes, sacrés ou non, qui en sont la source. Il en montre les contradictions, les interprétations qui se veulent rassurantes alors qu’elles alimentent la criminalité religieuse. Il sait que les croyances se construisent et se transmettent souvent à partir de questionnements honnêtes sur le sens de la vie. Il est donc a priori bienveillant envers les croyants. Il n’est jamais complice ou complaisant quand ils sont eux-mêmes violents, promoteurs ou justificateurs de violence.
Il m’a semblé toutefois que le livre, en privilégiant l’analyse de la violence dans le christianisme et dans l’islam présentait un certain déséquilibre. La violence dans le judaïsme - ou, pour être plus juste, "dans l’hébraïsme" - aurait pu donner lieu à des appréciations plus explicitement sévères de J-M.Muller sur l’entêtement à y voir encore aujourd’hui, dans les institutions du judéo-christianisme, l’authentique intervention du Dieu "auquel il faut croire". Plus que "le mythe antique du Déluge" qui, pour Muller "représente le paroxysme de la violence" (p.644) le Livre de Josué me paraît être directement en rapport avec les violences à venir : les appels "de Dieu" à massacrer systématiquement tous les cananéens, en veillant bien à ce qu’il ne reste aucun survivant - ce qu’on appellerait aujourd’hui un génocide - sont en effet la principale base durable de la violence religieuse. Essentiellement parce que c’est aux hommes que Dieu commande d’accomplir "son vœu" criminel. De surcroit "pour une bonne cause", ce qui leur donne l’habitude de penser qu’il y a bien une juste violence. On sait qu’en terre israélo-palestinienne, trois mille ans plus tard, cette folle croyance continue de provoquer des désastres dont on ne voit pas venir la fin. Ce n’est pas suffisamment dit.
J’aurais par ailleurs trouvé intéressante une analyse de la non-violence telle que la conçoivent les bahaïs. Très pacifiques, ils se voient comme les membres de la quatrième religion abrahamique, et c’est la raison pour laquelle ils sont persécutés dans les pays à domination islamique, tout particulièrement dans l’Iran d’Ahmadinejad, puisque l’islam considère qu’il est gravissime d’imaginer que Mohamed ne fut pas le dernier prophète. Même si, comme c’est le cas chez les bahaïs, il est reconnu comme l’un des vrais prophètes du monothéisme.
Dans "L’islam en débat", qui constitue la seconde partie du livre, la bienveillance est, là encore, l’attitude a priori de l’auteur, mais pas plus qu’ailleurs il ne s’y laisse guider par le "religieusement correct" des théologiens islamiques de pouvoir ou de leurs complices. Ainsi, par exemple, est présenté Mahmoud Mohamed Taha, pendu en 1985 à Khartoum, à 76 ans, après avoir été condamné pour "apostasie" et "hérésie" en application de la charia : "Son crime était précisément de promouvoir une lecture moderniste du Coran, permettant d’éviter les interprétations intégristes qui alimentent l’intolérance et le fanatisme. Tout particulièrement Mahmoud Taha proposait une inversion de la théorie de l’abrogation en sorte que ce soient les versets préconisant la tolérance qui abrogent ceux qui commandent l’hostilité" (p. 512).
En l’état actuel des choses Jean-Marie Muller, comme plusieurs autres auteurs qu’il cite, ne croit guère à la qualité du dialogue interreligieux : "Je dois avouer que j’ai très peur que le dialogue interreligieux se fourvoie dans un œcuménisme de complaisance mutuelle dans lequel la question essentielle, centrale, de la violence se trouve occultée" (p. 589)
Mais J-M Muller aime les croyants sans tricherie, ceux qui refusent les concessions aux procédés malhonnêtes de la pensée. Il veut alors les aider à découvrir et rejetter par eux-mêmes leurs propres erreurs de raisonnement tout autant que les démarches criminogènes des théologiens. Il veut les aider à "re-penser Dieu" et les invite à ouvrir pour cela un "espace philosophique". Parmi les très nombreux auteurs qui ont réfléchi à la question et qu’il cite et commente abondamment, Gandhi, Paul Ricoeur, ou la philosophe Simone Weil me semblent les plus faciles à résumer.
