jeudi 16 octobre 2014 - par C’est Nabum

Les yeux dans les oreilles

Les donneurs de voix d'Orléans

Un moment si troublant.

Ils sont donneurs de voix : de braves gens disponibles et dévoués qui consacrent une grande partie de leurs loisirs à enregistrer des romans pour constituer une bibliothèque sonore. Ce ne sont ni des acteurs, ni des professionnels de la lecture mais pour la plupart, de simples retraités qui souhaitent offrir quelques instants de bonheur à ceux que la nouvelle langue désigne sous le curieux vocable de malvoyants.

Je sais à quel point pour une personne atteinte de cécité, conserver le lien avec la lecture est primordial. Ma sœur aînée, souffrant elle-même de la perte de la vue, a trouvé dans le livre sonore un loisir et même une raison de vivre. Elle dévore des oreilles deux ou trois livres par semaine grâce à tous ces bénévoles de la voix.

Alors, quand on m'a demandé de venir animer l'assemblée générale de ces philanthropes du quotidien, je ne pouvais qu'accepter avec enthousiasme et fierté. J'ai entraîné dans cette aventure mon ami Casimir, toujours disponible dès qu'il est question d'apporter un peu de baume au cœur à ceux qui sont sur le bord de la route. Son expérience personnelle, sans doute, et un grand cœur tout autant !

Comme bien souvent dans de pareilles circonstances, nous reçûmes bien plus que le peu que nous donnions ici. Ce fut un moment rare de bonheur et de communion par le texte. Il est bien difficile de restituer ce que nous ressentîmes lors de ce petit récital de sept nouvelles chansons, deux contes et quelques histoires. Les mots sont de peu d'aide pour décrire l'atmosphère qui régna dans cette salle.

Nous avions face à nous une soixantaine de personnes : des donneurs de voix et des aveugles (j'aime ce mot qui se dérobe désormais à nous au nom du refus des mots qui portent sens). Un public où les cheveux gris ou blancs étaient les plus nombreux. Des gens qui ne savaient rien de la surprise que leur avait préparée leur président. Une assistance qui, après deux heures de débats dans le cadre de son assemblée générale, attendait avec impatience le goûter final.

Pourtant, le crémant et les pâtisseries allaient tarder encore. Le miracle fonctionna au-delà de toutes nos espérances. Ils écoutaient comme jamais, jusqu'alors, nous n'avions été écoutés. Il y avait, dans cette petite salle, une tension auditive perceptible, une électrisation de l'atmosphère, une focalisation centrée sur chaque mot.

Les donneurs de voix étaient des auditeurs attentifs à nos manières de poser nos textes, de placer nos voix, de les moduler, de jouer des mots que nous défendions devant eux. Ils appréciaient plus qu'ils jugeaient, ils nous écoutaient au travers de leurs propres préoccupations de bénévoles confrontés au mystère et aux exigences du micro.

Les entretiens que nous eûmes ensuite attestèrent cette impression. Ils avaient interrogé leur pratique au travers de la nôtre. J'en étais ému, troublé également. La voix, ma manière de raconter mes histoires avaient été examinées comme un instrument de musique. Ni les modulations, ni les exagérations ne leur avaient échappé. Les silences ou les éclats, les accents et les termes vernaculaires étaient passés au crible. C'était incroyable de lucidité et si pertinent.

Les aveugles nous donnèrent bien plus encore. Ils avaient le cœur au bout des oreilles. Une écoute si dense, si intense que nous avions des frissons. Tension perceptible, attention sans faille. Tout concourait à nous porter vers plus de soin encore dans chaque mot prononcé ou chanté. Nous avions face à nous des microscopes qui détaillaient chacun de nos propos avec une générosité absolue.

Je doute de parvenir à vous faire partager ces instants hors du temps. Nous en étions bouleversés. Le petit intermède passa trop vite ; nous aurions aimé prolonger ce moment de totale sérénité. Le temps nous manquait, il fallait rendre la salle sans oublier de déguster les pâtisseries.

C'est à contre-cœur que nous écourtâmes notre prestation.

Les cadeaux n'allaient pas pour autant s'interrompre. Parmi les donneurs de voix qui achetèrent mon livre, l'un d'eux me promit d'enregistrer mes quarante-cinq contes. Comblé étais-je ! Quel plus beau cadeau que cet enregistrement qui allait permettre à ma grande sœur, mais aussi à tous ses compères de la nuit des yeux, d'écouter mes petites histoires dans tout le pays !

Il est des bonnes actions qui vous sont rendues au centuple. Il est des moments où il est possible de croire en l'humain et en la divine providence, en une instance supérieure ou un esprit sain(t). Ce fut le cas ce jour-là et je rends grâce aux donneurs de voix et leurs amis aveugles pour cette offrande magnifique.

Aveuglément leur.




Réagir