samedi 24 janvier 2015 - par Kevin Queral

Autour de Charlie Hebdo : sur les conséquences des vides lexicaux et les impensés qu’ils véhiculent

« L'éloquence, dis-je, […] a pouvoir d'exalter les œuvres de tous les arts comme de les ruiner. Dans ce que les ignorants regardent comme des biens, elle peut enseigner et persuader qu'il y a plus de mal que de bien. […] Enfin, la force et la puissance de cette faculté, les anciens, dit-on, les ont représentées par la lyre d'Orphée, à laquelle est attribué le pouvoir de tout attirer à elle, de tout charmer et apprivoiser ; et qui ne se contente pas d'adoucir et toucher d'une main légère, mais parfois, plus impétueuse que les cataractes du Nil, ravit et entraîne avec elle, là où il lui convient, ceux-là même qui lui résistent. »

Guillaume Budé, De philologia, liber alter, 71v°, 1532.

 

J'ai toujours aimé fréquenter les bistrots de quartier tôt le matin. Une quinzaine de gars autour du comptoir, cafés, clopes et un peu de chaleur humaine avant d'aller bosser. On venait de foyers bien différents, nos vies étaient très dissemblables et un quart d'heure plus tard on rejoindrait des mondes professionnels qui ne se rencontraient jamais. Ça, c'était avant l'interdiction de fumer dans les troquets. Je me souviens presque de tout le monde : Jean-Phi, le patron libéral antisocialos qui gueulait sur les taxes et les chômeurs mais qui achetait Libé et l'Huma pour ses clients, Jean-Luc, le cheminot cégétiste qui partait au quart de tour, Ryad, l'éboueur qui faisait sa pause, Chouchou, le vendeur ambulant de pralines qui n'aimait pas trop les Arabes et les clodos et qui rêvait d'un gouvernement autoritaire. Je revois aussi ce vieux maître de conf en archéologie romaine vaguement humaniste façon soixante-huit tirant sur ses gitanes avec son quart de blanc, Christian le proprio du vidéo-club des quais, c'était le conciliateur, et Charlot, le baron d'industrie en costard cynique qui nous charriait tout le temps, mais qui nous aimait bien sûrement. Puis, moi, le jeune prof de latin vaguement gaucho par atavisme familial qui finissait mollement ses études. Ça parlait politique, toujours. Ça gueulait dans tous les sens, une bise puis au boulot. Et pareil, le lendemain, et ta femme elle va comment ? et il l'a eu le p'tiot son permis alors ? putain, le prix du permis... et c'était parti. On s'entendait tous bien au fond. Je reste persuadé après des années que c'est pour ça qu'on venait, pour fuir en cachette nos milieux sociaux respectifs.

Je vous en parle parce que j'ai pensé à eux la semaine dernière et à une discussion en particulier. C'était en 2001, le 21 septembre au matin après que G.W.Bush eut déclaré la veille, devant les caméras du monde entier, la guerre au terrorisme1. Et pour une fois, nous étions unanimes : the war on terror, putain, ils nous les feront toutes, nous prennent vraiment pour des cons et tout ça sur le ton prétentieux et gaulois de l'antiaméricanisme en vogue à l'époque. Que de gorges chaudes alors autour de cette expression dans la société française. Vous-en souvenez vous ? Mais la semaine dernière, lorsque nos dirigeants repassèrent les plats2, j'eus comme l'impression que les esprits avaient changé. Qui pour se moquer ? Quelle solennité partout ! Qui pour entendre ces mots pour ce qu'ils sont : un non sens complet, qui n'est pas cependant par ailleurs dénué d'objectifs.

C'est bien de ces mots que les idées revêtissent dont je souhaite débattre ici, ne cherchant à convaincre seulement mes lecteurs que s'ils ne tuent pas, ils ne sauraient pourtant être innocents.

 

The war on terror, par ici la novelangue !

 

« La guerre, c'est la paix.

L'ignorance, c'est la force.