J-M.Muller rapporte que Simone Weil "regrettait que "le nettoyage philosophique" de la religion catholique n’ait jamais été fait" (p.624). Et "Il faut savoir gré à Paul Ricoeur d’avoir osé ruiner le mythe de la peine éternelle et d’avoir ainsi opéré une rupture décisive avec les théologies dogmatiques professées par les Eglises chrétiennes. Mais force est de reconnaître que cette déconstruction élaborée par le philosophe n’a guère suscité de débat parmi les théologiens. Elle a été davantage ignorée que remarquée, probablement par peur d’avoir à prendre toute la mesure de la subversion qu’elle opérait au sein de la doctine dogmatique "religieusement correcte"" (p.282). Gandhi, lui, écrivait : "Je ne peux laisser un texte sacré supplanter ma raison". Et encore : "Je rejette toute doctrine religieuse qui ne soit pas consonante à la raison et qui s’oppose à la morale", "Les Ecritures ne peuvent pas transcender la raison et la vérité", "On ne doit jamais pactiser avec l’erreur, quand bien même elle serait soutenue par des textes sacrés" (p.621)… Pour Bernard Quelquejeu, autre militant de la non-violence aujourd’hui, "il importe de reconnaître à l’exigence éthique la charge indéclinable de constituer une "critériologie" du divin : passer au crible de l’authenticité ce que les traditions historiques des religions s’efforcent de faire passer pour Dieu".
J-M.Muller n’est pas religieusement correct et il n’hésite pas à choisir la non-violence contre le dogme. "Nous avons pris l’habitude, écrit-il, de mettre les violences que nous condamnons sur le compte des extrémismes. Mais les intégrismes ne sont possibles que par les orthodoxies. En construisant des doctrines de la violence légitime et de la guerre juste, en justifiant l’usage raisonnable de la violence, les orthodoxies ouvrent déjà la voix à la justification de l’abus des intégristes" (p.590). Et l’auteur précise dès l’avant-propos : "En définitive ce sont les religions qu’il faut désarmer, en désarmant les divinités qu’elles ont créées pour satisfaire les désirs meurtriers de leurs fidèles. Cela implique de désarmer les prophéties et les théologies, les prophètes et les théologiens" (p.19)
Le lecteur est alors obligé de se positionner. Il ne peut prétendre qu’il ne voit pas les sources religieuses de la violence. Il ne peut qu’être conduit à les rejeter honnêtement, ou à s’enfermer dans la lâcheté et la mauvaise foi, au double sens du terme. L’adhésion, directe ou indirecte, à la conception violente de Dieu ne peut subsister, après lecture du livre, sans un sentiment de culpabilité, sans la conscience d’être partiellement responsable de la violence religieuse effectivement pratiquée dans le monde.
Il ne faut pas chercher dans ce livre une dénonciation de Benoît XVI réanimant la conception violente de Dieu dans le nouveau catéchisme. Ou de Dalil Boubakeur aidant les intégristes musulmans dans leur volonté d’interdire la critique des religions. Ou de Doudou Diène faisant la même chose dans la commission dite "des droits de l’homme" à l’ONU. Ou des militants "de gauche" qui déplorent la présence du voile intégral en France mais qui s’opposent à son interdiction. Jean-Marie Muller ne cherche pas à coller à l’actualité et ne veut pas s’attaquer aux hommes. Il n’exige donc pas des institutions religieuses d’aujourd’hui qu’elles cessent de cultiver la conception violente de Dieu.
Il ne fait pourtant pas de doute que ses lecteurs en recherche de non-violence, surtout s’ils sont croyants, seront de plus en plus nombreux à l’exiger. Car le livre "Désarmer les dieux" est en lui-même, implicitement, cette exigence. Avec un argumentaire très riche et très solide. C’est pourquoi il faut souhaiter que ce livre soit beaucoup lu.
Et pas seulement par les croyants. Car bien des philosophes se disant athées, bien des journalistes se croyant au-dessus du sujet, et bien des chefs de gouvernement, comme celui de la France actuelle, sont aussi responsables que les institutions religieuses de la persistance du contenu criminogène des religions. Ça c’est moi, l’auteur du présent article qui le dit, pas Jean-Marie Muller, selon moi un peu trop indulgent. C’est son seul défaut.
Pierre Régnier