samedi 23 juillet 2016 - par Taverne

Spinoza, célèbre victime de l’obscurantisme

Albert Einstein, qui avait pu bénéficier d'un accès privilégié à la bibliothèque des oeuvres de Spinoza fut abasourdi de découvrir tant de sagesse, de richesse, d'audace et d'intelligence chez ce philosophe détesté de son temps. Il lui dédia un poème spécial : «  que j'aime cet homme noble plus que je ne puis le dire. Pourtant, je crains qu'il ne demeure seul auréolé de sa lumière. » (Albert Einstein, poème « pour l'Ethique de Spinoza, écrit le 2 novembre 1920).

Vous ne trouverez pas plus opposé au communautarisme que Baruch Spinoza qui accepta de payer le prix fort son choix de penser librement, par lui-même. Il aurait pu se soumettre à sa communauté. Le rabin lui proposa même un poste prestigieux mais il refusa tout compromis au nom de la recherche de la seule vérité.

"Le problème Spinoza" de l'écrivain Yalom raconte de façon romancée comment le jeune philosophe fut excommunié par un rabin fanatique : celui-ci déclara publliquement un "herem" envers Spinoza, et le bannit à vie de sa communauté. Quel était le crime du jeune philosophe, reconnu pourtant comme le représentant le plus prometteur de sa communauté pour son esprit savant ? Avoir défié la pensée dominante en posant des questions de bon sens sur les miracles et autres affirmations contenues dans la Torah - mais le plus souvent dans les interprétations personnelles des hommes savants qui l'ont commentée - et qui à ses yeux ne reposaient sur aucune cause rationnelle.

L'excommunication, le "herem" en hébreu, prononcé contre lui fut d'une exceptionnelle violence. En fait, Spinoza joua le rôle de véritable bouc-émissaire. Le herem prive un homme de la communauté de tous droits, à l'exception de celui de survivre (enfin, s'il y parvient). Elle interdit tout commerce, toute transaction, toute profession, tout enseignement ou étude, dans la communauté dont il est chassé. Il y bien plus : celui qui est frappé d'un herem n'a plus le droit à aucun contact avec sa famille. La religion légifère donc et réprime au sein même des foyers !

La haine, un choix volontaire de l'obscurantisme religieux

Etant aussi interdit de publier, le jeune Baruch dut se replier sur une activité qu'il connaissait : le polissage de verres.

Spinoza qui avait longtemps observé l'effet des passions religieuses sur le comportement de ses contemporains fut victime d'un attentant au couteau, frappé par un illuminé qui criait "hérétique ! Hérétique !" Ce fait n'est évidemment pas sans rappeler d'autres faits, contemporains ceux-là, et concernant une autre religion. Tout comme des islamistes tuent des musulmans au 21ème siècle de l'ère chrétienne, des Juifs étaient appelés officiellement à haïr et à attenter à la vie de leurs frères au nom d'une vision plus qu'excessive de la foi. Dans les deux cas de figure, il y a légitimation officielle de la haine par l'autorité religieuse. Comme quoi, la haine est bien une composante délibérée des religions. Le catholicisme a, pour ce qui le concerne, prôné la haine envers des femmes déclarées sorcières et jetées dans des bûchers.

Molla Sadrâ Shîrâzî, philosophe iranien (1571 - 1636) eut lui aussi à se plaindre de l'aveuglement des doctes religieux. Ce philosophe n'est pas n'importe qui : héritier des sages de la Perse zoroastrienne et des penseurs chiites, il avait aussi l'esprit très ouvert aux philosophes antiques.

Ce qu'il écrit dans "Le Livre des pénétrations métaphysiques" (Verdier, 1988, traduction d’Henry Corbin) est encore valable aujourd'hui où les Lumières n'ont pas encore remporté la partie sur l'ignorance, le dogmatisme et la haine obscurantiste.

« Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai consacré mes efforts, dans toute la mesure où le pouvoir m’en avait été donné, à la philosophie divine [la métaphysique]. […] J’ai constaté l’hostilité que l’on s’attire de nos jours à vouloir réformer les ignorants et les incultes et j’ai vu briller de tout son éclat le feu infernal de la bêtise et de l’égarement dont la source n’est autre que la misère malsaine et la médiocrité des élites. […] En raison de leur hostilité à l’égard de la connaissance et de la gnose mystique et parce qu’ils rejettent totalement la voie de la philosophie sagesse, de la certitude personnellement vécue et de l’argumentation, [ces gens] demeurent interdits et privés des sciences sacrées et divines […]. Alors cet étouffement de l’intelligence et cette congélation de la nature s’ensuivant de l’hostilité de notre époque me contraignirent à me retirer dans une contrée à l’écart, me cachant dans l’obscurité et la détresse, sevré de mes espérances et le cœur brisé […]. »

Deux philosophes intègres, deux esprits très éclairés

Molla Sadrâ Shîrâzî, puis Baruch Spinoza, furent les esprits les plus sages et les plus aiguisés de leur époque. Aujourdhui, chacun le reconnaît.

La théorie de Sadrâ Shîrâzî est qu'il faut tenir compte à la fois du principe interne de transformation des choses, appelé « nature », et de l'acte perpétuel de création, une causalité horizontale et une causalité verticale. En d'autres termes, l'homme n'est pas qu'un être en devenir, il est aussi création et projet par le jeu de sa volonté et par conséquent de sa propre liberté. Il voit dans la philosophie un moyen, à la fois, de perfectionnement de l'âme et investigation intellectuelle par argumentation logique.

Le philosophe iranien affiche la même obsession qu'aura Spinoza : la recherche de la perfection. Pour lui, "la recherche de ce qui est supérieur est implantée dans la complexion de l’inférieur". "La perfection de la chose et son activité consistent en quelque chose qui est plus intense qu’elle-même en existence et plus noble en essence". 

Le bien et le mal au service du dogmatisme religieux

Spinoza avait bien pris conscience que les notions de bien et de mal étaient à géométrie variable selon les autorités qui les édictaient ou les répandaient. Son idée, scandaleusement choquante pour la communauté de son époque, était que le bon et le mauvais sont les deux sens de la variation de la "puissance d’agir" : la diminution de cette puissance (tristesse) est mauvaise, son augmentation (joie) est bonne (Ethique, IV, 41). Est bon ce qui augmente ou favorise notre puissance d’agir.

« Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de chose bonne ou mauvaise aussi longtemps qu’ils seraient libres. »

Ce voeu de liberté sera suivi plus tard par l'inscription sur une plaque de sa maison d'un autre voeu, d'un autre "si..."

« Oh ! Si seulement tous les hommes étaient sages
Et si tous étaient de bonne volonté
La Terre pour eux serait le Paradis,
Mais maintenant, c’est la plupart du temps l’Enfer
. »

(vers du poète Dirck Rafaelsz Camphuysen dédiés à Spinoza)

La foi ne devrait-elle pas connaître des limites ? Les première limites ne devraient-elles pas être la haine de l'autre et l'inquisition dans la vie familiale ? L'esprit de tolérance de notre république laïque n'implique-t-il pas d'interdire, sur notre territoire et dans la totalité de notre espace commun, toute propagation d'idées radicalement opposées aux Lumières ? Mais il est vrai que les religions et la Raison se disputent la référence à la lumière. La lumière est, pour les croyants, la vérité de leur foi. Pour les philosophes, elle est la vérité rationnelle. C'est un paradoxe qui reste à élucider (mot dont l'origine se réfère aussi à la lumière) avec une grande lucidité (idem) !

Oui ! « Si les hommes naissaient libres" et "si seulement tous les hommes étaient sages et tous étaient de bonne volonté..." !



11 réactions


  • jack mandon jack mandon 23 juillet 2016 21:14

    Taverne,

    Le juste est solitaire.

    La foi ne devrait-elle pas connaître des limites ?

    Elle est limitée puisque engendrée souvent par l’affect, elle devient projective. En finalité engendre le conflit.

    Les première limites ne devraient-elles pas être la haine de l’autre et l’inquisition dans la vie familiale ?

    C’est à dire que c’est un aspect de son aboutissement.

     L’esprit de tolérance de notre république laïque n’implique-t-il pas d’interdire

    La république, sans tête et sans couille, pas grand chose à attendre d’une institution engendrée par la révolution capitaliste de 1789. De l’horreur, de la misère et des guerres sans fin. L’histoire parle d’elle même.