La liberté, c'est l'esclavage. »

Georges Orwell, 1984.

 

Je nous revois encore tous nous tordre de rire sur le zinc matinal durant l'hiver 2002 ; c'était Jean-Luc qui venait de faire irruption dans le bar avec son écharpe en guise de keffieh et un accent arabe rapidement improvisé : « Salam alekoum les mecs ! C'est ici le QG des croisés leur mère ? (oui, parce G.W.Bush parlait alors de crusades against terrosists avant que ses conseillers en communication ne réalisent que ce n'était peut-être pas très vendeur en Europe.) Non, parce que ça y est, c'est bon, y en a marre là, z'avez gagné ! Quoi ? Ben, c'est moi ! Quoi ? Mais t'es con toi ou quoi ? Ben le terrorisme bouffon ! Quoi ? Z'y va toi ! J'viens me rendre ! Z'êtes trop forts vous ! C'est où qu'on le signe le papelard là ? Voilà, c'est ça ! Ouais, ben voilà, la capitulation, c'est ça ! » Hilarité générale.

En 2002, je crois que peu de monde était dupe : déclarer la guerre au terrorisme, c'était encore clairement déclarer la guerre à une méthode de combat et non à un ennemi. Je crois que tout le monde sentait le ridicule de l'énoncé. Cela dit, G.W.Bush avait à l'époque, en France tout du moins, si vous vous en souvenez, la réputation d'être parfaitement illettré, vaguement demeuré, et franchement illuminé, comme l'étaient de l'avis général tous les born again3. Cette condescendance mal placée facilitait alors certainement la prise de distance. C'est pourquoi, pour beaucoup, ce que venait en fait de faire la communauté internationale (comprendre l'Otan et ses affidés d'alors), c'était d'envahir un état souverain, l'Afghanistan, sans déclaration de guerre préalable en bonne et due forme, au mépris du droit onusien, afin de venger le drame du 11 septembre, de déloger les Talibans et de capturer Ben Laden. Ce double discours visant à contourner le droit de la guerre, dans sa logique westphalienne4, serait réutilisé ad nauseam les années suivantes, avec différentes variantes : guerres humanitaires, droit d'ingérence, qui rappelons-le encore n'existe pas, etc.

 

Il serait mensonger de dire que la formule « war on terror » doit être imputée au président G.W.Bush car elle fut employée avant lui aussi bien par Reagan que par Clinton5 à plusieurs reprises.

Cette prescription, et ce serait heureux, pourrait avoir un sens métaphorique. Il est en effet devenu courant depuis des lustres d'avoir recours à ce procédé dans les discours journalistiques et ministériels. Ainsi, il est d'usage de lancer chez nos dirigeants, pêle-mêle, des invitations à la guerre contre l'obésité, le tabagisme, le décrochage scolaire, la pollution, la faim, le gaspillage, etc. Bien sûr, dans tous ces cas, personne n'imagine entendre sonner le tocsin et voir le sang couler. Tout le monde a saisi l'image, qui réside dans une intensification du terme « lutte contre », expression d'ailleurs déjà martiale, en « guerre contre ».

En suivant la même logique, on se serait attendu à ce que la guerre contre le terrorisme consiste en une série de mesures législatives volontaristes visant à juguler ou à amoindrir le risque d'attentats : c'est d'ailleurs une des raisons qui avait été invoquées lors de la promulgation du tristement célèbre Patriot Act6. Or, l'Histoire récente nous a appris que la guerre contre le terrorisme ne se cantonnait pas à la sphère juridique puisqu'au nom de celle-ci furent menées de véritables guerres, particulièrement meurtrières : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Mali, Yémen, etc.

Résumons-nous. L'expression « guerre contre le terrorisme » a bien un sens si on l'entend de manière métaphorique, mais devient une ineptie dans une acception littérale.

