Allaoua Oulebsir, berger kabyle devenu médecin français
Le docteur Oulebsir fut longtemps le médecin de mon père, dans un village de la couronne verte autour de Paris, avant de prendre sa retraite. Il livre aujourd’hui « pour ses enfants », mais aussi pour les Français qui se replient sur eux-mêmes, ses souvenirs. Ils sont édités sous le titre de « La Maison du haut, un enfant de Kabylie », chez l’Harmattan, 2005. Je vous en conseille la lecture.
Le petit Allaoua est le cadet d’une tripotée d’enfants, né dans une ferme de l’Algérie de l’intérieur, cette Kabylie cantonnée aux montagnes par les invasions arabes. Il fréquente l’école primaire, rate son certificat d’études à la française en raison de cette arithmétique qui ne passe pas et de son instituteur local, aigri et violent. Allaoua vit alors à la ferme, parmi ses frères et sœurs, ses cousins et ses oncles. Il marche pieds nus, il garde les chèvres. Son père est parti depuis bien longtemps travailler en France. Il revient par épisodes, il ne le connaît guère, et cela lui reste comme une blessure.
Allaoua Oulebsir est petit-fils d’un saint musulman, El-Mouffoq, dont le mausolée continue d’être révéré dans la région. Un oncle instruit remarque le garçon et lui permet de faire des études à l’école coranique, d’où il sort diplômé, à 18 ans. Il tient alors, par revanche, à passer ce fameux certificat d’études primaires qu’il a raté enfant : il le réussit à 22 ans !
Il décide de partir pour la France, sur les traces de son père et de ses deux frères aînés qui l’accueillent. Il s’engage comme ouvrier spécialisé à 23 ans, passe un CAP de soudeur à l’arc, puis monte à Paris. Acharné, obstiné, il passe son Bac en suivant des cours du soir. Il a 28 ans. Puis il continue, propédeutique, médecine, la fin des années 1950 est propice aux passerelles entre les études et accueillante à ceux qui travaillent hors des voies reconnues. Allaoua Oulebsir, le petit berger kabyle, devient docteur en médecine à 37 ans !
Il rencontre sa femme à l’hôpital, se marie, a quelques enfants. Il s’établit comme médecin généraliste, joue au tennis, se fait des amis. Il est l’image même de l’intégration réussie, du savoir-faire scolaire issu de la méritocratie française d’« avant ». Tout a-t-il été rose en cette vie-là ? Bien sûr que non. L’absence du père a cruellement touché le garçon ; le poids des traditions musulmanes, soumission des femmes, viol des cadets à la sortie d’école, tabous religieux envers l’autre sexe, l’ont secoué maintes fois durant son adolescence ; la Guerre d’Algérie l’a atteint dans sa famille, du côté des Français comme du côté FLN. Le racisme ? Il y a été en butte, comme tout le monde. Mais il analyse : « Le racisme naît dès qu’il y a surnombre, ou concentration d’individus d’une communauté étrangère dans un quartier, une ville, une région. Ceci est valable dans n’importe quel pays du globe. » p.191 Il ne s’agit pas d’une « essence » mais d’une « condition », pas d’un mal quasi génétique, irrécupérable, mais de situations sociales non prises en mains par les décideurs politiques.
Son récit court d’une écriture sèche, directe, à la Stendhal. Point d’état d’âme, le fait. Ce style n’exclut pas les sentiments, mais ceux-ci sont passés au crible de la raison. Peut-être est-ce parce que le français n’est pas sa langue maternelle, celle des émotions primaires et celle du cœur, mais qu’il a été appris à l’école, lieu voué à l’étude, au détachement et à l’analyse. Son livre se termine d’ailleurs par les contes kabyles de son enfance, recueillis auprès de sa tante. Il avoue : « Avec le recul, je reconnais que tout ce que j’ai appris me vient de la civilisation occidentale, particulièrement de la France. Que serais-je sans l’enseignement reçu en France, qui me permit d’acquérir une pensée libre, qui est ma seule foi et ma seule doctrine ? C’est grâce au lycée, et surtout aux livres et à l’université, que j’ai appris les éléments selon la raison et l’expérience. Ce savoir m’a permis de vivre sans contraintes et sans entraves, balayant d’un revers de main tout interdit religieux. » p.194
La religion, justement, inhibe selon lui tout développement arabe. De discussions avec l’un de ses cousins islamiques en Algérie, il expose : « De l’idée de Dieu, il met en avant une incommensurable toute-puissance, ainsi que la notion du bien et du mal. [...] Si le bien et le mal ont été décidés, de tout temps et de toute éternité, c’est que tout ce que nous faisons appartient à la volonté divine. Que devient alors notre libre-arbitre ? [...] Si nous avons le pouvoir de décider seuls, c’est que nous échappons à Son autorité. Que devient sa Toute-Puissance ? Si nous succombons au mal que Dieu a créé de toute éternité, la responsabilité Lui incombe. » p.208
Allaoua Oulebsir est un petit docteur vif et au franc-parler. Il est aimé au village. Il représente un succès français, du temps où la France était sûre de ses valeurs universelles. Et, à lire cet homme épanoui grâce à la culture et à l’exercice de la raison, nous ne pouvons que nous en féliciter. Que s’est-il donc passé, pour que la génération actuelle qui intègre et enseigne échoue désormais à ce point ?