    , sur notre territoire et dans la totalité de notre espace commun, toute propagation d’idées radicalement opposées aux Lumières ?

    Les lumières ? dans le contexte des études, sous influences j’y croyais, comme il s’agissait de croyance, fatalement je me trompais.

     Mais il est vrai que les religions et la Raison se disputent la référence à la lumière. La lumière est, pour les croyants, la vérité de leur foi. Pour les philosophes, elle est la vérité rationnelle. C’est un paradoxe qui reste à élucider (mot dont l’origine se réfère aussi à la lumière) avec une grande lucidité

    Hors système religieux ou philosophique, il est des hommes honorables comme Spinoza.

    Dans tous les systèmes de la société de l’avoir, l’homme authentique n’existe pas.

    La vie de votre héros est suffisamment éclairante.

    Merci Taverne pour votre article sensible

     bonne soirée.


    • Taverne Taverne 23 juillet 2016 21:54

      @jack mandon

      Merci Jack. J’aurai sans doute besoin de votre lumière lors de la publication de mon prochain article sur les dimensions humaines la semaine qui vient. En effet, il est une dimension que je ne connais pas du tout, c’est celle de la foi. Comme vous le savez (ou pas), je développe une théorie sur l’homme tridimensionnel, qui est la base, selon moi, des différentes dimensions de l’humain à explorer. J’ai bien avancé et j’en suis à ceci (en plus de ce que j’ai publié - livre et articles smiley :

      Dualité humaine :

      1 - L’homme comme être en devenir relève des dimensions causales (contingence) :

      Exemples : la peur engendre des mécanismes de défense et développe l’instinct de survie, la conscience engendre l’angoisse.

      2 - L’homme comme projet pour lui-même relève des dimensions finalistes :

      Exemple : l’angoisse engendre la croyance et la foi que la volonté actionne pour le perfectionnement de l’être.

      On voit que l’on est ici dans les dimensions volontaires et libres, contrairement aux dimensions du point 1 (par exemple, on ne décide pas d’avoir peur)

      Au total, cette dualité de l’être s’ajoute aux trois dimensions que j’ai déjà dégagées : dimension agissante (désir, volonté, motivation), dimension guidante (valeurs, croyances, foi), dimension confiante (ou reliante). Je n’en ai pas terminé mais c’est probablement ces deux schémas qui vont s’emboîter et me permettre de lister les différentes dimensions humaines et définir quelles sont celles dans lesquelles il est utile et sain de croître et celles dont il est préférable de se soustraire autant que possible. Mais je sors de la dualité être-avoir qui me paraît être une impasse métaphysique car elle engendre de l’affrontement de valeurs en catégories « bonnes » et « mauvaises » (Spinoza n’aimait pas non plus cette catégorisation)

      Je sais que ce n’est pas simple mais je me débrouillerai pour éclaircir tout cela. En revanche, sur la foi, n’hésitez pas à venir poster votre commentaire quand l’article sera publié (risque que je dise quelques bêtises ou approximations...)


    • Taverne Taverne 23 juillet 2016 22:18

      Je me permets de dire, modestement, que Nietzsche s’est trompé en disant « deviens ce que tu es ! » puisqu’il confond les deux dimensions. « Deviens » est un impératif qui ne convient pas à un verbe de la contingence (ex : je deviens vieux, ce n’est pas un projet libre pour moi). Dans la dimension 2, active, on peut dire par contre : « fais de toi ce que tu es ». Là, ok. C’est pourquoi, l’interprétation de cette citation pose un problème pratique, d’application, peut-être à cause d’une mauvaise traduction ? Plotin disait « je veux sculpter mon être », là c’est clair.

      Ou bien, Nietzsche était très malin et a voulu dire : « maîtrise tes deux dimensions même celle du devenir - qui échappe à ta volonté - mais sur laquelle tu peux avoir prise ». Bon,mais n’oublions pas qu’il a fini fou. D’où l’intérêt de structurer plus rigoureusement notre pensée pour ne pas terminer comme lui... smiley


    • Taverne Taverne 23 juillet 2016 22:23

      Quand je dis qu’il a fini fou, cela complète mon propos sur la dimension de l’être en devenir : on « devient » (dimension passive et contingente) puis on « finit » ou on « termine ». Alors que dans la dimension de l’être comme projet, on se réalise, on aboutit. Grosse nuance. Nietzsche a « fini » mais n’a pas pu se réaliser.