Toutefois, la semaine dernière, quatorze ans plus tard donc, les dirigeants du « monde libre » défilèrent dans Paris main dans la main se promettant d'être unis dans la guerre contre le terrorisme. Pourquoi cette idée semblait-elle avoir fait son chemin ? Et pourquoi suscita-t-elle bien moins de fous rires, et c'est un euphémisme de le dire, qu'il y a quelques années ?

Plus personne ne semble entendre autre chose maintenant que guerre véritable, armes, combats, comme nous l'affirme très clairement le président de la république française dans son allocution du 12 janvier : « […] l’unité nationale dans cette guerre, car c’en est une, contre le terrorisme. »

Or, s'il s'agit d'une guerre, doit se poser la question de son achèvement. Comment met-on fin à ce type de conflit ? Il n'y a en l'espèce qu'une seule réponse : quand on voudra. Voilà bien de quoi nous riions tous ensemble cet hiver 2002 ! L'ennemi ne pouvant être vaincu ou capituler, à l'instar d'un État, nous sommes donc désormais, jusqu'à ce que nous en décidions autrement, dans un état de guerre perpétuelle...le souhaitez-vous ? Qui pourrait le souhaiter...

 

On apprend ces jours-ci par voie de presse qu'« Al-Qaida au Yémen » revendique le massacre des journalistes de Charlie Hebdo. Le Yémen n'est-il pas un état souverain avec lequel nous pourrions coopérer s'il s'avérait déplorer aussi les récents événements ? Personne ne semble en avoir eu même l'idée. Si cet État favorisait des actes de guerres sur notre sol, ne pourrions-nous pas nous retourner contre lui légalement d'une manière ou d'une autre ? Je parie fort que ce n'est pas la voie que nous choisirons. Le droit international est mort, jusqu'à nouvel ordre. Et c'est la banalisation sémantique de « la guerre contre le terrorisme » qui l'a en partie permis.

Comment en quatorze années en sommes nous arrivés là ? Par glissements lexicaux successifs, par l'habituation au vide sémantique, par la fabrique du consentement7, par lassitude.

 

Divide ut regnes, gentilles considérations machiavéliennes.

 

« Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident. J'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! »
Lettre d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.

 

« Si juvabien, c’est Juvamine ! »

Réclame audiovisuelle, depuis 1990.

 

« Je suis Charlie. »

 

Ces trois mots ont fait le tour du monde, arrachant l'adhésion ou l'indignation de nombreux manifestants, s'affichant abondamment sur toutes les pancartes, saturant les réseaux sociaux et éclairant jusqu'aux écrans de Time Square, coiffant en lettres capitales l'indice Nasdaq. Un concert cacophonique de voix inaudibles s'ensuivit, sacrifiant au cadencement infernal de la marche médiatique. Et comme y invitait la fréquence endiablée des malheurs, les réactions furent légions. Ne jetons plus l'huile brûlante de cette satanée discorde dans les brasiers sulfureux du...

Pardon ? Ça devient grotesque cette métaphore filée ? D'accord.

N'en jetons plus.

Voilà des années maintenant que je ne vais plus m'accouder au petit matin sur l'ovale métallique du bar américain de mon quartier. La paternité d'abord, l'optimisation de la gestion des ressources humaines d'État, ensuite, m'en ont éloigné. C'est pour moi une affliction. Dans ces quelques rues de Lyon, je connaissais presque tout le monde. Ils m'avaient vu grandir, j'en avais connus d'autres tout enfants...

Passée la surprise, le slogan « je suis Charlie » m'avait ramené, alors que je réfléchissais à sa signification, jusqu'à ce point nostalgique de mon histoire, sans que je ne comprenne vraiment pourquoi. J'ai au cœur, certes, naturellement je crois, l'amour des choses sédentaires. Mais ce n'est que lorsque j'ai entendu dans les media plusieurs commentateurs gloser autour du « vivre ensemble » que j'ai saisi le lien que j'avais alors fait inconsciemment.

