samedi 3 juin 2017 - par C’est Nabum

Passeur de mémoire

Quand les anciens se souviennent

Je suis allé conter dans une maison de retraite, cela n’a rien d’original en somme si ce n’est que ma mission consistait à éveiller des évocations lointaines, à mettre en branle le mécanisme de la mémoire quand bon nombre des pensionnaires sont justement en mal de souvenirs. Le truchement de la fiction risquant alors d’ouvrir les réminiscences d’un passé qui se dérobe, d’images d’un temps jadis.

La première séance fut une prise de contact, simplement pour briser la glace ou établir une connivence qui se mérite et doit se gagner par la confiance et le sourire. Ce fut fait et la fois suivante, le bouche à oreille avait fonctionné et plus nombreuses encore étaient les pensionnaires à répondre présents à mon invitation. Miracle même, un homme s’était joint à elles !

Je repris les histoires de la séance inaugurale , un mois plus tôt. Il fallut quelques bribes des contes précédents pour que ressurgissent les conversations d’alors. Nous avions débuté par ce qui peut paraître sordide mais a marqué l’évolution de toute une époque ; le passage de la cabane au fond du jardin aux sanitaires dans la maison. Chacun allant de son anecdote ou de son mot pour désigner la chose : cabinets, tinettes, latrines, feuillets, chiottes ou même lieux d’aisance. Remarquons au passage que cet endroit si singulier se colore toujours d’un pluriel étonnant tant il demeure un endroit de l’intime et du secret.

Le papier journal soigneusement coupé, les mouches et les araignées, l’évacuation et l’usage de la « marde » furent autant de récits savoureux que je goûtais en esthète. Je sais que la poésie peut naître dans la fange et c’est bien ce qui se passait alors. Un bonheur sans pareil, une mémoire qui jaillit en cascade, la rétention n’est plus de mise à ce propos.

Retrouvant l’air pur et le désir d’hygiène qui caractérisa la première moitié du vingtième siècle, nous évoquâmes ensuite la machine à laver le linge après que j’eusse raconté les lavandières, les histoires de lavoir et l’épopée des bateaux éponymes. Que de sourire et de propos récurrents. Les dames se souvenaient de cet instrument qui changea la vie de leurs mères ou bien la leur. La plus à la pointe du progrès avait eu cet appareil révolutionnaire en 1933 : une lessiveuse mécanique en cuivre avec un système de manivelles et de serpentin pour que s’élève l’eau chaude. Les autres attendirent la fin des années 60 pour cesser de jouer du battoir.

Curieusement, toutes ces dames, après un conte farce sur le balai m’évoquèrent l’aspirateur comme étant le premier appareil électroménager dont elles eurent jouissance. Ces vieilles dames se rappelaient avec nostalgie des marques d’alors : Électrolux, Calor, Singer, Rosières. Ce fut l’occasion de souvenirs amusants sur les cadeaux qu’elles reçurent aux différentes fêtes des mères, cadeau que leurs hommes voulaient utilitaires. Autre temps sans doute, la femme étant encore très marquée par la dimension ménagère pour cette génération.

Puis un nouveau conte nous entraîna dans le monde des livres. Cette fois il fut question de la remise des prix, ce rituel d’antan qui apportait souvent les seuls livres qu’on trouvait alors dans les familles. Chacun de me dire avec nostalgie ce grand livre broché, à la couverture rouge et dorée qui récompensait une année de travail, le prix d’excellence ou bien de camaraderie, de calcul ou bien d’histoire. On me cita et me raconta les aventures de La Petite Fadette, de Robinson Crusoé, Des sans Famille ou bien les Malheurs de Sophie. La mémoire était alors intacte et le livre toujours présent dans la tête.

Je terminai ma séance, juste avant l’inévitable goûter par un conte gastronomique : Le repas de fiançailles. Ce furent alors les réminiscences de leur repas de mariage qui surgirent par bribes avant de revenir en pleine lumière pour certaines. Quel moment émouvant quand de vieilles dames me déroulèrent un menu qui avait ponctué le plus grand jour de leur vie. Pour l’une, c’était en 1943, en pleine guerre. Malgré les restrictions, son futur mari, pâtissier de son état, avait réussi à mettre de côté, patiemment, petit à petit, assez de chocolat pour confectionner, ô merveille, une véritable mousse au chocolat qui valait ce jour-là, toutes les pièces montées du monde. Quelle émotion encore dans sa voix.

Deux autres, plus jeunes, se souvinrent dans le détail de leurs menus en 1949. On mangeait fort bien alors et la quantité était au rendez-vous, histoire sans doute d’oublier les restrictions de naguère. Pour l’une, la tête de veau et les bouchées à la reine, resteront le point d’orgue de la cérémonie quand l’autre se souvint d’un menu marinier confectionné par le pêcheur de Loire de Sandillon : monsieur Berneau. Fritures et saumon trônèrent sur la table avec un chevreau pour la viande. Pour cette dernière, les pompiers de Bou assurèrent le bal et l’animation tout en lichant plus que de raison. Quel bonheur de l’entendre nous raconter tout ça, l’œil encore pétillant.