  • soi même 24 juillet 2016 02:00

    Patron une pression.... !


  • Jean Keim Jean Keim 24 juillet 2016 09:24

    Il manque dans votre article intéressant, le ou les livres que selon vous, tout homme désireux de connaître Spinoza devrait lire. 


    Je veux bien entendu de préférence, parler de livres écrits par Spinoza lui même, et non pas de livres sur lui et encore moins de livres écrits à partir d’autres livres écrits eux mêmes sur Spinoza, ce que notre monde offre à l’infini, des idées de seconde main pour des esprits d’emprunts.

    Pour être franc, chaque fois que j’ai tenté de m’initier à la philosophie moderne, mes modestes études n’ayant pas pris cette direction, je me suis retrouvé devant des lectures ennuyeuses, manquant de simplicité et de forces vives, si la philosophie c’est se coltiner avec des concepts compliqués et un vocabulaire abscons qui demandent les uns comme les autres au préalable des prérequis innombrables, alors cette sorte de philosophie me rebute et ne m’intéresse pas, ce qui est clair, authentique et véridique doit s’énoncer simplement.

    J’ai définitivement et sans regrets abandonné bons nombres de pointures tant leurs sabirs n’est que spéculations spécieuses.


    • Taverne Taverne 24 juillet 2016 09:58

      @Jean Keim

      C’est très simple. Dans votre cas, ne vous mettez surtout pas en tête de lire l’Ethique qui est tout-à-fait l’ouvrage qui correspond à vos allergies ; c’est une œuvre d’abord très « absconse » et « spécieuse ». C’est imbuvable pour la très grande majorité des lecteurs. Lisez-en le résumé qui est sur Wikipédia et qui est bien fait.

      Lisez plutôt « Le Traité de la réforme de l’entendement » tel quel sur wikisource. Spinoza y expose le credo qui animera l’ensemble de son œuvre, avec des mots très simples. Sinon, je vous recommande, par exemple, « L’étonnement philosophique » de Jeanne Hersch (Folio express) qui explique de manière très agréable les œuvres et idées des grands philosophes.


    • Jean Keim Jean Keim 24 juillet 2016 11:19

      @Taverne
      Merci pour moi et pour les autres, bonne journée.


  • Taverne Taverne 25 juillet 2016 15:58

    Conseil de lecture : « Vie de Spinoza » sur wikisource. Extrait qui résume bien la démarche du philosophe et le contexte difficile qui l’entourait :

    « Baruch de Spinoza était d’Amsterdam, la plus belle ville de l’Europe, et d’une naissance fort médiocre. Son père, qui était juif de religion et Portugais de nation, n’ayant pas le moyen de le pousser dans le commerce, résolut de lui faire apprendre les lettres hébraïques. Cette sorte d’étude, qui est toute la science des juifs, n’était pas capable de remplir un esprit brillant comme le sien. Il n’avait pas quinze ans qu’il formait des difficultés que les plus doctes d’entre les juifs avaient de la peine à résoudre ; et quoiqu’une jeunesse si grande ne soit guère l’âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s’apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître. De peur de l’irriter, il feignait d’être fort satisfait de ses réponses, se contentant de les écrire, pour s’en servir en temps et lieu.

    Comme il ne lisait que la Bible, il se rendit bientôt capable de n’avoir plus besoin d’interprète. Il y faisait des réflexions si justes que les rabbins n’y répondaient qu’à la manière des ignorants, qui, voyant leurs raisons à bout, accusent ceux qui les pressent trop d’avoir des opinions peu conformes à la religion.

    Un si bizarre procédé lui fit comprendre qu’il était inutile de s’informer de la vérité ; le peuple ne la connaît pas ; d’ailleurs en croire aveuglément les livres authentiques, c’est, disait-il, trop aimer les vieilles erreurs. Il se résolut donc de ne plus consulter que lui-même, mais de n’épargner aucun soin pour en faire la découverte. »


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