 

Ce n'est donc pas le goût de l'élégie seulement qui m'amène à déplorer mon départ. C'est aussi la déception d'une expérience interrompue : celle d'être parfaitement accepté ailleurs que dans la communauté de mes semblables. Quel regard a priori porte le contremaître de chantier père de famille sur le jeune étudiant noceur de classe moyenne supérieure ? Le petit commerçant à son compte sur le cheminot cégétiste ? Le musicien classique intermittent déclassé sur le commercial en produit chimique nouveau riche ?

Mais voilà une histoire, et nous retournons au bistrot matinal : l'ouvrier en bleu de travail pousse la porte pour venir chercher son espresso avant le turbin. Sa femme galère avec des temps partiels contraints. Le plus grand marche bien au lycée et il culpabilise parce qu'il a pas le pognon pour payer une école d'ingénieur privée. La petite est asthmatique, faudra l'envoyer en cure. Avant de tirer jusqu'au comptoir, il entend trois grands ados, jeunes étudiants, beugler, ivres, à débiter des conneries. N'ont pas dormi, sécheront la fac aujourd'hui vues leur gueule. Et il croise dans leur regard l'arrogance dédaigneuse de l'immaturité prétentieuse. Eux l'ont à peine vu ce type, sans intérêt. Pour eux, c'est encore comme en décor en mouvement qui s'anime autour de leur petit entre-soi. Au mieux un figurant. Eux, ils viennent de passer huit heures à enfiler des bières sur les quais de Saône, à s'engueuler sur l'aperception kantienne, à conjecturer sur les morales préchrétiennes, à discuter l'ambition des mathématiques au statut de science véritable.

Rencontre impossible. Mais voyez, peut-être un an plus tard, y a un de ces petits mecs qui se met à papoter avec l'archéologue grisonnant qui fume ses gitanes. Normal, lui, il fait des études de lettres classiques, alors imaginez l'archéologie romaine ça l'intéresse. Le vieux est content de voir un gamin qui aime le latin. Rencontre par affinité, certes, mais transgénérationnelle. L'entre-soi du gamin s'est élargi. Alors on se dit bonjour maintenant. On se met à écouter ses conversations autour du comptoir avec les figurants. Puis vient le jour où on leur dit aussi bonjour, à force. On connaît leur prénoms maintenant et eux le tien. On apprend leurs codes, on observe. Eux aussi sûrement. Les années passent, on devient familier. L'ouvrier nous voit bosser parfois dix heures de suite sur nos partiels, il le remarque. Finalement on est un peu comme son gosse. C'est quoi gamin tes gribouillis, finit-il par demander. C'est du mycénien, du grec avant qu'ils inventent l'alphabet, tu vois chaque signe c'est une syllabe...on explique. Il s'intéresse, ça l'impressionne et ça le fait un peu marrer.

Un jour, on cherche un job d'été, on demande au patron parce qu'il connaît tout le monde dans le quartier. L'ouvrier propose une place sur le chantier. On accepte parce que ça paie bien. C'est quand même un choc le chantier, mais ici aussi, on se fait petit, on apprend. Il vieillit, nous aussi. On s'aime bien désormais. Mes études achevées, je deviens fonctionnaire, mais il ne vient à l'idée de personne ici de dire que je suis toujours en vacances et moi je ne supporte plus d'entendre les ouvriers dépeints comme des beaufs ignares.

Cette longue sédentarisation, cette fréquentation forcée et quotidienne dans un même lieu a permis à la fois l'émergence d'une conscience de classe aiguë, mais aussi d'une estime fraternelle pour l'autre. L'entre-soi ne permettra jamais rien de tel. Or, pour briser le cercle incestueux des ordres familiers, il faut une agora, un forum, un lieu qui impose ce rassemblement des dissemblances.