De noces en jolis banquets, je terminai la séance en allant sur un terrain qui n’est pourtant pas le mien. Tout le monde se mit à chanter comme à la fin du repas : Auprès de ma blonde, La Belle équipe, Étoile des neiges et Les amoureux de la saint Jean. La fête recommencera le mois prochain, en contes, récits et chansons à partager. C’est ainsi que la mémoire revient à la surface et que le bonheur est dans la maison de retraite.

Nostalgiquement leur.

ob_f7a0e5_conteur54.jpg

 



13 réactions


  • Old Dan 3 juin 2017 11:17

    Génial !
    (Merci)


  • juluch juluch 3 juin 2017 11:49

    Beau récit Nabum !


    Bonne expériences auprès de nos Anciens, quand ils meurent c’est une bibliothèque qui s’en va....

    les souvenirs , le passé, autant de lieux à découvrir avec eux ....faut savoir écouter !

  • Decouz 3 juin 2017 12:47

    Passeur du passé qui trépasse, de la mémoire qui laisse filtrer quelques traces.
    Je suis assez vieux pour avoir connu certains de ces changements, et assez jeune pour m’en souvenir.
    Ah le temps des cerises...temps passé, mais temps qui revient de temps en temps, quelques notes d’une mélodie qui ne passe pas.


    • Sergio Sergio 3 juin 2017 13:15

      @Decouz


      Bonjour, c’est touchant ce que vous écrivez, serait-ce la mélancolie que, cette mélodie qui ne passerait pas ou plus, évoquerait ?

      J’ai toujours remarqué qu’il est plus facile d’évoquer le passé et les histoires de nos contemporains, l’exercice est plus compliqué quand il s’agit de nous même, alors on se retrouve en manque de tout !

      Puis-je me permettre, et bien à vous !


    • C'est Nabum C’est Nabum 3 juin 2017 13:26

      @Decouz

      La chanson reste le dernier refuge de la mémoire
      c’est étonnant


    • Decouz 3 juin 2017 14:25

      @Sergio
      Vous avez vu juste, j’ai pensé, immédiatement l’avoir envoyé, aux deux sens, je voulais dire, non pas que cette mélodie serait « dépassée », mais que certaines mélodies subsistent dans la mémoire, qu’elles ont un caractère marquant alors qu’elles sont parfois très simples, sans doute la réussite vient de l’alliance de la simplicité apparente et de l’harmonie profonde.


  • UnLorrain 3 juin 2017 20:28

    La cabane au fond du jardin...il y a certainement,comme a mon pietre domicile,un puit perdu ou puisard,termes anciens... Ne sachant ou se situe un de ces puits perdus dans le terrain,le le localiser de facon certaine et etonnante un jour ou pointe le printemps...un cercle parfait d herbes plus vertes qu alentour,correspondant au fut de 200 litres que mon concepteur du lieudit me vend anterieurement,qui sert de fosse septique ou puit perdu dans ce cas. Hee oui,Mirbeau le decrit si intelligemment dans un de ses contes..La vie pousse vigoureusement sur un petit tas de sanie..

    Dans ma minuscule bibliotheque j ai trois livres precieux ( ca me fait penser a ce Flaubert qui conseille d avoir deux trois livres dans sa biblio et de les lires et relires,eux seuls) mes tomes sont les Gagne misere,rencontres de l ete 83, Gerard Boutet.


    • UnLorrain 4 juin 2017 03:23

      @Robert Lavigue

      Flaubert tait perfectionniste pour crire ses ouvrages,je crois que c’est confirmer dans une correspondance avec une parente,tante niece je sais plus qui le dit de Gustave ( trouver sur litteratureaudio ) j ai lu Bouvard et Pecuchet,je n’ai pas compris que Flaubert demontre la la vanite de ne pas paraitre vain ( Pensees de Flaubert ) ...mais ca,c’est lui qui le dit !

      Si tout est vain,turpitudes Hugotienne, qu’est ce qu’on fiche sur terre j’leurs demande ?? smiley


    • C'est Nabum C’est Nabum 4 juin 2017 08:10

      @UnLorrain

      Les souvenirs se nichent souvent dans de drôles d’endroits


    • UnLorrain 4 juin 2017 09:42

      @C’est Nabum

      Oui Nabum smiley

      Le faiseur de souvenirs que vous etes ne peut contredire ce que vous nous faisiez part dans un de vos precedent billet...Amusant de vous savoir rediger vos articles sur ce siege ou tout le monde est l egal de son semblable !


    • C'est Nabum C’est Nabum 4 juin 2017 11:59

      @UnLorrain

      Je ne suis qu’un mortel


Réagir