Voyez tous ceux que l'on assujettit, au nom de la modernité, à l'adaptabilité contrainte, à la mobilité professionnelle obligatoire : à chaque déménagement quelle est leur chance de se faire accepter rapidement par ceux qui ne leur ressemblent pas. Je ne jette pas la pierre : j'ai par exemple moi-même vécu dix mois dans la banlieue genevoise en ne fréquentant que des collègues. Observez aussi les jeunes Erasmus qui à vingt ans partent découvrir un nouveau pays européen. Fréquenteront-ils autre chose que d'autres étudiants ? En croyant voyager ne se créent-ils pas un entre-soi plus fermé encore ?

Je ne crois pas que les voyages forment la jeunesse à l'humanisme, je crois que la sédentarisation la rend humaine.

Car c'est seulement dans cette expérience ordinaire réitérée de l'altérité que peut naître peu à peu le consentement à la fraternité. Pourquoi parlé-je ici de consentement ? Parce que je crois que personne ne tend instinctivement à communier dans l'altérité.

Tous les parents savent la résistance de l'enfant qu'on souhaite soustraire à la tyrannie de l'égoïsme. N'a-t-on pas remarqué que tous les plus jeunes se nouent d'amitié par similarité ? Une petite fille que je connais bien, pour être son père, et qui faisait sa première rentrée scolaire en septembre n'a par exemple pas trouvé mieux que d'élire pour camarade de classe favorite une prénommée Clarisse. Or, il se trouve, vous l'aurez deviné, que les parents de cette charmante frimousse sont des clones sociaux et culturels de sa mère et moi. Et j'eus encore la naïveté de m'en étonner !

 

L'humanité est une lente et difficile construction pratique. Nous l'avons en partie oublié.

 

Alors, le « vivre-ensemble » de nos media et politiques n'a aucun sens, lors même que l'on a détruit les anciennes agoras, sans en construire de nouvelles. Ou donc désormais apprendre le « nous » qui ne soit pas qu'une projection sur l'autre du « je » ?

Voir toute une partie du corps social hurler « je suis Charlie » désespérément m'a rappelé tout cela. Et moi, dans « je suis Charlie », j'ai vu l'absence de sens et de construction.

 

Car ce cri de rassemblement a certainement immédiatement frappé nombreux d'entre nous pour ce qu'il est : un slogan de type publicitaire, vidé de toute cohérence sémantique. En d'autres termes, il ne fait pas sens et c'est là tout son intérêt : face aux immenses et diverses émotions suscitées par les meurtres survenus à Paris, il présente l'avantage de l'unification des sentiments dans l'absence d'énoncé significatif. Tout un chacun fut en effet Charlie puisque il était libre d'entendre ici ce que bon lui semblait. Lisse, irréfutable car insignifiant, tout entier dans la posture rhétorique de l'éthos, il permit une grande communion pathétique tout en évitant l'irruption du logos1.

 

On voit bien tout ce qu'un slogan sémantiquement valide, en dehors de son aspect inesthétique, aurait provoqué de débats, de désaccords, de désunion et alors finie la grande messe ! en un mot, de réflexion : « je soutiens Charlie Hebdo » , « je suis Français », « je suis antimilitariste », « je pleure les morts de Charlie Hebdo », « je défends le droit au blasphème », « je défends les idées de Charlie Hebdo », « je m'oppose à l'islamisme », « je m'oppose à l'islamisation de la France », « je compatis avec les familles des morts de Charlie Hebdo » , « je m'oppose au terrorisme », « je m'oppose à la guerre », « je suis anticlérical », « je suis laïc », « je défends l'héritage de mai 68 »,etc. Arrêtons nous là ; nous pourrions ici remplir de pleines pages pour rendre signifiant le slogan « je suis Charlie », mais ce serait alors manquer notre but qui est de faire remarquer que ces quelques mots permettent de tout entendre sans ne rien dire.

 

De plus par son utilisation d'une structure de réemploi, il charrie par échos d'autres slogans :

le « Ich bin ein Berliner » de Kennedy, où l'on avait bien compris qu'il n'était pas moscovite, le « nous sommes tous Américains 2 » de Colombani en une du Monde, qui ne nous rapprochait pas spécialement de Kaboul ce 13 septembre 2001, le « nous sommes tous des juifs allemands » de Cohn-Bendit en 68, qui...ben ...celui-là j'ai jamais vraiment compris ce qu'il voulait dire.Si quelqu'un est motivé3, suivez ce lien. Sans le dire le slogan « je suis Charlie » nous rappelle inconsciemment des slogans utilisés en contexte de guerre.

 

C'est là une des forces remarquables de l'ingénierie cognitive moderne4 que de savoir promouvoir les impensés tout en les occultant.

Je souhaite insister à ce stade sur le fait que je ne prête aucune intention à ceux qui ont repris ce slogan à leur compte, chacun avait ses propres raisons et là n'est pas mon propos. Dit autrement, je ne les accuse en aucun cas d'avoir véhiculé sciemment les thèmes qu'impose pourtant cette formule.

Remarquons toutefois que proclamer « je suis Charlie » est bien différent de « je compatis avec Charlie » ou « je pleure Charlie ». Il y a dans la première tournure l'affirmation d'une identité. Ainsi, lorsque je dis « je suis Français », je m'identifie à un groupe et ce faisant j'en exclus tous ceux qui n'en font pas parti. C'est une plate évidence, un truisme ridicule, mais se définir, c'est aussi en partie définir l'altérité, l'étranger : je suis Français, tu ne l'es pas. Je suis donc Charlie, soit.

Mais au fait ?

Il existe bien quelqu'un qui n'est pas Charlie ou qui ne veut pas être Charlie. Voici un des premiers impensés contenu dans ce slogan. Rassembleur car insignifiant, il est aussi discriminant.

Qui n'est pas Charlie alors ?

A minima, les terroristes islamistes comme le disent bien nos dirigeants et mais aussi plus largement tous ceux qui ne partagent pas nos « valeurs », ou qui, plus indistinctement, ne souhaitent pas, à tort ou à raison, les partager.

 

à suivre...

 

4Sujet d'un article à venr.

2 « France is America’s oldest ally, and has stood shoulder to shoulder with the United States in the fight against terrorists who threaten our shared security and the world. Time and again, the French people have stood up for the universal values that generations of our people have defended. » Barack Obama, 9 janvier 2015.

« Notre meilleure réponse à cette menace, à cette agression, c’est l’unité nationale dans cette guerre, car c’en est une, contre le terrorisme. »

François Hollande, 12 Janvier 2015.

« C'est bien l'esprit de la France qu'on a voulu abattre [...]mais la France est debout ! Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l'islamisme radical. […] mais jamais de mesures d'exception qui dérogeraient au droit et à nos valeurs ne seront prises. »

Manuel Valls, 13 janvier 2015.



1 réactions


  • alinea alinea 28 janvier 2015 19:12

    Beaucoup, beaucoup aimé cet article ; merci de l’avoir reproposé !
    Nous sommes rendus aux slogans publicitaires, c’est devenu une seconde nature !! Mais les secondes natures sont artificielles ; l’artifice, chacun l’a intégré !
    Alors, la vie que vous évoquez, le temps nécessaire à toute compréhension et toute entente, à toute acceptation de l’autre, elle est désormais rare, mais surtout anonyme, jamais glorifiée ! De petites pépites qui nous appartiennent...
    Qui n’est pas Charlie ? Tous les laissés pour compte, toutes les victimes de notre système, tous ceux qui le combattent sans jamais avoir au coeur la prétention occidentale, cette « fantaisie » qui fait flores, comme une évidence !
    N’est pas Charlie celui qui sait que la liberté n’est pas l’expression se son être intime, mais bien la curiosité de l’autre, son amour pour lui ou, à défaut, son simple respect.
    Celui qui sait que le monde est multiple et que là réside sa richesse.
    Et aussi celui qui voit plus loin que le bout de sa stupéfaction à être, lui aussi, devenu cible.

    Et tant d’autres, qui doutent, qui se doutent et peut-être se méfient des emballements émotifs toujours récupérés !!
    Merci Kevin


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